En observant attentivement les photos d'Edward S. Curtis, sur les mœurs et les coutumes des Indiens d'Amérique du Nord – 750 pages de clichés, publiés par Taschen, et résumant un travail ethnographique, réalisé au début du XXème siècle, sur une durée de plus de vingt ans – impossible de ne pas ressentir la nostalgie profonde des commencements, des paysages d'aube du monde, de l'état de la Création avant qu'elle ne reflète la main de l'homme et, donc, de sa propre enfance. Sans faire de parallèle, entre peuples premiers et enfance de l'humanité, il est toutefois aisé de glisser, devant ces visages fiers, hors du temps et marqués par l'osmose avec la nature sauvage, de l'ethnologie à la littérature, et de l'Autre absolu à l'enfance que l'on s'est rêvée, après qu'elle nous ait rêvés.
Ainsi, en découvrant ce que signifiait le mot « adobe », qui désigne le mélange de terre cuite, de boue et de paille, qui servait à la construction des habitations des villages des Indiens Pueblos, du Sud-Ouest des États-Unis, j'ai voulu me plonger, une fois de plus, dans ces vies simples et difficiles, quasi-semblables aux quatre coins, disparus, de la planète, ces existences colorées et monotones, marquées par la proximité des Esprits et l'efficience des rêves, ces nuits sans solitude.
En 1969, le prix Pulitzer fut décerné à N. Scott Momaday – Indien Kiowa par son père, et Cherokee et Anglais par sa mère – qui avait gravi tous les échelons de l'université, avant de publier des romans, pour « Une Maison Faite d'Aube », qui a été publié, depuis, plusieurs fois en France, dont la dernière, en 2020, chez Albin Michel, dans la collection « Terres d'Amérique. » On y suit le parcours d'Abel, jeune Indien d'une réserve de Californie, revenant brisé de la Seconde Guerre mondiale, et tentant de retrouver ses marques, malgré le délitement de sa famille et de son village, malgré les bouleversements du monde.
Abel est un « sauvage » et il le restera. Un « Cheveux-Longs », irascible et irréductible, qui s'est construit en parcourant le Villa Grande, et en écoutant les histoires que lui racontait son grand-père, et qui n'a jamais renié. Le décor est splendide. Un village ramassé sur lui-même, et bâti en adobe, autour de son « Milieu » - le lieu sacré dans lequel se déroulent les cérémonies – situé dans le canyon de San Diego, dénommé Walatowa, et perdu parmi les montagnes et les forêts, les rivières et les champs, les mesas. Un prêtre catholique essaie de survivre, en lisant un vieux grimoire, dans lequel un des ses prédécesseurs a noté ses souvenirs, à l'échec de ses efforts pour convertir la population indigène, et à la stupeur dans laquelle le plonge son étrange ferveur païenne. Une belle femme, blanche, venue de la ville, arrive pour soigner sa mélancolie.
Quentin, aussi, est un sauvage. Et il l'est resté. Une enfance totalement libre, au grand air, ça marque. Pourtant, lui n'a fait que de 'jouer' aux p'tits Indiens, dans les champs et les bois, les rivières et les prés, après les avoir admirés, dans des westerns, à la télévision. Quelques fois même, il lui est arrivé de délaisser l'arc et les flèches en noisetier, pour un pistolet de cow-boy, porté à la ceinture, et un chapeau porté fièrement sur le haut du front. Mais, lorsque l'on a rampé, en avançant sur les genoux et les coudes, dans les herbes hautes, pour simuler une approche tactique de l'ennemi, avant l'attaque, tel un éclaireur, on s'en souvient, toute la vie durant. Tout comme l'on se souvient des premiers calumets de la paix, partagés avec des petits copains du voisinage, sous la forme d'une Gitanes Maïs, dérobée dans le paquet bleu rectangulaire du père.
Comme Abel, Quentin s'est retrouvé impuissant face à la violence du monde, et à la sienne propre. Et, comme lui, il a rejoint la ville, moins pour y devenir quelqu'un et amasser une fortune, que pour tenter d'échapper à une destinée trop pesante et trouver, peut-être, un peu de sérénité, dans l'éloignement et l'oubli. M ais Abel, comme il se doit dans les romans, a commis l'irréparable. Il a même tué. Et il portera, jusqu'à la fin, le fardeau de son crime, plus lourd encore que celui de la guerre. Pour des individus comme Abel, depuis l'aube des temps, le destin frappe au hasard et, souvent, à plusieurs reprises, des coups terribles. Lorsque l'on grandit au contact de la nature, le souffle puissant qui vous anime, une fois l'âge adulte atteint, refuse souvent de se plier aux dures lois du monde social, de s'éteindre pour une bouchée de pain, d'arrêter son mouvement tempétueux face à l'ennemi, qui ne manque jamais de se présenter.
Alors, pour Abel, ce sera Los Angeles. Un travail à l'usine et l'amour d'une travailleuse sociale du bureau des affaires indiennes, au début des années 50. Le compagnonnage des renégats, les sermons délirants des pasteurs d'opérette, et les cuites monumentales et régulières, pour oublier ce que l'on ne peut pas oublier, et se souvenir des moments de joie passés, noyé de mélancolie. On l'aura compris, « Une Maison Faite d'Aube » ne lésine pas sur les moyens narratifs, jusqu'à passer, parfois, pour un simple tire-larmes. Mais le grand art du conteur qu'est Momaday parvient à maintenir l'intérêt, malgré les facilités sentimentales.
Quentin, aussi, s'est frotté à la violence des métropoles. Et, lui aussi, y a 'laissé des plumes', sans jamais gommer les aspérités de son caractère, ni effacer ce qui le rendait différent, sans mettre son imagination en sourdine, imposer le silence à ses rêves, ni renoncer au parfum iodé des bords de mer, et à l'odeur des arbres, au printemps. Lui aussi a survécu grâce aux 'femmes gentilles', a échoué dans son travail, et est revenu, après le désastre, au pays natal.
En revenant chez les Pueblos, Abel trouve son grand-père, qui l'a élevé, au seuil de la mort, et il va le veiller en se souvenant. Celui-ci a été sacristain, a réussi à mêler ses croyances ancestrales avec le catholicisme, et a eu une vie plutôt paisible, quoique miséreuse, dans les champs de maïs et les vergers. À l'approche de la fin, lui aussi se souvient. Des histoires. Qu'on lui a racontées. Avant qu'il ne s'en raconte. Avant qu'il n'en raconte. La fin est grandiose, solennelle et mystique. De la belle ouvrage, assurément. Comme l'on aime à en lire, de temps à autres, en souvenir des romans d'avant. De quoi se reconnecter, le temps d'une lecture facile, avec les énergies primaires et les émotions simples – celles qui, depuis toujours, animent l'enfance du monde. Jusqu'à trouver, en reprenant les photos de Curtis, dans le regard de l'Autre, sur ces chromos vieillis, sortie du fond des rêves, à défaut d'enfant, la lueur d'autrefois et un signe de sa propre identité. Aujourd'hui, c'est la Saint Abel.
Santangelo