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Billet de blog 8 décembre 2023

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Sur un Air de Campagne (437)

Ce nouveau roman-expresso s'intitule « Une Poignée d'Histoires – Bestiaire. » Il s'agit d'une farce philosophique, avec des animaux. Par-delà sa profondeur éthique et sa hauteur de vue métaphysique, il tente surtout, humblement, de se mettre au niveau du rire le plus contemporain. 2/5 – (Environ 30 pages)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

5 – La souris chauve

C'est à partir du deuxième jour que l'histoire commence à s'incarner, et les personnages à prendre corps ; il est bon de donner une chance à chacun, puis deux, au moins, avant de prendre la décision, d'abord irrévocable, et pourtant toujours susceptible d'être revue, comme suspendue au fil du hasard, et fille de nécessité, de fermer la porte à quelqu'un, comme de fermer un ouvrage, dont on vient à peine de débuter la lecture – aussi laborieuse fût-elle. C'est un peu le principe des avertissements, des sanctions et des punitions qui s'applique ici.

Terry Water s'était couché dans le lit, le lit qui se trouvait dans la chambre, qu'on lui avait désignée comme sienne, pour cette nuit ; il avait enlevé son pantalon et gardé chemise et pull-over et, harassé et repu, à bout de nerfs, après toutes ces aventures sociales, il tentait de s'endormir, enfin, dormir, enfin, dormir, dormir... Mais, à peine eût-il fermé les yeux, qu'un bruit sournois – provenant de la chambre voisine ? Du long couloir qu'il avait emprunté en venant ? De la cage d'escaliers ? - le mit en alerte et, sa répétition brutale, quelques minutes plus tard, le conduisit à chercher l'interrupteur de la lampe de chevet (un globe terrestre muni d'une ampoule en guise de noyau), afin de faire toute la lumière sur ce mystérieux trouble de sa tranquillité. Il observa la chambre ; l'armoire à glace lui renvoyait la moitié de son reflet ; le parquet ancien, lustré, brillait et exhalait une odeur de cire au cèdre ; le placard creusé dans la soupente de la capucine ; la fenêtre fermée : rien. Rien, non plus, depuis l'extérieur, c'est à dire le reste de l'intérieur. Il éteignit, un peu frustré, mais déjà passablement rassuré. Et, aussitôt qu'il eût clos les paupières, un nouveau bruit bizarre, provenant de l'intérieur, cette fois, il l'aurait juré, le figea sous sa couette dans une attitude d'écoute et d'attente qui, il mit un peu de temps à le comprendre, ne lui permettrait pas de le faire cesser, ni d'en saisir l'origine – ceci, alors que le simple fait d'envisager, encore une fois, d'allumer, lui paraissait, pour l'heure, trop humiliant. Il tendit l'oreille à la nuit, alors qu'un croissant de lune se dessinait par le carreau du chien-assis, le cœur battant, le corps à la fois humide et glacé de transpiration, et alluma, pour la deuxième fois. Cette nouvelle inspection le porta à vérifier sous le lit – dans cet espace secret, si propice à abriter toutes sortes de monstres, si rétif à la raison enfantine, si récalcitrant au bon sens, si contraire à la logique – sans se lever, penché sur le matelas, la tête au niveau du sommier. Rien. Et, c'est en se rajustant et reprenant une position horizontale orthodoxe, qu'il remarqua – mais comment avait-elle pu échapper à ses observations- sur le plancher, une descente de lit, probablement taillée dans des chutes de moquette, et présentant la forme, bien agressive au vu de son emploi, d'une énorme souris. Il avait déjà, il y avait longtemps, compté les moutons, mais jamais il ne s'était essuyé les pieds sur un rongeur, pour bien faire son lit comme on se couche.

L'enfance, ses tourments, ses blessures, ses frayeurs : il connaissait ça sur le bout des doigts, et il en avait parlé souvent, avec le bout de la langue. Et il n'avait jamais eu peur du noir depuis cette époque-là. Alors, pourquoi maintenant ? Pourquoi fallait-il que ça revienne d'une façon aussi mesquine et blessante ? Qui sait ? L'air de la campagne, le comportement de ses hôtes durant la soirée, le fait de se trouver absolument sans repères, sans le secours des habitudes ? Ou, alors, mais ça il n'osait pas encore l'envisager, les causes, demeurées mystérieuses, de sa présence dans cette maison  de fous...

Il voulut se remettre les idées à l'endroit : place à l'analyse, il n'y a que ça de vrai, une bonne vieille association d'idées, comme il savait le faire, à la Jung. Une souris m'a souri. La souris sous Terry. Terry est-il soul ? Terry s'est fait dessous. Faire dessus Terry. Pourquoi un souterrain ? Une souris sous les reins. Mais si je pense à cette souris qui me sourit, n'est-ce pas en raison des moqueries du lapin ? Lequel ? Le chasseur ou le chassé ? Ce matin / un lapin / a tué un chasseur etc. Chantal Goya ! Goya, bien sûr ! La Maja nue. Pourquoi pas la magie jus ? Trop de libre association. Reprenons l'analyse. Mais à partir de quoi ? Puisque tout semble m'échapper depuis que je suis entré dans cette maison. Tiens, le croissant de lune. Ouvrir la fenêtre. Un peu d'air ! On étouffe ici !

Terry Water se leva pour ouvrir la fenêtre de la capucine et, à peine avait-il actionné la poignée, qu'une énorme pipistrelle, une de ces chauves-souris que l'on trouve encore dans le toit des vieilles granges, à la campagne, s'engouffra dans la pièce, et se mit à tournoyer du sol au plafond, entre les quatre murs, affolée, comme électrisée par la lueur du globe. La terreur reprit Terry Water, aux tripes, alors qu'il entendait, au bout du couloir, la chasse des waters. Il était paralysé, debout, en slip kangourou et chemise, et le mammifère placentaire nocturne lui tournait autour, rageusement. Il se souvint qu'une ancienne légende (une légende urbaine ? Rurale ?) racontait que les chauves-souris s'accrochaient aux cheveux des hommes qu'elles poursuivaient. Mais était-ce vraiment une légende ? Sans bien comprendre ce qu'il se passait, il vit Yucca pénétrer dans la chambre, se précipiter vers la lampe de chevet, et éteindre la petite ampoule. Le calme. À nouveau. Le calme et le silence. Enfin.

Terry Water devina que la pipistrelle avait retrouvé la voie des airs champêtres, son espace de liberté absolue, son chemin dans la nuit chaude et profonde, et il perçut le frôlement d'un tissu léger contre son avant-bras, puis contre sa main, comme une aile très fine qui aurait le pouvoir de l'emporter loin, très loin, au-delà des ténèbres dans lesquelles le maintenait sa vie. Comment était-elle ? Il s'en souvenait, à présent, et c'était comme s'il la voyait pour la première fois. Le visage d'une pâleur, d'une finesse et d'un caractère aristocratiques. Une longue natte qui lui descendait jusque dans le milieu du dos. Un cou gracile. Des doigts de pianiste. Une allure d'artiste d'un autre âge. Des dents de souris et un sourire d'une candeur presque paysanne. Et lui ? De quoi avait-il l'air ? Qu'avait-il vu dans le miroir de la grande armoire ?

Terry ? Oui. Ça va ?

Elle ralluma.

Yucca : C'était la seule chose à faire pour la faire sortir.

Terry Water : J'aurais dû y penser...

Yucca : Vous allez pouvoir vous recoucher. Et vous rendormir. Je vais fermer la fenêtre. Vous n'avez besoin de rien ?

Il eut l'impression d'avoir besoin de beaucoup de choses, sans pouvoir en préciser le détail. Il se coucha, penaud.

Yucca : ça va aller, vous verrez. Ce n'est tout de même pas aux grosses bêtes d'avoir peur des petites ! J'éteins. Dormez bien ..

Terry Water : Merci, Yucca. Merci pour tout !

Yucca : Allez, il faut dormir, à présent. Soyez sage, cette fois-ci. Faites de beaux rêves !

Elle referma la porte.

6 – L'araignée et la mouche

Terry Water ne savait pas ce qu'il faisait là, allongé de tout son long... Mais le sait-on jamais, ce qu'on fait là, au réveil ? Il avait dormi d'un sommeil sans rêves, mais son inconscient lui réservait une surprise de taille, une revanche sur la nuit, une plongée dans le cauchemar véritable, en plein jour : lorsqu'il cligna les paupières pour ouvrir les yeux, il se trouva, nez à nez, avec une araignée, suspendue au plafond, immobile, en position d'attente, à quelques centimètres au-dessus de son visage reposé. Il se raidit, tout chose, et pensa à la chauve-souris, qu'il avait affrontée de face et, même si il avait fallu s'y mettre à deux, il ne voyait pas comment, après un exploit de la sorte, il pourrait se laisser impressionner par une petite mygale de rien du tout, aussi vindicative et menaçante qu'elle pût se montrer, aussi déterminée soit-elle.

Depuis plusieurs minutes, Terry Water avait le nez qui grattait : il fallait prendre une décision. Il approcha lentement, très lentement, tout doucement, son index de son visage, et se gratta l'appendice nasal, presque négligemment, puis, ayant repris par ce geste un peu d'assurance face à l'ennemi, il se frotta les yeux, à l'aide des phalangines de ses deux index et, Sainte-Marie-Mère-de-Dieu, en les ouvrant de nouveau, l'aranéide avait disparu de son champ de vision. L'espace d'un instant, il pensa à sa mère, qui avait peur des araignées, et l'appelait à l'aide, dès son jeune âge, pour les chasser ou les écraser. Pensée fugace. Il se leva, passa son pantalon chino, enfila ses chaussures de marche, se recoiffa rapidement devant le miroir de l'armoire, se trouva en forme en rentrant un peu le ventre, de profil, s'émerveilla du rai de lumière qui entrait par la capucine et baignait la scène d'une lumière de peintre, entreprit de se diriger, à l'odeur, vers un petit-déjeuner qui promettait beaucoup, et qu'il avait bien mérité, pour se ragaillardir : il avait faim.

Il trouva Yucca devant la cuisinière et Moma assis dans la grande salle, absorbés, l'une par son feu, l'autre dans son journal.

Chauve-souris du soir, bonsoir. Araignée du matin, chagrin. fit Moma sans lever le nez de sa lecture studieuse.

Mais comment pouvait-il savoir ?

Moma : Et bien, je lis, le journal, quotidiennement ; je continue à apprendre ; c'est ma prière. Ce n'était qu'une petite araignée hypnagogique. Un simple hallucination due à un sommeil trop profond. Elle n'existe pas. Elle n'a jamais existé que dans votre esprit. Vous comprenez ? Elle n'existe pas.

Yucca : Choisissez une chaise. Cuisine ou salle ? C'est à vous de le dire.

Terry Water : La cuisine, ce sera très bien.

Puis, alors que Yucca lui servait (déjà!) un deuxième café, il s'arrêta soudain de touiller dans le bol, avec la petite cuiller. Ai-je déjà mis un sucre ? Ou deux ? Aucun ? Il pensa à sa propre petite prière, celle qu'il faisait tous les matins, en se caféinant : « L'essentiel, sans oublier le principal, avec un peu de superflu. »

Et, c'est à nouveau par les oreilles qu'il fut dérangé, interrompu dans sa réflexion ; il sursauta, deux fois, sur sa chaise en paille.

Yucca : Ce n'est rien. Ce n'est que le minuteur de la cocotte-minute. Dans cinq minutes, ce sera fini.

Terry Water eut l'impression qu'elle lui mettait la pression, et il ne savait pas pourquoi. (Décidément, il ne sait pas grand-chose, notre intellectuel...) Il fixa son attention sur le décompte du minuteur mécanique, et la tension, palpable dans l'air embué, monta encore d'un cran lorsque, trois minutes ayant passé, il entendit, en provenance de la salle contiguë, un gros bruit – une claque ? Une chute ? Un coup de poing ? Il avança le nez par la porte ouverte et tomba sur Moma, qui marchait autour de la grande table centrale, frappant des mains, l'une contre l'autre, tout en marchant.

Moma : C'est une guêpe. J'en donnerais ma main à couper. (Une jambe, ce serait prendre trop de risques!) Je vais l'avoir, cette salope !

Puis, se calmant un peu, tout en continuant à battre l'air enfumé, devant lui : Vous savez Terry, face à la présence d'une guêpe, il y a plusieurs attitudes possibles. La première, c'est la peur : on se débat, on fait des gestes désordonnés, on s'affole. La deuxième, c'est la détermination : on l' écrase par tous les moyens, quitte à utiliser une arme. La troisième attitude, c'est le respect : si elle sent que vous la respectez, en tant que guêpe, elle finira par partir, d'elle même. Et, la quatrième, c'est de l'ignorer. Quelle que soit la posture que vous choisissez, elle peut piquer. Moi, je les attrape comme ça, en claquant des mains dans l'air. J'ai peur, mais je les respecte. Je leur offre une mort digne, quitte à frôler le ridicule.

Tout en parlant, Moma poursuivait sa chasse, applaudissant pour tuer, tout en marchant, par cercles concentriques. Dans la cuisine, la cocotte-minute s'était mise à siffler très fort, et son cri couvrait le décompte du minuteur. Terry Water ressentit une nouvelle poussée de frayeur, quand l'insecte volant se mit à tournoyer autour de son propre chef. Tout à sa chasse, Moma manqua claquer Terry Water, au visage, des deux côtés à la fois. Et, soudain, alors que le minuteur sonnait et que la cocotte hurlait, Moma s'écria : Je l'ai eue ! La salope ! Elle piquera plus !

Puis, comme abattu : ce n'était qu'une grosse mouche, merde alors !

Il aurait suffi de tisser une toile, comme l'araignée ; vous vous souvenez, de l'araignée? Moma reprit sa lecture quotidienne et régionale, tout en roulant une très grosse cigarette, entre ses doigts, qui tenaient, à la fois, de l'arme de destruction massive et des mains de pianiste. Terry Water n'avait jamais vu de cigarettes aussi grosses. Quel style !

Moma : Oh, moi, ce que j'en dis...

Quelle drôle de famille, pensait Terry Water, lorsque Tonnefort fit son entrée, suivi de sa mère. Vous n'êtes pas sans savoir que Lacan, le célèbre psychanalyste, fumait des cigares tordus en leur milieu...

Les trois énergumènes le regardaient, ensemble, en même temps, avec des yeux contrits, moqueurs et, pour le troisième, presque admiratifs. Et, tout trois, en même temps, ensemble, éclatèrent d'un rire puissant, qu'il ne pouvait pas partager. Il comprit que, s'il pourrait avoir le dernier mot, avec ces gens-là, ceux-ci finiraient toujours par en rire, en dernier. Terry Water restait interdit. Yucca avait éteint sous la cocotte : ce ne sont que des yoghourts. Je les fais maison. C'est meilleur.

Terry Water : Décidément, vous attrapez de tout, dans cette maison ! Et puis, quelles paluches !

Et, dans un geste aussi spontané que comique, il se mit à applaudir, comme après un numéro.

Yucca : Raté !

Moma : Elle pique encore !

Tonnefort : Encore raté !

Je le savais qu'il ne fallait pas se coltiner un mioche, je le savais !

7 – Les oiseaux du jardin

À présent qu'on a fait connaissance, si nous allions faire un tour au jardin, il fait beau aujourd'hui, goûter aux morsures du soleil sur la peau, s'allonger dans l'herbe grasse et cueillir la marguerite, puisque, si la maison n'est peut-être pas tout à fait une maison, à moins qu'elle soit plus qu'une maison, la nature, elle, reste la nature, éternellement naturelle, et que, lorsque l'on est revenu de tout, elle demeure le meilleur cadre pour continuer à profiter de la vie, serait-ce seulement par intermittence, ou par un abandon à ses forces authentiques. Par la porte-fenêtre, ils voyaient Moma affairé à la taille des rosiers, de grands et beaux rosiers, qui donnaient de grandes et belles roses, qu'il disposait en des bouquets plus majestueux que charmants, plus beaux que jolis, dans des vases transparents, sur le linteau de la cheminée, après leur avoir cisaillé, de petits coups de sécateur précis et nerveux, leurs épines redoutables et, parfois, vengeresses.

Moma : Oh, moi, vous savez, ce que j'en dis...

Terry Water précéda Yucca sur la terrasse en bois et fut saisi par l'atmosphère du jardin. Les Islandais et les Finnois qui passent, dans le plus simple appareil, d'une eau glacée à une source d'eau chaude, en une seule étape, sans paliers, doivent ressentir des sensations du même ordre que celles qui prirent d'assaut Terry Water à cet instant précis. Il avait toujours vécu en ville, et la campagne lui était toujours apparue comme étrangère, plus lointaine que les mégapoles de l'Asie du Sud, plus dangereuse que la brousse, elle lui faisait peur. Mais, là, d'un seul pas et tout entier plongé au milieu de cette verdure verdoyante, cette verdure verte, cette verdure verdurée, qui débordait de partout, sous un ciel plombant – les fleurs, les arbres, cette pelouse, la terre, les pierres – il reçut un choc d'une violence, que seuls les Islandais et les Finnois peuvent se représenter, du moins à mon humble avis, moi qui ne connaît rien aux cultures (mais peut-on encore parler de culture?) des peuples qui habitent le vaste monde, au nord d'une ligne qui va de Strasbourg à Bruxelles – à l'exception notable, bien sûr, des Brittons et ce, même si, de nos jours, tout le monde parle anglais. Et, en sus de cette attaque aussi minérale que végétale, il dut affronter, pour la première fois de sa vie, des oiseaux qu'il connaissait, mais rendus à une sauvagerie, qu'ils partageaient, sans doute, avec les autochtones.

Les pigeons : Il est pas en sucre c'pd !

Les corbeaux : Y'en a marre !

Le Geai : Cette fois t'es foutu !

Reprenant sa contenance, Terry Water : À présent qu'on a fait connaissance, si vous me racontiez pourquoi vous avez délaissé la vie trépidante du reporter pour cette thébaïde, certes familiale, mais, tout de même, c'est bien paumé, votre coin, sans vouloir blesser qui que ce soit.

Yucca : Je n'étais qu'une journaliste de base. Un soutier de l'info. Un petit soldat du journalisme. Mais, si vous voulez tout savoir, je vais vous l'expliquer en quelques mots.

Ils se mirent à marcher, d'un pas prudent, lentement, côte à côte, sur la petite allée, la semelle crissant sur le gravier.

Yucca : Durant ma jeunesse, je me croyais révolutionnaire. Parce que j'avais perdu ma mère, parce que je me sentais mal dans ma peau, parce que j'étais révoltée par ma condition et ma naissance, parce que je n'appréciais pas mon sort à sa juste valeur. Alors, avec d'autres étudiants, je voulais changer le monde. Radicalement. Du tout au tout. Mon père disait que je deviendrai clocharde ou millionnaire. Mais c'est le monde qui m'a changée. Et, au fil des années, alors que je prenais conscience de mon humanité, à mesure que je grandissais, j'ai compris que nos pratiques rebelles étaient devenues majoritaires, que nos manières de vivre pour faire table rase, étaient devenues bourgeoises. Jusqu'à me remettre entièrement en question.

Terry Water : Qu'est-ce que vous entendez par là ?

Les pigeons : Il est pas en sucre c'pd !

Yucca : Et bien, on voulait offrir la liberté au monde, par nos façons de faire... mais ce sont ces mêmes pratiques qui, aujourd'hui, le verrouillent et le cadenassent.

Terry Water : Mais encore ?

Le geai : Cette fois-ci t'es foutu !

Yucca : Je vais illustrer mon propos par quelques exemples. Rien ne vaut les exemples. Alors, par exemple on ne peut plus lire un livre, du début à la fin, mot après mot, dans le silence. Il faut picorer. On a obtenu, de haute lutte, le mariage pour tous, mais plus aucune hétérosexuelle ne sait ce que ça signifie, de se marier en blanc, à l'église, même par chez nous. On ne peut plus fumer du tabac, simplement du tabac, lorsqu'il n'est pas coupé avec de l'herbe. Ils appellent ça la santé. La société a permis le divorce, mais on ne peut plus s'engueuler, en couple, comme avant, pour mettre du piment dans l'existence. Il faut tout de suite rompre. Vous comprenez ce raisonnement ?

Terry Water : Boire un ou deux verres de vin chaque jour.

Les corbeaux : Y'en a marre !

Yucca : On ne peut plus faire l'amour dans le noir.

Terry Water : Se masturber de temps en temps.

Les pigeons : Il est pas en sucre c'pd !

Yucca : Lire la Bible pour y trouver de la poésie. Marcher seule dans la nature, alors qu'il n'y a jamais eu autant de randonnées et de randonneurs.

Moma, près des rosiers : Chanter sous la douche. Péter ou roter, seul, chez soi...

Yucca : Va te faire Met' Moma !

Moma : Oh, moi, ce que j'en dis...

Yucca : Boire indifféremment du thé et du café. Écrire pour le simple plaisir d'écrire. Se cultiver sans penser à monnayer son petit savoir acquis...

Terry Water : Faire un cadeau, sans raison, ou un geste sans arrière-pensée...

Yucca : Tout ça est devenu quasi-criminel ou ringard mais, de nos jours, c'est la même chose d'être ringard ou criminel.

Terry Water : Dormir plus de huit heures par nuit. Acheter son papier toilette au supermarché...

Les pigeons : Il est pas en sucre c'pd !

Le geai : Cette fois-ci t'es foutu !

Yucca : appeler sa vieille mère ou son petit père tous les jours...

Moma : Ne pas trier ses déchets.

Yucca : Se passer des écrans. Bref. Tout un tas de plaisirs simples qui ont disparu de la vie quotidienne parce que tout est devenu très compliqué.

TerryWater : Pour tout le monde...

Moma : Dire je ne sais pas.

Yucca : Quoi ?

Moma : Je ne sais pas.

Terry Water : Vous avez un jardin vraiment extraordinaire ! Vous avez de la chance d'avoir trouvé votre place au soleil.

Yucca : Il suffisait de partir, et de revenir, pour réenchanter le monde. Et, avec le petit, c'est idéal. N'est-ce pas Moma ?

Moma : Oh, moi, ce que j'en dis...

Terry Water : Quelle chance vous avez, tous les trois !

Les pigeons : Il est pas en sucre c'pd !

Les corbeaux : Y'en a marre !

Le Geai : Cette fois-ci t'es foutu !

Yucca : Si on rentrait, à présent ?

Terry Water : Il commence à faire un peu frisquet, non ?

Les mouettes : Ri-DI-CULE !

Moma : Oh, vos gueules les mouettes !

Terry Water : C'est vrai que c'est beau, la campagne...

8 – L'ours

À propos, vous n'auriez pas vu mon smartphone ? Je que croyais que je l'avais sur moi, lorsque je suis arrivé ; il a dû tomber de ma poche (Terry Water était de ces hommes qui portent leur téléphone dans la poche arrière droite de leur pantalon et qui ne ne se résoudraient jamais à changer cette habitude, même après une noyade dans les toilettes) je sais que ce n'est pas le moment – ce n'est jamais le moment – mais sans lui je suis perdu, abandonné, tout nu. Il était dans la poche arrière droite de mon pantalon, et a dû tomber durant mon sommeil. On ne va pas se raconter d'histoires. Si vous l'avez vu, vous seriez bien aimables de me le rendre. C'est grave, de faire des choses comme ça ! Sans ça, j'appelle...

Moma : Qui ? La police ?

Non, ce n'est rien. Un peu d'emballement. Ce n'est pas le moment de piquer une crise. On est si bien, au chaud, à l'abri, avec un livre. Ce n'est rien.

Moma : Tant que vous serez sous mon toit, vous serez en sécurité, et vous n'aurez pas besoin de la police, ni de smartphone. Pas plus que de vos doudous, ou de vos joujoux.

Sous mon toit, sous mon toit ; c'est un peu le mien aussi, tout de même. Et, de toutes façons, on n'est même pas sûrs que ce soit une vraie maison. Et puis, qu'est-ce que tu y connais, grand-père, en matière d'écrans ?Parce que, un seul clic, sur mon téléphone, et tu changes de nom, de classe d'âge, de profession, et je te prive de ta fille chérie, de ton petit-fils mal élevé, et de cette grande et belle maison que tu habites, sans savoir ce que c'est qu'une vraie maison. Alors, camembert !

Terry Water marchait, la tête basse, le front impressionnant de sérieux, la barbe peignée, la pas réfléchi, l'air concentré, en se demandant où il avait bien pu ranger son smartphone. Ma mère te conseille de regarder sous le canapé en cuir de vachette, ou dans ton lit, au niveau des pieds – on ne regarde jamais sous la couette, de ce bout-là du lit, c'est fou ce qu'on peut y trouver !

Terry Water : Saperlipopette ! Ils vont me rendre dingue ! Il faut que j'appelle quelqu'un. Mais qui ? Le psy ? Yucca, vous êtes sûre de n'avoir rien trouvé ?

Yucca : Même la télé, vous ne la trouverez pas, dans cette maison. Il y a une, pour les grandes occasions – étapes de montagne du Tour de France, cérémonies royales et rediffusion des films de Truffaut, principalement – mais vous ne la trouveriez pas, même si vous cherchiez toute la journée... Mais où ai-je bien pu ranger le poste de télévision ? Si j'avais un portable, je pourrais le faire sonner, en appelant...

Moma : Attention ! Elle va encore piquer !

Yucca : Je vais vous dire une bonne chose, Terry. Et à vous tous, par la même occasion. Lorsque j'étais enfant, un soir, après « Bonne nuit, les petits ! », je me suis levée, comme une somnambule, et j'ai vu, de mes yeux vu, un ours – un véritable grizzly du Grand Nord canadien – qui attendait son tour, devant la porte des toilettes, où une envie me pressait de me rendre, dans ma demi-inconscience. Psychanalyste ou pas, ça ne fait pas la différence. La télévision et la radio – je sais que ça peut paraître incohérent, au vu de mes activités passées – la télévision et la radio, ça n'a jamais servi qu'à fabriquer des consommateurs, qui achètent des marchandises inutiles, durant des loisirs qui sont, en réalité, leur seul travail : celui de réagir par la consommation de produits industriels qu'on leur a apportés sur un plateau, à des stimuli insignifiants, inventés par des publicitaires, dans le but unique de faire tourner la machine aveugle, sourde et inconséquente, en les lobotomisant au profit du seul capital. La télévision expose des fantômes et des ectoplasmes à des artefacts d'humains – les téléspectateurs – pour leur faire accroire qu'ils retrouveront leur humanité perdue en se déplaçant, seuls ou en famille, au supermarché, le samedi après-midi, pour remplir des caddies de marchandises pour le moins inutiles, au pire mortelles, le plus souvent dangereuses pour la santé. C'était ça, mon ours. Une réaction enfantine et un prise de conscience déjà adulte. Je ne sais pas si c'est à cause de cet ursidé fantasmé que je suis devenue journaliste mais, une chose est sûre, je m'en souviens encore, alors que j'ai oublié, depuis longtemps, les articles écrits, les gens rencontrés pour des interviews, et mes anciens confrères, tous plus pourris, par la compétition, les uns que les autres. Ce n'est pas de l'aigreur, ni de la mauvaise conscience, ni l'expression d'un manque : juste le constat que le monde est devenu malade, pour éviter que mon fils n'en développe tous les symptômes... Vous me suivez, Terry ?

Terry Water : Où ça ? Vous voulez en venir à l'Internet, et à mon téléphone ? Si vous savez où il se trouve, je vous somme de ne pas y toucher !

Yucca : Bien sûr que c'est là que je veux en venir... Aujourd'hui, après la révolution numérique, qui a ravagé le monde en à peine vingt-cinq ans, et surtout depuis la généralisation des téléphones connectés à Internet, l'individu moyen a perdu, pour de bon, toute son humanité - tout smartphone porte en lui l'entière condition de l'humanité numérique – et toute capacité de s'abandonner aux rêves, de devenir lui-même et de travailler pour devenir libre. Il n'y a plus d'ours depuis longtemps. Vous me suivez, Teddy ?

Terry Water : Moi, c'est Terry... avec deux 'R'...

Yucca : Chaque possesseur de téléphone connecté est devenu l'acteur d'une fiction, dont il se croit l'auteur et le héros, dont le rôle est de consommer de la fiction, dans une fiction de consommation, devant un miroir qui ne renvoie plus aucune réalité. Paz joli-joli, le miroir ! La religion, la politique, la philosophie, la littérature, bref, tout ce que nous aimions, ne sont plus que des matrices fictionnelles, dans lesquelles se moulent les individus – si on peut toujours les qualifier d'individus – pour servir de décors et de dialogues à des fictions d'être, en mimant l'être fictif. Elles n'ont plus aucun sens, dans le sens où le sens se révélait aux lecteurs jusqu'à ces dernières années. Et, dans le même mouvement de réification générale, le travail et l'argent ont, eux-aussi, perdu leur valeur. Si bien que le monde est devenu une fiction de monde, et que la guerre n'est plus visible que sur des écrans, même pour le pilote de chasse ou le conducteur d'un char d'assaut. Vous me suivez, Tobbie ?

Terry Water : Terry... Moi, c'est Terry... Et vous avez une solution ?

Yucca : La solution, si elle existe, ne peut venir que d'une histoire avec un homme et une femme, une histoire d'amour, dans un temps limité, hors du monde et loin des caméras et des téléphones connectés. Il faut croire au miracle, au sens premier, mais en dehors de tout dogme religieux ; seul le miracle permettrait de rendre la fiction réelle, et l'individu à son humanité pleine et entière.

Terry Water : Et de rendre à l'ours de l'enfance son pouvoir d'émerveillement...

Yucca : Vous voulez jouer ce rôle, Messie ?

Terry Water : Non, Terry... Thé-Riz ! T-ri... le rôle de l'ours ? C'est au-dessus de mes forces.

Yucca : Alors, ne vient pas m'emmerder avec ton smartphone de fabrication américano-chinoise, dont il est probable que tu ne maîtrises pas toutes les fonctions ! Et ne parle plus de téléphones connectés devant mon fils...

Terry Water : Je ne... je ne voulais pas... enfin...

Yucca : Je vous l'interdis ! Quant à nous accuser de vol ou de dissimulation, alors que nous vous hébergeons dans les meilleures conditions, depuis maintenant...

Combien, déjà ? Je ne sais plus, avec tout ça. Moi, aussi, je m'y perds...

Terry Water : Je ne sais plus que dire... Quand j'étais plus jeune, on pouvait accorder une guitare en écoutant la tonalité du téléphone, qui donnait le 'LA'... Aujourd'hui, même la musique est numérique... rien qu'une suite de '1' et de '0'...

Yucca : Et bien mettez-vous au diapason ! Et vite !

Comment vous m'avez trouvé ? Un peu analytique. Mais, bien, non, vraiment... Bien.

Parce qu'on a tous marre de cette insignifiance rampante, depuis le début de l'histoire... Mais est-ce vraiment une histoire ?

Yucca : Vous nous avez promis de l'analyse... alors, à vous de jouer, Water !

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