À la suite du « Cosmos » de Michel Onfray, et d'autres sommes de la même veine, pourquoi ai-je l'impression d'assister à un retour massif au paganisme voire, dans la lignée de Philippe Descola, à un attrait renouvelé pour l'animisme ? Faut-il n'y voir que des coups de pied d'ânes bâtés envers un catholicisme occidental moribond ? La proie est-elle si mal en point, depuis des décennies, que le rapport entre désir de meurtre et risques encourus penche inexorablement en faveur des passages à l'acte ? Ne sont-ce pas les mêmes, adeptes d'un pansexualisme moderne, fantasmé et écologique, qui ont fait de la pédophilie, avec tant d'acharnement médiatique, un attribut quasi-naturel et officiel des représentants de l'Eglise, et qui excommunient pour pratiques déviantes, à tout bout de champ ? Quel est ce réflexe, presque animal qui, au-delà de mes croyances, de mes idées et de mes désirs, me pousse au secours d'une clique qui n'en a cure et qui a, depuis longtemps, renoncé à sauver mon âme ?
Que le mois de mai fut joli ! Tout du moins, dans le ciel, au-dessus de ma tête. Le printemps a, une nouvelle fois, charrié son lot de promenades, de petites extases et d'élans vers la nature, à défaut de satisfactions plus roboratives. Et, c'est avec un mélange d'étonnement naïf et d'interrogation muette, que j'ai lu, presque tous les jours, dans ma petite revue de presse, le recensement de rassemblements 'écologiques'. Sans même parler de We Love Green, de son rap et de ses repas végétariens, pensés uniquement dans l'optique du bilan carbone des spectateurs, pas un jour sans son petit festival local, sa grande randonnée collective ou son trail renommé pour sa difficulté. Est-on réellement passé d'un Dieu sans fidèles à des foules de croyants sans dieu ? De célébrations, sans public, de l'éternité d'un Dieu vivant, à des manifestations de foules adorant des idoles mortes ? Je croyais que le mot paganisme dérivait du dieu Pan mais, en vérifiant, il nous vient du bas Moyen Âge, et de son « paganus », qui désignait les individus qui n'étaient ni chrétiens ni juifs. Et « paganus » veut dire « paysans ». Pourquoi, dès lors, est-ce moi que l'on renvoie, chaque jour, à ses origines paysannes ?
Moi aussi, j'ai assisté, il y a longtemps, à des grands-messes musicales. Mais leur omniprésence, vingt-cinq ans plus tard, ainsi que la diversité de leurs publics, a de quoi interpeller... Qu'y célèbre-t-on en fait ? La jeunesse éternelle plutôt que le chemin de la vie ; le plaisir de vibrer ensemble à l'écoute d'une musique minimale en lieu et place de chants savants et partagés ; le spectacle vivant du n'importe quoi qui a remplacé le théâtre codifié des cultes.
Ces participations mystiques à un événement partagé dans la « nature », et la transe collective qui en dépend, sont-elles des communions comme les autres ? Et le sacré, dans tout ça ?
Après la lecture de « Ethnologies des Mondes à Venir », j'ai essayé de poursuivre ma réflexion sur un néo-animisme, à la lumière d'autres textes. Et c'est avec stupéfaction que j'ai lu « Le Dieu perdu dans l'Herbe » de Gaston-Paul Effa, sous-titré « L'animisme, une Philosophie africaine. » Se présentant comme un essai, le texte se propose de faire une synthèse entre l'éducation catholique reçue par l'auteur, au contact des religieuses, et sa culture animiste d'origine, héritée de son père, dont il doit affronter la mort. Pour ce faire, le dispositif est simple, voire simpliste : le récit d'une prétendue initiation à l'animisme, à travers plusieurs visites à une guérisseuse pygmée, dont le cadre reste flou, sinon absent... Et le propos guère plus élaboré, mêlant à la culture philosophique du professeur qu'il est devenu, des vérités éternelles, que l'on dirait issues de n'importe quelle tradition, de n'importe quelle « sagesse millénaire. » Si la lecture n'est pas dénuée d'intérêt, le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on a du mal à y croire ! Même si l'on pressent que ce salmigondis est terriblement dans l'air du temps.
Alors, suivant un conseil de bas de page de Descola, probablement ironique, je me suis procuré « Raboliot », le chef d'oeuvre de Maurice Genevoix, que l'on a fait entrer au Panthéon en 2020. L'histoire relate les aventures d'un braconnier, dans une Sologne dont la description minutieuse, précieuse et étouffante, prend toute la place, qui, plutôt que de payer une amende pour ses méfaits de chasse interdite, « prend le maquis » et délaisse femme, enfants, amis, voisins, pour vivre dans les bois, poursuivi par un gendarme un peu trop hargneux. Ça se lit vite, sans déplaisir, sinon celui de l'abus des dictionnaires de botanique et des idiotismes, et l'on pense aux drames paysans de sa voisine du Berry, George Sand, et à toute une littérature populaire, qui a fait florès dans les campagnes, et la fortune des colporteurs. L'intention était louable, mais l'intuition n'était pas la bonne : ce n'est pas ce genre de rapports à la nature que l'on célèbre le plus, de nos jours. À moins que ?
Alors, j'ai tenté de prendre mon idée à rebours, et d'aller voir du côté de la part obscure de ces engouements modernes. Dans « Jung animiste ? », un psychanalyste de renom se propose de faire de sa pratique analytique une théorie pour les temps à venir, en inventant le concept de « Psychanalyse animiste ». Partant de l'idée selon laquelle l'animisme est la matrice archaïque de toutes les religions, il offre à ses clients de plonger dans leur inconscient, en les plongeant, le temps de quelques séances, dans un coin de nature de son Italie natale, et en y révélant les traces d'un inconscient collectif intemporel, de mythes multi-séculaires, de schèmes ancestraux. L'idée est belle mais, là encore, qu'y voir sinon une récupération mercantile de thèmes « à la mode » ?
C'est en recevant « le Livre Rouge » de Jung, que « j'ai compris ma douleur » - comme l'on dit dans mes campagnes. Alors que j'ai pratiqué, durant de nombreuses années, l'oeuvre du génial penseur, j'ai ressenti, en ouvrant ce livre, une répulsion immédiate, instinctive, définitive. Il s'agit d'un ouvrage, paru en France en 2011, cinquante ans après sa mort, et rédigé en 1913, qui relate une descente aux Enfers, une plongée dans le délire, une exploration de sa propre schizophrénie. Et, durant toute sa vie d'homme, d'écrivain et de médecin, il a recopié le texte de ces cahiers, à la main, à la plume, tout en calligraphies et en enluminures, et l'a illustré de dessins et de peintures, jusqu'à en faire un joyau. « Le Livre Rouge » a été publié dans un format illustré, mais mon maigre budget m'a poussé à m'en procurer uniquement la version texte. Il est présenté, à force de citations de grands journaux internationaux, comme un chef d'oeuvre absolu, digne d'un Dante ou d'un Virgile. Dès que je l'ai ouvert, extirpé du carton Amazon, une impression de malaise intense, de répulsion violente, de dégoût, de terreur, comme face à un monstre tout droit sorti du Moyen Âge. Et j'ai compris qu'il y relatait des expériences psychologiques extrêmes, à la croisée des mythes et des religions, que seule une culture phénoménale et une intelligence hors-pair, étaient parvenues à canaliser et à analyser.
Quels sont les ressorts inconscients qui se cachent derrière toutes ces manifestations contemporaines, qui prennent possession de la nature, et ces célébrations écologiques qui prolifèrent depuis quelques années ? De quels gouffres collectifs sont-elles le nom ? Quelles sont les forces souterraines qui les animent ? Il est probable que les œuvres individuelles, même les plus modestes, sont bâties sur des gouffres intimes, sont écrites pour échapper à un mal personnel, sont composées pour sortir d'un enfer individuel. Mais qu'en est-il des psychoses collectives ? Comment s'en prémunir ? Comment les déceler ? Quel cadre pour les désarmer ? Quelles pratiques pour les vaincre ? Quelles divinités pour vaincre les démons qui les ont fait surgir du néant ?
Parce qu'il est bon de se rappeler que, seul ou en foule, c'est toujours là, partout, prêt à envahir la conscience, à supplanter l'imagination, à inoculer de poison le cœur et l'âme, et qu'il faut rester vigilant...
Santangelo