9 – L'oiseau de feu
On ne peut pas attacher un boulet à un autre boulet, pas plus qu'à une jambe de bois ou à un barreau de chaise ; il lui faut un canon ou une membre solide. Mais, la beauté de certains regards, qui tient de la somme des splendeurs observées, au cours de la vie, et du sublime habité, ainsi que de leurs souvenirs, gravés dans l'âme, a le pouvoir de lier deux êtres que tout oppose, d'outrepasser les lois morales et les diktats sociaux, de faire fi des anathèmes, d'exprimer la solitude, et de partager joie, tristesse et chagrin. Yucca était dotée d'un tel regard et, en levant le nez de son bol de café au lait, assis à sa place, dans la cuisine, comme poussé par des forces occultes, Terry Water ressentit l'envie de se livrer un peu, de lui offrir, en retour, quelque chose de personnel, de dévoiler un peu de son mystère à lui, de confier une part d'intimité.
J'ai fait un drôle de rêve, cette nuit.
Yucca : Et bien, vous allez pouvoir me faire une démonstration de ce que c'est que l'analyse... Je n'ai jamais bien compris ce que les gens comme vous entendaient par là...
Terry Water : Je venais de quitter une grande ville, peut-être Strasbourg, et je marchais dans la campagne, en cherchant le chemin qui me ramènerait au centre-ville, que je n'avais encore jamais quitté. Arrive un dénommé Frank, qui veut partir en randonnée, avec moi, pour aller voir un film – « Le Trou » de Jean Becker. On commence à marcher, tout en parlant du film qu'on va voir, et en jouant à la balle magique. Mais quelqu'un tombe dans un trou, creusé dans la route. Je tente de l'aider et un oiseau de feu pique droit sur moi et me crève l’œil gauche. C'est « le Trou » de Bertrand Tavernier. Une drôle d'expérience de cinéma. Ensuite, j'approche d'une rivière, je m'allonge sur un nénuphar, et je me laisse porter au fil de l'eau, en direction de la mer. C'est là que je me suis réveillé.
Yucca : Vous aimez le cinéma ?
Terry Water : J'ai beaucoup pratiqué. Mais je n'aime ni les acteurs ni les histoires. Je n'aime que les belles images et les belles lumières.
Yucca : Et vous croyez vraiment que ce rêve a un sens ?
Terry Water : Si j'en crois mes souvenirs de cinéphile amateur, « le Trou » est un film de Jacques Becker et non de Jean Becker. «Becker » ça veut dire « boulanger » en allemand. Cet élément du rêve fait probablement suite au repas de hier soir, durant lequel je vous ai demandé de me passer le pain. C'est un résidu de la soirée, tous les rêves se servent de la mémoire immédiate pour enrober leur vérité, sans intérêt analytique. La confusion entre Jacques et Jean est plus significative. Puisque, au lycée, mon meilleur ami s'appelait Jacques et que son père se prénommait Jean. Je l'ai perdu de vue depuis longtemps, parce qu'il est retourné vivre à la campagne, après des années urbaines et salariées, comme vous. Le jeu de balle n'est qu'une farce de l'inconscient moqueur qui fait le rapprochement avec le titre du film : ça donne « trou de balle. » Mais, en poussant un peu la réflexion, on obtient « trou de Bâle ». Car Bâle est la grande ville la plus proche, géographiquement, de Strasbourg, même si elle se situe en Suisse. Impossible de ne pas y déceler un clin d’œil à mon maître, Carl Gustav Jung. Et l'expression « clin d’œil » est appropriée puisque je me fais éborgner. Je me souviens que Bertrand Tavernier – sûrement une image de votre père, le « tavernier » étant un archétype de toutes les histoires autour d'un hôte de passage – a beaucoup œuvré pour la réhabilitation du réalisateur Mickaël Powell, dont le principal film s'intitule « le Voyeur. » Qu'ai-je vu d'interdit, depuis que je suis chez vous ? Peut-être le jardin d'Eden. Et l'animal qui me crève l’œil est un oiseau de feu. Comme le titre du ballet célèbre de Stravinsky. C'est une œuvre majeure du XX ème siècle avec « le Sacre du Printemps. » Le sous-entendu sexuel du désir qui renaît devient explicite. Dans « le Sacre du Printemps », on suit l'histoire du sacrifice d'une jeune fille, qui a pour but de glorifier le renouveau de la belle saison. C'est une cérémonie tout à fait païenne.
Yucca : Et bien, dîtes-moi, c'est quelque chose quand vous vous mettez à réfléchir !
Moma : Moi, l'analyse, ça ne me fait pas rêver...
Terry Water : Et, pour en terminer, sommairement – il me faudrait plus de temps pour faire une analyse plus poussée – je crois que l'impossibilité de regagner la ville, après m'être perdu à la campagne, est elle aussi assez explicite pour je vous épargne la glose.
Moma se grattait les cheveux avec ses doigts de fée. Yucca avait fini de faire la vaisselle de la veille.
Yucca : Et le nénuphar ?
Terry Water : C'est un moyen comme un autre de dire : « vogue la galère ! »
Yucca : Et vous en tirez quelles conclusions ?
Terry Water : Je ne sais pas. Peut-être que je suis trop bien chez vous pour que la situation ne révèle pas un danger caché, une chausse-trappe, un piège... qu'en dîtes-vous ?
Yucca : C'est impressionnant... Mais êtes-vous certain de ne pas avoir écouté une émission de radio, en dormant ? Moma écoute parfois la radio, dans sa chambre, lorsqu'il n'arrive pas à dormir... je dis ça, je dis rien...
Moma : Oh, moi, ce que j'en dis...
Terry Water remit un sucre dans son café. Puis un deuxième. Puis un troisième.
Tonnefort : Vous êtes dans la lune, Terry ! Vous aviez déjà mis du sucre dans le café...
Terry Water : À propos... Quelqu'un peut-il m'expliquer d'où proviennent ces déflagrations que l'on entend, la nuit, à l'étage ?
Yucca : Ce ne sont que les craquements de la charpente. Ça arrive de temps en temps. Surtout lorsque l'on reçoit des invités...
Terry Water : Alors ? Prête pour le grand saut ? Ça vous tente l'analyse ?
Yucca : Oh, moi, vous savez, ce que j'en dis... Lorsque l'on s'occupe d'une grande maison, on n'a pas besoin de psychanalyse. Il suffit de prendre conscience de ce que l'on fait, lorsque l'on range, que l'on fait le ménage ou la cuisine. Ça suffit à entretenir la santé mentale. Et à comprendre beaucoup de choses. Et puis, il y a le jardin...
Terry Water : Vous aimez la musique contemporaine et la danse classique ?
Yucca : J'ai fait cinq ans de Modern Jazz, il y a longtemps...
Terry était aux anges. Il avait enfin montré de quoi il était capable. Je vous l'avais dit que le récit allait finir pas s'incarner... Il est attachant, ce psy-chose... Vous ne trouvez pas ?
10 – La biche
Il serait peut-être temps de faire une petite toilette, vous ne croyez pas ? Ça fait combien de temps qu'on est comme ça, ensemble, sans le moindre égard pour les contingences, à l'abri de la résistance du monde, en lâcher prise, à la coule, en totale décontraction, dans l'oubli des autres et le seul souci de soi, comme dans une bulle de savon ?
Yucca : À propos de savon, j'en ai déposé pour vous, dehors, près du robinet, avec une serviette, un miroir, un rasoir, ainsi que quelques vêtements que Moma ne porte plus, depuis qu'il a pris du poids. Il serait peut-être temps de faire une petite toilette, vous ne croyez pas ?
Terry Water : J'avoue que je n'y avais pas songé... et que la matinée ensoleillée se prête à l'exercice, vous avez raison, ce n'est pas certain qu'une telle opportunité se représente de sitôt...
Moma : Le soleil, ça ne sert à rien de l'attendre.
Terry Water ; Que voulez-vous dire par-là, Moma ?
Moma : Je veux dire que regarder la météo, pour tenter de prévoir une matinée de soleil, c'est un peu comme boire seul, le samedi soir, en espérant sortir au milieu de la foule, plus tard, en discothèque. Dans tous les cas, on finit ivre à 22 heures, et le courage qu'on avait cultivé durant toute la première moitié de la soirée s'est envolé. La météo, c'est pareil. Le soleil, il faut le regarder par la fenêtre, et le consommer illico, sans autre préoccupation concernant l'avenir immédiat. Mais, moi, vous savez, ce que j'en dis...
Terry Water retira ses vêtements de pluie, qu'il portait depuis... (Mais oui, combien de temps déjà ? Encore ? Non, déjà. Encore déjà ? Non, déjà encore!) Le torse nu, glabre, court et rachitique, qui jurait un peu, et dénotait, pour le moins, étrangement, avec sa grosse tête et son petit ventre rebondi, il se lavait avec un gant, consciencieusement, face à l'antique robinet, duquel s'échappait un mince filet d'eau claire et glacée, les jambes, qu'il avait taille mannequin, bien ancrées sur le sol, fier de sa virilité, tout entier à sa tâche, et son visage exprimait un amour-propre, qu'on aurait tort de prendre pour du dédain. Il se passa la tête sous l'eau et, se redressant vivement, il croisa, une seconde ou deux, le regard de Yucca, qui le scrutait, depuis quelques minutes, et n'avait rien perdu de la scène, depuis un coin de la fenêtre de la cuisine, avant qu'elle ne retournât à ses ténèbres. Il observa sa barbe dans le petit miroir à main ; elle avait encore poussé, et présentait tous les signes et les stigmates d'une barbe de vieux sage, ou de dieu antique, dont, il nous faut l'avouer, il tirait une bonne part de son orgueil de mâle. Il aurait pu se raser. Moi aussi. Mais nous le fîmes pas. (Quel piège grossier!) Sur la pergola, à l'arrière de la maison – qui a donc bien, un avant et un arrière – une glycine jaune, aussi appelée cytise, embaumait l'atmosphère printanière d'un parfum sensuel, tout en démontrant, par ses fleurs en corolles, une vigueur certaine. Soudain, comme prenant subitement conscience de la situation, Terry Water se demanda si Yucca n'avait pas essayé, en le dénudant ainsi, extra-muros, de projeter sur lui et sur ce qu'il représentait, un de ces phantasmes dont les femmes célibataires ont le secret, et qui vous transforment en pur objet de désir, en esclave, en chose. Elle ouvrit la fenêtre et lui lança, le surplombant de deux bons mètres : Alors beau gosse, on se la joue baroudeur ? Ça vous dirait une petite balade dans les bois ? À présent que tout le monde sait que vous êtes capable d'hygiène et de dignité, on pourrait peut-être risquer de se salir... C'est comme ça, la campagne, vous savez ?
Quelques nuages bas dans le ciel d'azur les précédaient sur le chemin caillouteux, et une brise légère les accompagnait, leur caressant le visage, telle une plume de paon. (Vous allez pouvoir apprécier toute l'audace de cette métaphore très bientôt...)
Terry Water : Je voulais vous dire...
Yucca : Non, ne dîtes rien.
Terry Water : Je ne suis pas celui que vous croyez...
Yucca : Je sais. Chhhuuut...
Ils longèrent un champ de blé vert, suivirent un sentier herbeux sur quelques centaines de mètres, pénétrèrent dans un bois de feuillus – à l'intérieur duquel elle retenait les branches basses, devant lui, pour faciliter leur progression - descendirent une ravine puis, au beau milieu d'une clairière parsemée de digitales, de marguerites sauvages et d'iris aquatiques, un petit ru coulait paisiblement. Il s'agenouilla au bord de l'onde limpide et aperçut un reflet, qui le ramena plusieurs jours en arrière, lorsque Yucca était venue le secourir, dans la chambre hantée par la chauve-souris. Était-ce l'autre moitié de l'image réfléchie par la glace de l'armoire ? Cette fois-ci, il parvint à l'identifier : des sabots et des jambes de bouc, un corps monstrueux et deux cornes incongrues sur le sommet du crâne, l'ensemble d'une laideur épouvantable. Pas de doute, il s'agissait de Pan, le dieu grec de la nature, si gai, si affable et si primesautier que, malgré sa hideur, tous les autres dieux de l'Olympe l'appréciaient.
Terry Water : Cette rivière, ce bois, cette clairière... C'est drôle, d'ordinaire ce sont les rêves qui suivent la réalité...
Yucca : Chez nous, c'est souvent l'inverse.
Terry Water : vous connaissez l'histoire de Pan, dans la mythologie ?
Yucca : Oui, un peu. L'histoire de la nymphe qu'il transforma en roseaux, parce qu'elle le trouvait trop laid, et avec lesquels il inventa la flûte de Pan. C'est ça ? Je préfère Pan-Pan.. que voulez-vous, on ne se refait pas...
Terry Water : Vous voulez parler de votre mère ?
Yucca : Non. De Bambi !
C'est à cet instant précis que Terry Water et Yucca purent observer, de l'autre côté du ruisseau, à portée de mains, une jeune biche venue s'abreuver, paisiblement. Elle tremblait de tout son pelage brun et blanc. Elle buvait. Silence. Puis regagna les sous-bois, comme elle était venue, intrépide et gracile à la fois, majestueuse et fragile, libre.
Terry Water : Vous avez vu...
Silence, j'ai dit !
Terry Water : Quelle grâce ! Quelle beauté simple et pure ! Quelle merveille de la nature !
C'est alors, annonçant son arrivée en marchant sur des branches mortes, et en froissant les feuillages, que Moma fit son entrée dans la scène, fusil à l'épaule.
Moma : Pan ! Pan ! Pan ! Fit-il, en mimant le chasseur qui abat un gibier, après une longue traque.
Terry Water : Je préfère Pan, tout court !
Yucca : Et moi, mon cœur penche toujours pour Pan-Pan !
Vous voulez toujours vous laisser dériver sur le cours d'une rivière, pour atteindre l'océan ? Quand on se recueille sur la berge d'un ruisseau, n'a-t-on pas déjà le sens de sa destination ? Rentrons, s'il vous plaît... J'ai la tête qui me tourne un peu. Et les jambes flageolantes.
Terry Water : Vous allez bien, You ?
Moma : You quoi ? K-you ?
Yucca : Rentrons, vous voulez bien... le soleil se couche. La nuit va tomber. Le temps se gâte. Ils ont prévu un coup de vent, la nuit prochaine.
Puis, alors qu'ils se relevaient du tapis de mousse sur lequel ils étaient assis, surgit Tonnefort, qui avait suivi Moma et les observait.
Tonnefort : Pin-Pon ! Pin-Pon ! Pin-pon-pin !
Yucca : Du secours ! Nous sommes sauvés !
Moma plongea le double-canon de son fusil dans l'onde claire : Vous connaissez la réfraction, Terry ? Lorsque l'on plonge un bâton, une tige en fer, ou un mât, dans l'eau, on observe une torsion de la matière. On a l'impression qu'il n'est plus rectiligne. C'est un phénomène dû à la déviation de l'onde lumineuse lorsqu'un objet franchit la surface de séparation de deux milieux... ici, en l'occurrence, l'air et l'eau. Vous me suivez ?
C'est pas un peu tordu, tout ça ? Et si on essayait de redresser la barre ?
11 – Le cheval
C'est qui Roger et Gégé ? Ma mère, encore. Je t'entends parler de Roger et de Gégé depuis trois jours, et je ne sais toujours pas qui c'est. Patience, Maman ! Tu le sauras bien assez tôt. Et tu risques d'être déçue, comme toujours... M'enfin, si tu y penses depuis si longtemps, c'est qu'ils te posent un réel problème, non ? Jamais entendu parler de Roger et Gégé, auparavant. C'est toujours comme ça : tu te fais avoir ! Tu rêvasses, tu fais des plans sur la comète, et tu te fais avoir... et, le plus souvent, par des inconnus...
Mais, oui, au fait : c'est qui Roger et Gégé ? J'ai commencé à m'en faire une petite idée... mais je ne sais pas si je peux oser faire ça... Allons-y... allons-au-zoo !
Terry Water : C'est qui Roger et Gégé ?
Le silence qui régnait depuis de longues minutes, dans la grande salle à manger, pur comme le feu qui flambait dans la cheminé monumentale, et grandiose comme toutes les petites choses auxquelles les humbles prêtent du sacré, le silence se fit plus pesant, comme si, par sa question naïve (mais c'est qui le plus naïf dans cette histoire?) Terry Water avait touché le point sensible, atteint le centre névralgique, qu'il s'était introduit dans la zone sécurisée de la famille, et qu'il avait dévoilé, sans pudeur aucune, le secret le mieux gardé de l'histoire.
Moma : Si vous voulez comprendre le petit poème encadré, signé Roger – c'est bien de ça dont vous parlez, non ? - il vous faudra d'abord regarder l'eau-forte accrochée à son côté. Et quand je dis « regarder », je veux dire « voir », si vous voyez ce que je veux montrer.
L'eau-forte, signée Gégé, représentait un couple de paysans, travaillant dans les champs, autour d'un cheval de trait tirant une charrette pleine de choux-fleurs – les trois dans une peine et une douleur qui frisaient la caricature doloriste.
Terry Water : C'est personnel ?
Moma : À votre avis ?
Terry Water : Je veux dire... ça vous représente ?
Moma : C'est bien ce que j'avais compris... Hum, hum... Il y a quelques années encore, alors que Yucca était encore enfant, nous avions une petite ferme. On y cultivait des légumes, avec ma femme. C'est elle Gégé ; moi c'est Roger. Moma n'est qu'un surnom, qui m'a été donné sur le tard. Gabrielle était une femme exceptionnelle. Vous pouvez me croire. Aussi courageuse aux champs qu'inventive à la maison, espiègle par moments, joyeuse tout le temps, forte et dure comme un roc, et féminine et coquette à la fois. On a vécu des années merveilleuses. C'était vraiment une grande aventure.
Tandis que Yucca s'était placée devant la cheminée, dos aux flammes verdoyantes, les mains derrière le dos, comme pour se réchauffer les fesses, qu'elle avait galbées (évidemment), TerryWater remarqua un petit tremblement sur les avants-bras nus et hérissés de poils de Moma, dont la taille devait approcher de celle des cuisses d'un psychologue ordinaire. Il voulait rompre, à nouveau, ce silence suggestif : Moma en avait trop dit, ou pas assez.
Terry Water le laissa reprendre son souffle – il ne l'avait pas entendu prononcer plus de deux phrases à la suite, depuis le début du roman : C'était une époque bénie pour tout le monde...
Moma : Une femme exceptionnelle, vraiment, à tout point de vue...
Yucca : Tu radotes, Moma... Tu radotes... Aux faits, aux faits !
Moma : C'était un temps où les mots « aventure de la vie » et « liberté » signifiaient vraiment quelque chose et, paradoxalement, englobaient un projet commun, une histoire partagée par tous. Nous avons travaillé avec Charlot, le cheval que vous voyez représenté là, jusque dans les années 80. Une femme exceptionnelle, vraiment... à tous les niveaux...
Yucca : Tu radotes... Au fait, au fait !
Moma : De nos jours, tout le monde est intégré. Je ne parle pas de l'intégration des étrangers ; je vous parle de la vie préfabriquée, de l'exercice sous contrôle, de l'investissement sous tutelle. Ça a commencé par l'agriculture. De nouvelles machines, des produits chimiques, des outils sans cesse plus sophistiqués... et la conséquence : la prise de pouvoir des techniciens. Avec son pendant économique : la montée en puissance des grands groupes alimentaires et des multinationales, qui ont transformé chaque paysan en salarié sans salaire. Aujourd'hui, c'est valable pour l'ensemble de la société ; chaque travailleur a, sur le dos, un technicien qui regarde par-dessus son épaule, à longueur de journées. Nous, nous n'avions pas besoin de nounous. Et je ne parle même pas des métiers commerciaux. Ni de toutes les techniques de vente... Même le droit est devenu si complexe – techniquement parlant – que les hommes de l'art sont obligés de faire appel à des intermédiaires – et, puisque personne n'est censé ignorer la loi : tous coupables ! Et dans la santé : tous malades ! Et si vous désirez en savoir un peu plus, il vous faudra affronter des robots, ou vous démerder avec des tutoriels à la con ! Ceux qui ne travaillent pas n'ont plus accès à la science du bonheur, et les travailleurs n'ont plus le loisir de la joie. Il reste la retraite, et le grand âge, après une vie d'esclave et d'exploitation, pour découvrir à côté de quoi on est passé, sans savoir, sans vouloir, sans rêver, sans désirer... Quant aux derniers hommes libres... ils se font tous enfermés !
Yucca : Arrête-toi là ! Terry a compris. Sinon, ils vont encore nous envoyer l'assistante sociale...
Terry Water : L'assistante sociale, vraiment ? Mais pour que faire ?
Moma : Et dans votre domaine, Terry, ça doit être à peu près la même chose, non ?
Terry Water : Oh, moi, vous savez...
Yucca : Terry croit que tu défends la position selon laquelle : c'était mieux avant... Mais, non, c'est juste que c'est de pire en pire...
Moma : Une femme exceptionnelle... vraiment... Et une aquafortiste de talent...
Terry Water : Et le poème ? Celui qui est encadré...
Moma : C'est un poème que j'ai écrit, quelques temps avant notre mariage, et qu'elle a calligraphié par la suite, des années plus tard. C'est tout ce que je lui ai offert de valable... Elle méritait tellement mieux que ça ! Je laisse à Yucca le soin de vous aider à le déchiffrer, si vous avez des difficultés en analyse textuelle... Je monte me coucher... Je suis las...
Yucca : Oh, non ! Pas là !
Moma : Ben si... Las...
Terry Water s'approcha du poème calligraphié avec brio, encadré et accroché au-dessus de la cheminée, et entreprit de le lire attentivement...
« La Géo
O dans G dans l'O
G dans l'O dans G
G dans G ment G
O dans l'O rend G
O sans G chant G
G sans O lent G
O sans O pend G
G sans G laid G
G par l'O vend G
O par G a G
O dans G mur G
G dans l'O pur G
G pour G fille G
Gégé a long G
Un petit G rare ?
O O O rot G
i i i G G
Géo sait l'O G
Roger. »
Terry Water ne parvenait pas à réprimer un certain malaise, ni à dissimuler sa gêne, dont il ignorait pareillement les causes, et n'osa pas exprimer le moindre commentaire. Un silence abscons les enveloppait, devant le feu qui s'éteignait, et dont les braises rougeoyaient encore. À cinquante ans, on peine à se souvenir d'avoir été un volcan ; et ou souffle sur les brandons, en oubliant avoir inventé le feu. Comme à son habitude, Tonnefort surgit comme un petit diable sorti de sa boîte et lança, à l'encan : Salut la compagnie ! Puis, s'adressant plus directement à Terry Water, qui s'était senti seul visé par l'apostrophe, il ajouta : J'en ai une bonne, si la poésie vous intéresse... Saviez-vous, Terry, qu'avant, jamais ça s'écrivait avec un J et maintenant avec un M ?
Terry Water était interloqué, surpris par ce brusque changement de ton, ébaubi...
Yucca : Souvent avec un S. Et parfois avec un P.
Tonnefort : Mais tout le temps avec trois T.. ah, non, deux ! Ben si, trois ! Un seul ?
Moma : Et tous les jours avec un J...
Terry Water ressentait à présent une sorte de.... plus que de la peur... une sorte de frayeur devant ce petit monstre, sorti de nulle part. D'où pouvait-il connaître tout ça ? Et comment faisait-il pour intervenir toujours de cette façon ?
J'ai ma petite idée sur la question, mais je me garderai bien de la communiquer à Terry Water... Il n'est vraiment pas à la hauteur, ce psy-machin-chose. Tu voudrais le connaître ? Ça te va, maman ? Pas trop déçue ? C'était ça, l'histoire de Roger et Gégé.
12 – La chatte
Et si on faisait une pause, ma petite chatte ? Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Tu es bien nerveuse... Tu as faim ? C'est quoi cet air chargé de mystère ? On dirait que tu prépares un mauvais coup ! J'étais tranquille, dans cette pièce de la maison, de moi seul connue, que j'appelle le Rêvoir. Un petit bureau, devant la fenêtre ; un petit matelas à terre ; quelques vieux vêtements, éparpillés ; une chaise en bois supportant une plante verte ; des plaids en cachemire ; des cartons vides et d'autres pleins ; mon attirail de fumeur ; des dessins d'enfant, au mur ; un miroir à l'ancienne, encadré de frises en bois ; un vieux téléviseur (tiens, je l'avais oublié, celui-là...) et des livres, des livres partout, du sol au plafond, dans une bibliothèque, parterre, sur le bureau et la chaise. Je sirotais mon thé déjà froid, le mug posé sur le rebord de la fenêtre, parmi la peinture qui s'écaille en minuscules fragments ; j'étirai mes orteils dans mes charentaises, me détendis tout le corps avec quelques mouvements d'étirement et attrapai, abandonné sur le guéridon (mais si tu es gai, ris donc!) « la Violence et le Sacré » de René Girard, en poche. C'est une drôle d'histoire. J'avais acheté ce livre sur Internet et, sur la photo qui accompagnait l'annonce, ce sourire de l'auteur qui me tapa dans l’œil, de toutes ses dents, déjà vu dans mon existence passée, et dont je ne parvenais pas à identifier le propriétaire. Et puis, après y avoir pensé sans arrêts, durant plusieurs jours, je me suis souvenu où j'avais vu ce sourire à l'américaine. Il me venait directement d'un petit film pornographique, visionné, sur YouPorn, un soir de flemme, et il était entré si profondément en moi, qu'il resurgissait, des mois plus tard, sur la couverture d'un livre de philosophie. Le plus étrange, dans l'affaire, c'est que l'actrice X qui me souriait ainsi, de façon si aguicheuse, jouait, dans sa scène ultra-chaude, le rôle d'une psychanalyste, accueillant, dans son cabinet cosy, et sur son divan coloré, un jeune homme timide et gauche. J'avais pris ma décision : je ne lirai pas « la Violence et le Sacré », ni aucun autre livre de René Girard dont, pourtant, on m'avait plusieurs fois vanté les mérites. Il y en a beaucoup, des livres. Si on commence comme ça, ça peut aller très loin...
Soudain, me tirant de ma réflexion, un bruit sourd, dans la pièce. Je me retourne. C'est Olga, ma chatte, qui a encore renversé une pile de livres. Oh, toi, alors ! Tu n'en rates pas une ! Allez, sors de là, maintenant ! Et va voir dehors, si j'y suis ! Elle s'échappa du bureau par la chatière, coupable non repentie.
Je me saisis du premier des ouvrages tombés de la bibliothèque : « La Littérature à l'Estomac » de Julien Gracq. Une claque, à l'époque, que je voulais relire.
À Table ! Ma mère, encore. J'arrive. Un instant... Je finis ce que j'ai commencé...
J'attrape un autre livre qui a chu : « Jung animiste ? » Je l'ouvre, au hasard : « Au cours des pratiques rituelles, les indigènes endossent les peaux et autres parties d'animaux, ours, jaguars, etc. » Bien. Tout cela est connu. Le suivant : « Voyage au Bout de la Nuit. » Je l'ouvre. La tranche est cassée en de nombreux endroits. Je tombe sur l'épisode de la mort du petit Bébert, face à laquelle Bardamu est impuissant. Des années plus tard, Céline donnera le nom de cet enfant à son chat, Bébert. Et Bébert deviendra la chat le plus célèbre de la littérature. Dans la vie, il accompagna l'auteur sulfureux jusque dans sa fuite à Sigmaringen. Dans les romans d'après-guerre, il apparaîtra souvent. Et si j'offrais la compagnie d'un Bébert à la petite Olga ? Il faut tout envisager, dans la vie, et il faut transposer, dans les romans.
Un autre roman, parterre : « Raboliot » Page 176 : « Depuis le passage du garde, l'assommoir était tombé encore, écrasant un second écureuil. »
À table ! Oh, non, pas un écureuil ! Je ne pourrais pas. Quelle idée saugrenue d'avoir fait entrer Maurice Genevoix au Panthéon ! Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ! Pourquoi pas l'auteur anonyme de « Rouget le Braconnier » ? Céline ? Impossible, bien sûr. On ne lui pardonnera jamais son génie, à Céline. Ni sa naissance. Ni tout le reste...
Tiens, revoilà Olga ! Par la petite entrée, taillée dans le bas de la porte. Alors, minette ? Où étais-tu passée ? Qu'est-ce que tu as mijoté encore ? Pourquoi tu m'as laissé seul ? Sa-lo-pe ! Sa-lo-pe ! Olga se dirigea vers le coin de la pièce et se mit à renifler un livre. Je reconnus le jaune marron de la couverture des anciens « Champs – Flammarion. » Ah ! « L'Agression » de Konrad Lorenz. Je l'avais mis de côté, en prévision de ce roman. Au hasard : « Il est par exemple très important pour la taxonomie des reptiles et des oiseaux que ces animaux ne bâillent pas ; mais avant Heinroth aucun zoologiste n'avait fait cette constatation. »
Ça va être froid ! Qu'est-ce que tu fais, encore ? Je bâille comme un héron. Héron Héron, petit, pas tapons ! Allez, il faut bien manger. Et même des animaux, de temps en temps.
En arrivant dans la cuisine, je trouvai un bol de soupe fumant, posé au milieu d'une assiette, une demi-baguette, une brique de lait entamée, et un peu de beurre, sur la table, sans le moindre couvert. Ma mère me demanda si je me souvenais du « Renard et la Cigogne. » Elle me le récita sans la moindre hésitation, sans le moindre accroc, avec le ton qu'elle prenait lorsque je faisais mes devoirs, après l'école, sur cette même table. La morale ?
« On servit, pour l’embarrasser / En un vase à long col, et d'étroite embouchure / Le bec de la cigogne y pouvait bien passer / Mais le museau du Sire était d'autre mesure / Il lui fallut à jeun retourner au logis / Honteux comme un renard que la poule aurait pris / Serrant la queue, et portant bas l'oreille / Trompeurs c'est pour vous que j'écris / Attendez-vous à la pareille. »
Je plaçai mon pouce et mon index autour de ma gorge, pour vérifier le pouls. 80. ça va. Merci, maman... je retourne au bureau. J'ai du travail. Et, de toutes façons, je n'ai pas faim quand j'écris. Je m'en vais retrouver Olga. Tu n'as que la parole en trop... Olga ? Olga ? Où es-tu, ma petite chatte ? Olga ? Terry ? Yucca ? Mais où ai-je bien pu laisser mes lunettes ?