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Billet de blog 8 mars 2025

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Sur un Air de Campagne (505)

Au royaume des aveugles, les borgnes etc. Et les voyants ?

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Pirouette © Santangelo

J'ai déjà évoqué Pierre Michon. Son œuvre est pour moi le nec plus ultra de la littérature française des 40 dernières années - c'est à dire depuis que je suis en âge de lire des romans. Ou, encore, le plus grand auteur français en vie. Comme beaucoup d'autres thuriféraires et sectateurs du Maître, je suis autant fasciné par son parcours et son mystère que par ses livres – aucun roman, bien qu'il ait entièrement renouvelé le genre – mais, à l'inverse de ces laudateurs inconditionnels, je n'ai pas encensé tous ses ouvrages, certains moins bons à mes yeux – et, on va le voir, aux siens – sans me départir de ma vénération pour sa mythologie personnelle. On le sait, tout a commencé avec « Vies minuscules » et le destin d'un écrivain qui n'écrit pas, et ne pourra jamais écrire, puisque relégué de naissance, et qui finit par écrire un classique contemporain, en regardant par la fenêtre. Passons.

Il y a quelques semaines encore, je me suis procuré le recueil d'entretiens réunis en 2007 sous la forme de « Propos sur la Littérature » en grand format, chez Albin Michel, craignant que la version de poche, que j'avais achetée pour le relire il y a trois ans, n'ait été tronquée, falsifiée ou contrefaite. Pierre Michon fait douter. De soi. Jamais de lui. Mais, si ma troisième lecture fut diagonale et légère, elle révéla aussi quelques tours de passe-passe qui m'avaient échappés. Pierre Michon est un acrobate. Un faussaire de haut-vol. Le plus grands des mystificateurs. Et c'est à se demander s'il ne se fout pas de la gueule du monde depuis tout ce temps. Je n'ai jamais fait partie du monde. Ou si peu... Ainsi, lorsque j'ai appris qu'il sortait un nouveau livre chez Gallimard – l'éditeur du début – en cet hiver moins rude que les année passées, c'est peu dire que j'ai salivé. Et je n'ai pas été déçu.

Avec « J'écris l'Iliade », le Maître, aujourd'hui âgé de 80 ans, livre la plus belle bataille dans sa guerre contre la médiocrité, dans un grand fracas qui n'épargne rien ni personne, avec une fougue que ses lecteurs ne lui connaissaient pas, une rage tardive, un humour que nous n'avions pas osé lui prêter, une liberté si grande qu'il est presque incroyable que personne n'ait encore cherché à en interdire la publication. Pierre Michon est un grand écrivain. Le plus grand. Il s'est crucifié sur l'archétype du Grand Écrivain, il y a quarante ans ; et il a tenu le coup. Une jeunesse déshéritée, une enfance sans père, dans les jupes de sa mère institutrice, à la campagne. Des errements d'étudiants rebelles sur lesquels sont venus se greffer des fautes de voyous, jusqu'à un âge honteux. Une vocation de pur poète jamais démentie. Et une entrée par la grande porte dans le monde littéraire, avec un texte miraculeux. Il se disait sauvé. On y a tous cru. Un style inimitable qui revigore la langue française en nous rappelant à son meilleur souvenir. Sans oublier un renouvellement des formes. Ainsi, il plaît à ses premiers lecteurs – qui l'ont longtemps gardé au secret – aux éditeurs, aux écrivains de romans, plus récemment aux journalistes aussi, et même aux lecteurs étrangers – tout en ayant échappé à un trop grand succès public, et il est vrai qu'il a beaucoup oeuvré pour y échapper.

L'ambition est dantesque. Ah, non. Homérique ! Puisque, comme le titre l'indique, Michon se prend pour l'auteur de l'Iliade. La sienne. Et pourquoi ne serait-elle pas à la hauteur de l'originale ?! Il se place à ce niveau, lui qui ne croit en Dieu (aux dieux?) qu'au moment de l'écriture ; et nous raconte sa vie d'aède à l'aune de ce fondement de toute la littérature européenne. Sa vie, vraiment ? Plutôt le souvenir du plaisir et des plaisirs, pour mieux dire le Désir. Et que désire-t-on lorsque l'on est MicHomère, sinon lire, écrire et baiser. Alors, allons-y : lisons, baisons, écrivons. Comme on dit vulgairement : il se lâche. Sans oublier de nous faire voir l'envers du décor : l'alcool, les crises de folie, la débauche, le sado-masochisme et j'en passe. Il y est toujours accroché solidement à son archétype. Et, au fil d'une lecture délectable, patiente et fiévreuse à la fois, force est de constater que cette sortie – si c'en est une – est à la hauteur de l'entrée.

Le narrateur de « Vies minuscules » était un écrivain qui n'écrivait pas, tout en nous prouvant qu'il était le plus grand prosateur du temps. Celui-ci, catholique athée, est le compagnon des dieux. Ceux de l'Olympe, bien sûr. Où il se verrait bien passer sa mort. Placé sous le signe d' Hélène, la putain de Troie, ce récit inclassable en 14 textes, qui ne sont ni des chapitres ni des nouvelles, nous raconte le désir sourd qui fait vibrer les héros, lorsqu'un grand poète chante (invente?) leurs exploits, en les plaçant sous le regard des dieux. Débutant par un souvenir ferroviaire à l'ancienne, et se concluant par un grand autodafé qui boucle la boucle, d'escarbilles en livres en flamme, « J'écris l'Iliade » place Michon, tel Prométhée, qui a volé le feu divin, en position de torture éternelle. Il a osé. Il l'a fait. Il est vraiment devenu un dieu, en racontant sa vie héroïque, à la manière du grand aède. Le mythe s'est incarné. Et il témoigne. Avec encore plus d'érudition que jusqu'alors, et une licence poétique que je n'avais trouvée nulle part. Hélène et Alexandre. Achille et Ménélas. Borges et son éditeur. La mère et les maîtresses. Ils sont tous là. Plus ou moins masqués. Plus ou moins héroïsés. Plus vrais que nature. Un psychanalyste matois n'y reconnaîtrait pas son plus ancien patient. Un fidèle lecteur n'y retrouverait pas sa foi.

Pierre Michon, un grand écrivain ? Pour sûr ! Comme dirait son paysan de voisin, dans la Creuse, du haut de son gros tracteur. C'est pourtant, à la fois, autre chose encore et au-delà. Un grand destin qui s'accomplit. En forme de pirouette inconcevable avant lui. Foutre Dieu ! Quelle audace ! Quelle maîtrise dans le lâcher-prise ! Quelle insolence de jeune homme !

Je n'avais presque pas de souvenirs de ma lecture de « l'Iliade » – bien trop tardive et laborieuse. Mais, avec ce Michon-là, dernier de sa trempe parmi les modernes, et toujours fidèle à la grande tradition, impossible de ne pas retourner voir du côté des Grecs. Surtout, peut-être, pour se souvenir de ce qu'est la guerre. Entre récit érotique classique, scènes de bataille digne de « Gladiator », voyage en voiture en Sicile, orgie et partouze, sans oublier les pauses dans la ferme familiale de la Creuse, tout y passe. Et la fin précède le début. Mais ce n'est que de la littérature, n'est-ce pas ? Lisons l'Iliade.

Santangelo

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