UNE POIGNéE d'HISTOIRES
« Bestiaire : nom masculin – (du latin bestiarius, de bestia : bête) - Histoire : Gladiateur qui combattait les bêtes féroces, à Rome (synonyme : belluaire) – Didactique : 1 – Recueil de fables, de textes, d'images sur les bêtes – 2 – Ensemble d'animaux, dans des œuvres d'art. »
1 – Les chiens de chasse
Terry Water ne savait pas ce qu'il faisait là, allongé de tout son long, sur ce canapé en cuir de vachette, harnaché de ses vêtements de pluie, les yeux écarquillés par la lumière marronnasse qui tombait du lustre en bois, ni comment il était arrivé dans cette maison paysanne (mais, est-ce vraiment une maison?), ni depuis quand il se trouvait là et il ignorait, a fortiori, les raisons de cette défaillance flagrante de sa mémoire: il ne savait pas (le saura-t-il un jour?) Il avait faim, Terry Water, et il aurait donné un bras pour une tasse de thé chaud et un bol de riz, car une jambe c'eût été le priver, dès les commencements, d'un atout considérable, en prévision d'une fuite à venir, dont il n'envisageait pas encore le caractère nécessaire, mais qui apparaissait, déjà, quelque part en lui, caché dans son inconscient mis à vif par quinze ans d'analyse, comme une éventualité, qu'il faudrait accoucher. Et, c'est pile poil au moment où il allait tenter de se relever – s'asseoir d'abord, avant d'adopter une station plus verticale, moins exposée à une possible attaque – que la présence réelle de ses deux jambes, tout ce qu'il y avait de valides, semblait-il, rendait a priori possible, que la jeune femme entra dans la salon, après avoir frappé trois petits coups secs, puis trois longs, puis à nouveau trois courts, contre la porte vitrée, et qu'elle s'approcha de lui, munie d'une bassine en plastique bleu, dont s'échappait, en volutes parfumées, une vapeur tenace, qui allait rendre la vision à travers les carreaux (et la suite) plus floue.
Mais il est réveillé, notre aventurier ! Et, alors qu'il redressait la partie supérieure de son corps (sa préférée), elle vint se pencher au-dessus de lui, armée d'un gant de toilette bleu-blanc-noir, et commença à lui éponger le front (ce qu'il avait de plus marquant, sur le visage, avec un nez proéminent) avec une douceur autoritaire de nonne, mêlée d'une attention miséricordieuse d'infirmière – à moins que ce ne fût le contraire. On m'appelle Yucca, fit-elle avec un accent de tendresse enfantine. Aïe, ça pique ! Tenez-vous tranquille. Mais ça pique vraiment ! Les yuccas ? je vous le confirme. Mais non, votre gant de toilette ! C'est juste de l'eau chaude, agrémentée d'un soupçon de vinaigre, d'un peu de savon noir et d'une pincée de bicarbonate de sodium. C'est un vieux truc de chez nous. Pour réveiller les morts...
Terry Water : parce que j'ai failli mourir ? Vraiment ? laissa-t-il échapper, avec une bonne dose d'effroi, tout à fait anachronique. C'est la meilleure ! Yucca : non, c'est moi la meilleure. Mais restez tranquille, bon sang ! J'ai presque terminé. Terry Water : déjà ? Yucca : c'est un début. Nous verrons bien ce qu'il va advenir de nous, au moment opportun. Laissez-vous faire, ça va bien se passer... Terry Water : c'est que je préfère tenir les rênes, surtout depuis que j'apprends le contrôle, à travers le lâcher prise. Yucca : vous êtes cavalier ? Terry Water : Non, psychanalyste ! (il se souvenait, à présent.) Yucca : Psychanalyste, vraiment ? Terry Water : oui, presque... J'ai entrepris une analyse il y a quinze ans, dans le seul but de devenir analyste, à mon tour, et d'exercer en cabinet. Mais je n'y suis pas encore... C'est fou, quand on y pense, non ? Vous ne trouvez pas ? Yucca : chacun ses casseroles...Moi, j'ai pratiqué le journalisme durant une dizaine d'années. Mais, quand je rencontre des gens comme vous, je me dis que c'est moins grave que ce que je croyais... Chacun vit avec le poids du passé, et tout le monde combat contre ses fantômes. Ça y est. Vous êtes presque sur pieds. Levez-vous, pour voir...
Terry Water, d'un lent mouvement du buste, après une rotation des hanches, et un geste habile de la main gauche, tout en s'appuyant sur la dextre, souleva sa carcasse ankylosée, alors que Yucca, gracile et fraîche, le visage rosissant et le réflexe sûr, se reculait légèrement. Voilà Terry Water debout, face à elle, déjà prêt à gambader dans la nature, réprimant un léger vertige pour, déjà, se rasseoir sur le canapé bicolore, avec, déjà, l'envie de s'allonger à nouveau, de s'assoupir encore. On ne se débarrasse pas aussi facilement des mauvaises habitudes. Mais, n'anticipons pas trop. Je suis déjà las. Je vous le confirme. Yucca : je vais vous préparer quelque chose à grignoter et tout ira bien. Terry Water : Vous avez du thé ? Et du riz ? Et de l'eau ? Yucca : oui, oui, oui. Ça doit se trouver. Un nuage de lait ? Terry Water : non, rien que de l'eau. Je m'appelle Terry Water. Yucca : enchantée, Terry. Je vous abandonne quelques instants. Restez bien tranquille. Profitez-en pour vous passer le gant sur le reste du visage. Je reviens tout de suite. Terry Water : je crois que, moi aussi, je reviens... de loin... fit-il, alors qu'une vague de souvenirs mortifères le submergeaient. Les premiers symptômes, l'ordinateur devenu incontrôlable, les manipulations perverses, la crise, la fuite en avant, un gros trou noir, puis l'hélicoptère qui éclairait la campagne avec son projecteur, la forêt, la meute de chiens qui hurlaient sur ses traces, le terrible son de la corne de brume annonçant l'hallali... Je reviens vraiment de loin, je crois. Vous croyez ? (du verbe croire.) Nous n'en sommes pas là... Et elle disparut. Lorsque la jeune femme revint, par l'autre porte, quelques minutes plus tard, munie d'un plateau, sur lequel trônait un mug de café fumant entouré de cookies tout chauds, Terry Water était retombé dans un sommeil profond, fait de cauchemars et de coïncidences fâcheuses, d'ordinateurs fous et de chiens de chasse.
2 – Propos liminaires
Tu peux pas être sérieux, cinq minutes ? On n'y comprendra rien, si tu ne fais pas un petit effort de communication. C'est ma mère qui me dit ça. Aussi fantomatique, idolâtrée, indispensable et insaisissable que la femme du lieutenant Columbo. Bon. C'est sans doute un peu tard, mais peut-être pas encore trop tard. Pas déjà trop tard. Allons-y pour un petit laïus introductif, un propos liminaire, histoire de savoir dans quelle galère on s'est embarqués. Soyons humble. Lorsque l'on bâtit sur du vent, il n'est sans doute pas inutile d'en trouver la direction. Soyons réfléchi, didactique, explicatif, une bonne fois pour toutes, au risque de passer, avant l'heure, pour un pompeux cornichon. Soyons bref, aussi. Puisque nous n'avons pas pu être ponctuel, et situer le début, au début. Voici ce qu'il aurait fallu écrire, avant de se lancer dans le bain du roman contemporain :
L'histoire est première. Un homme c'est un recueil d'histoires ; rien qu'une poignée d'histoires, qui le bercent, le construisent, l'accompagnent, le soignent et, pour les plus chanceux, lui survivent. D'abord, il lui faut un mythe de la création, à l'homme. C'est ainsi depuis le début de l'humanité. Un ciel, une terre, un dieu ou une déesse qui les enfante, pour engendrer le monde, la mer, la forêt, un abri. Une étoile, un océan, un jardin extraordinaire ou un petit bois derrière chez soi. C'est sur des choses comme celles-là que se bâtissent toutes les croyances les plus ancestrales, chez les primitifs, aussi bien que celles de nos catholiques modernes, romains et apostoliques (et pour les autres, c'est du pareil au même.) Tout le monde a un désir de récit fondateur, chaque homme possède en lui ce trésor légué par ses ancêtres de l'Anthropocène.
Ensuite, il y a les histoires pour les enfants. Quand il est petit et encore débile, et même s'il manifeste déjà ses colères et sa malice, le petit d'homme a besoin qu'on lui raconte des choses ; des choses belles, effrayantes ou merveilleuses, des histoires peuplées de lutins, de farfadets, de fées ou de monstres gentils, afin qu'il prenne pied dans le monde. Il faut lui rendre le monde aimable, au petit de l'homme. Il faut lui donner envie de s'y accrocher, à la réalité, lui transmettre la soif d'en savoir plus, même si, à première vue, le monde dans lequel il est tombé du ciel, ne paraît pas si intéressant qu'on aurait pu l'attendre, aussi accueillant qu'on aurait pu l'espérer. Il faut, à la fois, le protéger et le plonger dans le petit bassin, même si l'eau est un peu froide. Des contes, des historiettes, des comptines, des chansonnettes rigolotes ou absurdes. Des histoires qui conviennent à son inexpérience et allument sa curiosité, qui stimulent son imagination, en peuplant son imaginaire.
Et puis, l'enfant grandit. Et on ne peut plus lui faire avaler n'importe quelle salade du jardin, n'importe quelle confiture sucrée, toutes les fadaises qu'on a pourtant eu tant de peine à lui enseigner. Il lui faut de l'espoir pour noyer son désespoir d'être sexué. Il lui faut des exemples, afin qu'il se projette dans un avenir qui lui paraît bouché, de tous les côtés. Des hagiographies, des héros, des modèles. Pour que ça marche, il est important de souligner, dans l'histoire, les caractères positifs des personnages, ça facilite l'identification. Un héros, une héroïne. Il faut que ce personnage ait vécu des choses similaires, dans sa jeune vie, et qu'il ait réussi à surmonter des obstacles et des épreuves, sur lesquels notre jeune lecteur a buté, dans sa courte existence. Ça aide. Un saint ou un vainqueur, parti de la même situation que la sienne, ayant grandi dans un environnement crédible – c'est à dire, ressemblant – et qui est parvenu sur le toit du monde. Des histoires édifiantes.
Ensuite, sans que l'on s'en rende bien compte, viennent les histoires d'amour, puisqu'il faut bien trouver un partenaire ou une compagne, une moitié, un chéri roudoudou, un petit cœur mon bébé, un chouchou pour louloute. Des histoires à l'eau de rose ou au jus de testostérone, plus ou moins sucrées, plus ou moins larmoyantes, mais toujours avec une fin qui laisse ouvertes les portes de la maison, ou du foyer, dans lesquels il va bien falloir habiter, si on ne veut pas entendre toujours les mêmes histoires sempiternelles, à table. Ça sert aussi à ça, une histoire. À éprouver des sentiments, à ressentir des émotions, à ouvrir les portes de la perception, à faire fonctionner à plein l'intuition. À pleurer et à rire. À chanter et à aimer.
Plus tard, encore, déjà, petit d'homme devenu homme a besoin d'un autre genre d'histoires. De celles qui le relient à l'ensemble de l'humanité vivante. Des faits tragiques ou comiques, des événements significatifs de la marche du monde, des images de guerres, des attentats, des accidents, des famines. On a inventé la télévision et la radio pour faciliter ce genre de liens. Et l'Internet. Pour que l'homme se sente relié à son prochain, à ses frères, à ses sœurs, à sa grosse, à ses contemporains. Des histoires de géographie. Pour qu'il se sente à sa place, dans un monde qui soit un peu le sien. À sa juste place. Des histoires qui donnent un sens à son travail quotidien et à son petit désir d'existence.
Enfin, arrivé au terme de sa courte vie – c'est court, une vie d'homme – alors qu'il n'a plus qu'une boîte en bois pour affronter le travail des vers, et un peu d'eau bénite pour se survivre à lui-même, ou un vase de cendres pour s'oublier, ses amis, sa famille, ses voisins se réunissent pour raconter, une dernière fois, une histoire commune, encore une fois, qu'ils conserveront dans leur cœur pour prier, et ne pas avoir peur de succomber, à leur tour.
Et puis, les enfants de l'homme perpétueront son histoire, ses histoires. À moins que celui-ci ait préféré écrire. C'est mon cas.
Tu vois comme tu peux être intelligent et sensible à la fois, lorsque tu se sérieux ! C'est encore ma mère, qui m'encourage.
Combien de livres lus, de pages cornées, de feuillets noircis, de stylos usés ? Une poignée d'histoires. Des drôles, des bêtes, des salées ou des stupides. Ce n'est que ça un homme ; une poignée d'histoires. C'est pourquoi on lit et on écrit. Et, cette fois-ci, j'ai décidé de raconter des historiettes avec des animaux et des personnages décalés. C'est mon truc, ça, les personnages décalés. Vous pouvez demander à ma mère. Il y a aussi une famille avec un enfant. Et de l'humour, enfin, j'espère.
Mais, si tu es toujours drôle !
Et puis, c'est à peu près tout. Ça suffit. Ce n'est qu'un propos liminaire. Ça peut changer en cours de route. Rien n'est effacé à l'avance, dans une telle aventure, rien n'est fixé, figé, statufié. Comme dans la vie d'un homme. Mais je ne promets rien. Il faut juger sur pièce. Et, même si ces histoires sont un peu bancales, superficielles ou absurdes, on peut toujours en rire. À posteriori. Voici donc une petite série d'histoires, une nouvelle, une autre, entre vous et moi, avec des animaux. À la fois vraies et fausses. Une farce philosophique, si l'on veut. Une suite de petits tableaux cocasses, comme des fabliaux. Un petit bestiaire.
3 – Le lapin
Terry Water ne savait pas ce qu'il faisait là, allongé de tout son long, sur ce canapé en cuir de vachette, harnaché de ses vêtements de pluie, les yeux écarquillés par la lumière marronnasse qui tombait du lustre en bois, ni comment il était arrivé dans cette maison paysanne (mais, est-ce vraiment une maison?), ni depuis quand il se trouvait là et il ignorait, a fortiori, les raisons de cette défaillance flagrante de sa mémoire: il ne savait pas (le saura-t-il un jour?) Quand, soudain, par la porte vitrée, ouverte d'un mouvement de coude, un lapin blanc géant s'engouffra dans le salon, maugréant, à part lui, sans cesser de courir : « Je suis en retard ! Je suis en retard ! » avant de sortir, par l'autre porte.
Terry Water commençait, à présent, à douter, pour de bon, qu'il fût bien dans un canapé en cuir de vachette, allongé de tout son long, dans une maison (paysanne ou bourgeoise, ça ne change pas grand-chose, si?) Deux minutes après la vision fantasmagorique, le lapin géant traversa à nouveau le salon, dans l'autre sens, mais, cette fois, la femme qui s'était faite appelée Yucca, suivait de près l'animal, en criant : « Il est l'heure ! Il est l'heure! » Puis, à nouveau, le calme et le silence pesant de la campagne. Terry Water se dressa sur son séant, constata que le poncho en plastique, qui lui servait d'anorak, était sec, se frotta longuement les yeux, et observa autour de lui, le lit-clos transformé en vaisselier, le bar de style breton et, par la fenêtre aux volets entr'ouverts, de la verdure, sans qu'il pût définir plus précisément s'il s'agissait d'un jardin anglais, d'un jardin à la française ou, pire encore, de la campagne bretonne. À peine fut-il conscient que Yucca réapparut. C'est comme ça que mon père attrapait les lapins de garennes à la main, autrefois. C'est moi qui les dépeçais, les vidais et les cuisinais. Mais celui-là, en dépit des apparences, est encore trop petit. Il était temps de le coucher. On vous a réveillé ?
Terry Water : Quelle heure est-il ?
Yucca : Environ 14 h 14. Ah, tiens, c'est marrant. Ça doit être un signe. Lorsque je travaillais dans le journalisme, tous les matins, à 11 h 11, je prenais un café, l'air inspiré, et je lançais, à la cantonade, à travers la salle de rédaction, avec un soupçon de mystère : « C'est un signe... 11 h 11, c'est un signe ! » Et tout le monde baissait la tête. Je n'ai pas manqué le coup une seule fois, en dix ans. C'est ainsi que je me suis faite respectée. Tous ces gens croient que les femmes de la campagne sont toutes un peu sorcières. Je ne sais pas. Je doute encore. Avez-vous déjà songé qu'à 20 h 20, il est 11 h 11 plus 9 h 09 ? Et qu'à 23 h 23, il est 11 h 11 plus 12 h 12. C'est amusant, non ?
Terry Water était songeur. Il répondit, sur le même ton, par pure politesse : Moi, à chaque fois que je lisais 10 h 10 sur ma montre, quand j'étais plus jeune, je pensais à la position des mains sur le volant d'une voiture et je décidais de reprendre ma vie en mains, en me disant, intérieurement, comme pour me convaincre : « 10 h 10, psychanalyste ! »
Yucca, inspirée : on est pareils, vous et moi. Je le savais. Je l'ai su dès que je vous ai vu. Puis, elle ajouta, redevenant légère : pour aller travailler, je faisais 1 h 30 de voiture, tous les matins, et tous les soirs. 1 h 30 c'est 3 fois 30 minutes, ou 4 fois 20 minutes. À votre avis, quel est le trajet le plus rapide, et quel est le plus long ? 4 fois 20 minutes ou 3 fois 30 minutes ?
Le silence se fit pesant. Gêne. Des deux côtés. L'embarras fut vite levé par le lapin, toujours aussi véloce, qui passa dans la pièce en chuchotant : « Quel temps fait-il ? Quel temps fait-il ? »
Yucca, tendre : mon petit lapin.. Va donc te mettre au lit, au chaud, sous la couverture, les pieds nus tu vas attraper la mort !
Terry Water : Ah, oui... au fait... pleut-il ?
Yucca : Il ne pleut plus sur vous depuis longtemps.
Terry Water : Mais depuis quand ?
Yucca : Depuis que vous êtes entré dans ma maison
Terry Water : C'est donc bien une maison... Et, à présent, quelle heure est-il ?
Yucca : Environ 15 h 15. Ah, 1515, Marignan. Victoire de François Ier sur les Suisses. J'ai gagné ! Il est temps de vous lever. Vous pouvez retirer le poncho, je serai plus à l'aise.
Terry Water : Comment avez-vous deviné que j'étais Jungien ? Ce n'est qu'un poncho sans chat... Ma montre s'est arrêtée à 19 h 49. 1949, c'est l'année de naissance de ma mère..
C'est alors que retentit, depuis une pièce voisine, un grand et appétissant : « A table ! » porté par une voix masculine, forte, puissante.
Yucca : ça c'est mon père. Tout le monde l'appelle Moma. Vous connaissez toute la famille.Je vous taquine un peu. Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre, nous allons dîner. Il est exactement 20 h 20 !
Il rougit légèrement et lui rappela, que longtemps auparavant, il y avait cette émission humoristique, à la télévision, qui commençait à 20 H 20. Vin-tache-vin ! Vous comprenez ? Elle répliqua : Mais non, vin-hasch-vains !
Un second « à table ! » retentit, plus affamé mais tout aussi viril. L'heure était venue de se restaurer. Le reste viendrait ensuite, naturellement.
Qu'est-ce qu'on mange ? Maman, qu'est-ce qu'on mange ? Du L.A.P.I.N. Du quoi ? Du lapin chasseur.
Yucca : ça vous tente, le lapin, Terry ?
Terry Water s'avança avec prudence, à la suite de Yucca. Il allait enfin savoir si il était, réellement, dans une maison...
4 – La chienne
Moma leva la tête de son assiette, rota ostensiblement – une fois pour dire oui, deux fois pour dire non – et, tout en offrant un sourire circonspect à son invité, non sans avoir zyeuté la monumentale comtoise – qui sonnait les heures et les demi-heures – se présenta le plus simplement du monde (pas de ça entre nous!) : Moi, c'est Moma. Je suis le père de Yucca, le grand -père du gamin, et le lapin-chasseur, c'est ma spécialité. Vous tombez bien. Ce n'est pas tous les jours la fête.
L'être humain est ainsi fait que, sans prétendre faire comme les Romains à Rome, la faculté d'imitation est un trésor de ressources pour le novice - quel que soit la situation dans laquelle il est plongé, souvent la tête la première – que Terry Water lorgna sa montre-bracelet, sourit à son hôte et, sans que la moindre éructation ne sorte de sa bouche, posa la serviette de table à carreaux rouges et blancs et dit « oh... pardon ! » Il se croyait tiré d'affaire, dans cet exercice périlleux que représente, pour le commun des mortels, un repas chez des inconnus, mais c'était sans compter sur le désir mimétique, qui avait dressé les oreilles du petit, couché dans la chambre au-dessus, et l'avait poussé à venir quêter un peu de ressemblance et de vraisemblance, au contact du convive qui sortait de l'ordinaire. Moma lui lança un regard furieux et, au moment même où il allait entamer ses réprimandes, et faire preuve de la sévérité attendue, pour cette entorse tardive au rythme habituel, celui-ci lui fit, d'un air de défi hautain : Tu n'as rien à me dire ! (Entendez : tu n'as pas de reproches à me faire. Ou, si vous préférez : tu n'es pas mon père!) Moma se renfrogna puis, dans un élan apparent de conciliation, lui rétorqua : Viens donc embrasser ton vieux papy... d'un air dégoûté qui signifiait qu'il ne fallait même pas envisager ce baiser, tant qu'il n'aurait pas fait profil bas, ce qui surprit à la fois Terry Water et l'enfant, jusqu'à l'étonnement, mais amena un sourire entendu sur le visage de Yucca, trônant en bout de table.
Moma tendit la main : On fait la paix ? Puis, plus malicieux que le petit malin, soudain enfantin, lui aussi, ajouta : Tu n'as rien à me dire ? (Comme pour lui arracher un aveu.) Terry Water murmura, dans sa barbe – car il portait, pourquoi le taire plus longtemps, une belle barbe longue et fournie, quoique raide et sèche, entièrement dépourvue de boucles : Je suis tombé chez les fous, ou quoi ? Et, immédiatement, le petit, dont l'ouïe fine pouvait se passer des oreilles du lapin géant, le narguant, répliqua : Quoikoubeh !
Moma, à nouveau très sérieux : Au lit ! Tout de suite ! Hors de ma vue, petit insolent ! Disparais !
Vous trouvez cette réplique trop dure ? Je vous entends penser qu'on n'a pas le droit de faire ça à un enfant. Et bien, sachez-le, une bonne fois pour toutes : je suis l'auteur. Je fais ce que je veux. J'ai tous les droits. Et vous n'avez rien à me dire !
Moma : Tu es sûr que tu n'as rien à me dire? Puis, Terry Water, remis du choc émotionnel, tentant de pacifier la situation, à l'adresse du morpion : Tu n'as rien à me dire ? L'enfant : Tu veux savoir l'heure, encore ? Terry Water : Non, je m'appelle Terry Water. Alors ? L'enfant : moi, c'est Tonnefort. Terry Water : je croyais que tu avais avalé ta langue... Moma : Tu as encore quelque chose à dire ? Et, alors que Tonnefort venait se lover dans les bras de son grand-père, le regard toujours braqué sur l'invité-surprise, ce dernier, gagné par une angoisse aussi soudaine que disproportionnée, eut l'impression que ce petit bout de chou, cet enfant qui, à vue de nez, pouvait avoir entre quatre et douze ans, en savait beaucoup plus que lui sur le monde, sur le temps qui passe, sur la vie, sur sa vie même, sur l'existence qui échoie aux individus de son genre, et la mort qui les attend, au bout de la route. Il en conçut, sur le champ, une appréhension proche de la panique qui, si il y avait réfléchi quelques minutes, le renvoyait à sa propre enfance, d'une façon qui tenait, à la fois, de la magie noire et de la malédiction.
Yucca : ça va Terry ?
Terry Water : Rien à dire... C'était délicieux !
Puis, alors qu'il prenait conscience de la puissance du sortilège, il vit Moma se lever de table, ouvrir la porte qui donnait sur l'extérieur et crier, sur le ton de l'ordre qui n'accepte aucun oui-mais : Fous l'Camp, viens ici !
Vous n'en revenez pas ? Lui non plus. C'était à présent la terreur qui s'emparait de l'esprit de Terry Water, une terreur archaïque, viscérale, primitive, et son intensité augmenta encore lorsque une chienne au pelage noir, entra et vint se coucher, dans le panier, au coin de la pièce. Fous l'Camp, tais-toi ! Moma : Fous l'Camp, c'est le nom de ma chienne. Elle a peur des hommes et ne répond pas toujours quand on l'appelle. Mais ne craignez rien ; elle ne ferait pas de mal à une mouche. Fous l'Camp, couchée maintenant !
Terry Water transpirait abondamment, le poil hérissé sur les avants-bras, la gueule marquée par une peur animale, la truffe tremblante, les oreilles pendantes, la lippe à l'air. Il était prêt à grogner, à mordre, qui sait ? Car, si la faculté d'imitation a joué, au cours de l'évolution de l'espèce humaine, un rôle prépondérant dans son apprentissage de la sagesse et la maîtrise de la nature par la technique, elle a aussi son revers et, c'est en imitant un guerrier que l'on devient soldat, en jouant les méchants que l'on devient chef de guerre, en observant un salaud que l'on finit par l'incarner, pour de bon. Terry Water tentait de se remettre les idées en place, coincé entre Fous L'Camp et Tonnefort. Ils me prenaient pour un enfant et, maintenant, je ne suis qu'un chienne ?! Cave caneme ! Il en perdait son latin. Mais qu'est-ce qui avait bien pu se passer pour qu'il en arrive là, lui, le presque déjà psychanalyste ?! Le saura-t-il jamais ? Et, nous, le saurons nous un jour ? Pas si sûr. Prenez garde de faire comme moi... en essayant de prédire la suite de cette histoire. Vous vous en repentiriez ! Car j'ai encore plein de choses à vous dire...
Moma : Il est l'heure de dire bonsoir à tout le monde. Il l'embrasse, vint tendre une main menaçante à Terry Water, avant d'enlacer sa mère pour un gros câlin calinou.
Tu connais des chansons, Terry ?
Pas papa
maman ment
Chapo peau
Rideau d'eau
Elle est nulle, celle-là, je la connaissais. Bonsoir la compagnie ! Et il sort.
Aussitôt suivi par un Moma encore plus théâtral, d'une voix gutturale : Je m'en vais ! Et je reviendrai... peut-êêêêtre !..
Yucca : Bon, ben, je crois qu'on n'a plus qu'à faire comme eux, et aller nous coucher... Fous l'Camp, dodo maint'nant !