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Billet de blog 7 mai 2019

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Sur un Air de Campagne (30)

Ils étaient tellement jaloux, qu'ils lui enviaient ses malheurs... (En Bretagne, l'envie s'appelle jalousie.)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il A Neigé Sur Brest © Santangelo

Tous les matins, depuis cinquante ans, il se réveillait avant elle, mais elle se levait avant lui. Elle ouvrait les volets et regardait la maison de son voisin. Longtemps, cette habitude l'avait mise en rogne mais, depuis qu'ils avaient ravalé la façade, installé un store-ban et une pergola, elle ne se mettait plus en colère. Elle préparait son thé et son mari la rejoignait. Elle baissait la tête en pensant que sa voisine en avait décroché un plus beau et plus intelligent. Comment pouvait-il prendre son petit-déjeuner en pyjama ?

Durant cinquante ans, il avait tenté de la satisfaire et il ne comprenait toujours pas pourquoi elle faisait la gueule dès le matin. Ils avaient une grande et belle maison ; ils avaient changé de voiture pour une plus grosse tous les cinq ans ; ils avaient inscrit les enfants aux cours du soir pour qu'ils se placent dans les premiers au collège puis au lycée ; ils avaient investi dans un bateau, puis dans un camping-car... Et il ne comprenait toujours pas pourquoi elle faisait la grimace dès le matin.

Dans le quartier, ils étaient le symbole de la réussite. Dans la commune, ils étaient respectés. Elle l'avait poussé à faire partie du conseil municipal, bien qu'ignorante en politique, et, dès le premier mandat, il avait été bombardé adjoint au maire. Ainsi, la petite route qui menait à leur quartier avait été élargie et goudronnée. Mais, rien n'y faisait : elle faisait la gueule. Lors de leurs rares sorties en camping-car, elle n'avait pu s'empêcher de repérer les maisons plus belles et plus grandes que la sienne, et les jardins mieux aménagés. Il n'avait pas compris pourquoi les balades la déprimaient. Ils avaient cessé de sortir.

Au début de leur mariage, elle n'avait pas supporté qu'il regarde d'autres femmes – sans savoir qu'il était bien trop couard pour la tromper. A la quarantaine, elle avait voulu prendre une revanche imaginaire en sortant avec des vieilles connaissances. Mais rien ne s'était passé. Ils n'avaient que des haines et des envies communes, à défaut d'amour. Et leur jalousie n'était que matérielle.

Quand les enfants s'étaient mariés, c'est elle qui avait tout régenté. Elle en avait vus des mariages ; elle savait comment faire. Son fils avait fait la connaissance d'une commerçante de la place au supermarché ; quand elle avait vu son allure, elle avait sorti son carnet de chèques à la caisse, pour qu'il ose lui demander son nom. Sa fille avait épousé le fils d'un notaire d'une plus grande commune – rencontré lors de ses deux premières années de droit à la ville . Elle en avait suivis des compte-rendus de banquets à la télévision et dans les magazines. Ils n'avaient pas lésiné sur les moyens. Pourtant, elle n'avait pas été heureuse au mariage de sa fille, ni à celui de son fils ; elle avait trouvé ça provincial et triste.

Elle n'allait plus voir Xavier depuis qu'il avait investi dans la rénovation d'un ancien manoir, et avait tenté de dresser Beatrix contre lui. Durant toute leur enfance, son mari et elle les avaient mis en concurrence pour qu'ils réussissent. Elle ne comprenait pas qu'ils ne viennent plus la voir. Elle croyait que c'était parce qu'ils étaient devenus plus riches qu'elle. Elle tentait de les piéger sur la question de l'héritage ; ils se contentaient d'en rire ; elle savait qu'ils n'en pensaient pas moins.

Le bonheur de la pergola n'avait pas duré longtemps. Le voisin avait acheté un bateau plus beau que le leur. Un voilier. Ça l'avait miné pendant des semaines. Puis, elle s'était éteinte sans voir de prêtre, sans dettes et sans fortune. Sur son lit de mort, les employés des pompes funèbres n'avaient pas réussi à lui enlever son rictus au coin de la lèvre. Elle savait que son mari n'achèterait pas un cercueil plus beau que pour l'enterrement de sa belle-mère, qui était morte d'une fausse-route à la maison de retraite, en voulant dissimuler le fait qu'elle avait volé le cake de sa voisine de table. De là-haut, elle ne comprendrait pas pourquoi sa tombe ne serait pas la plus fleurie du cimetière, malgré les vingt ans d'engagement politique de son mari dans la localité.

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