13 – Un (autre) renard
Qu'est-ce que c'est ?
Ceci est une pipe.
Yucca ne savait que penser de cet accessoire exotique, dégainé par Terry Water, à ce moment précis, d'un lieu incongru connu de sa seule mémoire, et elle était prête à se fâcher, vexée de reconnaître que l'imagination de celui-ci pouvait avoir prise sur son territoire à elle, qu'il pouvait y faire des secrets - sa maison, son jardin, ses meubles.
Yucca : Et ça, vous savez ce que c'est, que ça ?
TerryWater : On dirait un balai...
Yucca : Et bien, non ! C'est beaucoup plus que ça...
Et de commencer à balayer le sol de la cuisine, de long en large, de petits sauts de puce en grands bonds en avant, concentrée sur ce qu'elle faisait, et délaissant Terry Water à sa solitude ontologique. Il se sentait gêné, agacé, gauche, ignorant comment réagir à cette geste d'une banalité triviale et, pourtant, chargée d'une volonté et d'une efficacité millénaires. Il voulait rompre le silence de la scène domestique, bien qu'il sentît, intuitivement, que ce n'était pas la meilleure chose à faire.
Terry Water : On dirait que vous avez fait ça toute votre vie durant...
Yucca : Ce que je sais faire, je le fais bien. Et je le fais bien parce que j'ai appris à bien le faire... et que j'ai oublié. Qu'il s'agisse de passer le balai, de cuisiner ou d'écrire un article, on n'échappe pas à cette règle universelle : il faut apprendre et oublier. Lorsque je suis revenue vivre chez mon père, je n'avais jamais passé le balai de ma vie. Tous les matins, je cognais le manche contre le bas des meubles, je heurtais l'outil contre les murs, je me tapais la tête contre les portes, je faisais un boucan d'enfer. Et puis, j'ai appris à balayer – mélange d'expérience et de souvenirs revenus du passé. Mais ça ne suffisait pas ; j'avais toujours des difficultés à le faire bien ; parce que, en balayant, je pensais sans arrêts à la perfection. À présent, je ne réfléchis plus à la manière de faire ; j'ai oublié l'apprentissage ; et je pense uniquement à balayer la maison, c'est ma tâche, tous les matins. Et si vous bougiez de là, que je puisse poursuivre ?!
Terry Water : Oh, pardon... je vous dérange... Je sors.. fit-il, blessé dans son orgueil et quasi-terrorisé par le balayage énergique.
Fous l'Camp, au pied !
Moma appelait la chienne, qui avait commencé à grogner sur Terry Water, alors qu'il continuait à tailler les rosiers – activité qui occupait la majeure partie de son temps, à la belle saison – comme une métaphore de sa vie passée.
Moma : Vous savez, Terry, les roses c'est encore plus beau que ce que vous pouvez imaginer... Mais leur principale qualité, celle qui m'émerveille le plus, c'est la capacité à s'ouvrir, même en boutons, longtemps après avoir été coupées, dans un joli vase. Même plusieurs jours après. Vous ne le saviez pas ? C'est tout de même autre chose que le spectacle d'un poulet qui continue à courir lorsqu'on lui a coupé la tête...
Terry Water, affolé : À propos, Moma.. . C'est quoi toutes ces détonations qu'on entend depuis ce matin ? Une carrière ? Des enfants qui jouent avec des pétards ? Ou quoi ?
Moma : Nous sommes dimanche, Terry... (C'est aujourd'hui dimanche / Pour toi jolie maman / Vous connaissez la chanson, n'est-ce pas ?) Et le dimanche, à la campagne, en période d'ouverture, c'est le jour de la chasse. C'est sacré, la chasse !
Et, alors que Terry Water se souvenait de la folle nuit, durant laquelle il avait atterri en ces lieux – les aboiements des chiens, les projecteurs de l'hélicoptère, la corne de brume – il perçut de nouvelles détonations, qui le plongèrent dans un état proche de la terreur – cette terreur archaïque, qu'il n'avait jamais réussi à mettre au jour, en quinze ans d'analyse.
Yucca, par la porte ouverte : Belle journée pour mourir, vous ne trouvez pas ?
Terry Water : Vous croyez qu'ils ont eu Bambi . ?
Deux nouveaux coups de feu, rapprochés. Puis un autre. Et encore un autre, tout près.
Yucca : Lorsque j'étais enfant, parfois, mon père m'amenait avec lui à la chasse. Mais le fusil n'était qu'un prétexte, et le gibier que nous cherchions rien qu'un contexte... nous cherchions à partager quelque chose avec lui... pas à le tuer... On ramassait des châtaignes et nous croquions, à belles dents, dans les pommes vertes. Mais les viandards, ça a toujours existé.... et, certains d'entre-eux, s'ils se trouvaient face à un représentant de l'autorité, ou quelqu'un d'un peu différent, ne manqueraient pas de tirer !
Terry Water : Comme vous y allez !
Yucca : Mais on ne peut juger que les faits. Même en matière de crime, on ne peut juger de l'intention. Il faut attendre que le pire advienne, et il advient toujours, avant de pouvoir punir son auteur. À la campagne, on juge sur pièce et on se paie sur la bête... N'est-ce pas, Moma ?
Moma : oh, moi, ce que j'en dis...
Terry Water, de plus en plus apeuré : Mais vous n'en pensez pas moins...
Moma, avec un accent américain impossible : Well, François... You know, François.. Life is too short and time is long... Whisky is strong and women beautiful ! You understand, Terry ?
Terry Water : Je ne sais pas... enfin, je veux dire : I don't know...
Moma : Ben alors ? Vous n'aimez pas mon imitation ? Vous n'avez pas reconnu Jim Harrisson ?
Soudain, deux coups de feu, tout proches. Et le plomb qui retombe en pluie sonore, sur les ardoises du toit.
Yucca : Il vaut mieux rentrer se mettre à l'abri. Il va pleuvoir ! Regardez ce qu'il ont fait, l'an passé.
Et de désigner du doigt, à un Terry Water abasourdi, un petit trou dans la vitre de la porte-fenêtre : Des barbares, ces gens-là ! Ça fait longtemps que Moma ne chasse plus.
Terry Water était si faible sur ses jambes flageolantes, qu'il crut qu'il allait s'évanouir. Yucca le mena, par le bras, jusqu'au canapé du salon (Mais si, vous savez, le canapé en cuir de vachette!) Il s'allongea.
Yucca : On n'entend plus de détonations. Ils ont dû l'avoir. Un renard, sûrement. La battue a pris fin. Ce n'est rien, Terry. Un peu trop d'émotions un peu trop fortes !
Terry Water, du bout ses lèvres : La balle est dans votre camp...
Yucca : Oui, Terry... Et le fusil aussi !
Il lui sembla qu'il était mort.
14 – La chouette effraie
L'après-midi était passée, languide et monotone, triste et chargée de mystère, le soleil et la pluie avaient alterné, le vent était tombé ; ainsi va la vie à la campagne, toujours fidèle à elle-même, mais jamais tout à fait pareille. Moma avait taillé les pommiers de l'allée, prenant bien garde de ne pas gâter la floraison ; Tonnefort avait joué aux petits Indiens, dans les prés alentours ; Yucca avait disparu ; et Terry Water, confiné dans sa chambre, échaudé par les coups de fusils de la veille, avait joué au casse-tête chinois – l'ancêtre du Rubik' Cube, en deux dimensions – retrouvant le plaisir enfantin de résoudre un problème que l'on n'a pas. Par la fenêtre ouverte, les volatiles du jardin avaient rythmé le temps qui était passé, aussi réguliers et inopportuns que la comtoise, dont le tic-tac lui parvenait, depuis le rez-de-chaussée, mais avec force de présage.
Les pigeons : Il est pas en sucre c'pd !
Les corbeaux : Y'en a marre !
Le geai : Cette fois-ci t'es foutu !
Peu avant dix-huit heures, Terry Water, dont l'angoisse n'avait cessé de croître, aggravée par l'absence de Yucca, s'était allongé, pour un petit somme réparateur, avant le dîner. Il s'était réveillé en sursaut et en sueur, alors que Tonnefort frappait à la porte. Cinq coups brefs et rapprochés, comme le veut la tradition. Terry Water avait prétexté une migraine et il avait décliné l'invitation à s'attabler, une nouvelle fois, en famille. Puis, après l'avoir regretté amèrement, écoutant la musique profonde de son estomac qui gargouillait pour réclamer son pain quotidien, il avait replongé dans un sommeil agité et thérianthrope.
Alors que vingt-trois heures sonnait, dans la salle, il s'était réveillé, s'était levé et, poussé par une intuition puissante, il s'était approché de la fenêtre. En bas, dans la nuit presque noire, alors qu'un rayon de lune, dans le ciel voilé, donnait un air pittoresque à la scène, une lueur s'alluma, échappée d'une lampe torche probablement, et avant qu'elle ait tourné à l'angle de l'imposante bâtisse, il discerna le visage de Yucca, livide et transparent, à la fois incandescent et éteint – le regard, sûrement. Sans réfléchir plus avant, il enfila le vieux jean ayant appartenu à Moma, se mit en quête de descendre, afin de la rejoindre et de résoudre l'énigme posée par son éclipse de l'après-midi et sa ré-apparition nocturne. Arrivé à son tour sur la terrasse, rendue glissante par la mousse, il s'engagea dans la cour, les gravillons crissaient sous ses pas, et partit à la recherche du fantôme de son hôte. À la faveur d'une éclaircie, comme s'il avait décroché la lune des nuages qui la tenaient prisonnière, il entreprit de pousser jusqu'à la grange, dont le pignon en pierre menaçait de s'écrouler depuis des années, promis à sa ruine prochaine. Une branche de sapin lui gifla le visage, son pied heurta une grosse pierre, il manqua perdre l'équilibre, et arriva enfin à la porte de l'antique grange – une large porte en fer, coulissante, qui donnait au bâtiment un air plus lugubre qu'il n'aurait fallu. Au milieu, on devinait une machine agricole, dont il ignorait l'usage, abandonnée à sa rouille, une échelle en bois, qui menait à un grenier au sol en planches, quelques sacs d'engrais vides ou à moitie-pleins, ainsi que le cadre d'une très vieille bicyclette, privée de sa roue avant.
Terry Water était convaincu que Yucca était là, quelque part, cachée dans un recoin, mais il n'osait l'appeler, craignant il ne savait quelle catastrophe s'il prononçait le moindre mot. Soudain, il perçut un petit bruit contre le plancher, au grenier, il fit mine de s'engager vers l'échelle, et c'est alors qu'un cri terrifiant résonna à ses oreilles, en même temps qu'un gros animal volant lui griffa le visage, avant de sortir par l'entrebâillement de la lourde porte, d'un battement d'ailes furtif.
Ce n'est rien. Calmez-vous, Terry. Ce n'est qu'une chouette effraie. La voix lui parvenait depuis le fond de la grange, sur la gauche, du côté d'un grand bidon d'huile de moteur. Il s'avança, distingua une lueur, devina la présence d'un rideau – en réalité, une bâche tendue entre deux poteaux – et, la repoussant de la main, découvrit une scène qui le paralysa. Yucca était là, agenouillée, tremblante, immobile comme la nuit. Des larmes coulaient sur ses joues, et elle semblait absorbée dans une profonde méditation. Devant elle, un petit autel sommaire, fait de grosses pierres tombées du pignon, surmonté de la photo d'une femme habillé de blanc, décoré de petites bougies, semblables à ces chauffe-plats qu'il avait déjà vus chez des amies, auparavant, et orné de plumes et d'un récipient contenant de l'eau de pluie.
Les chouettes effraies sont impressionnantes, mais elles restent inoffensives, tout comme les hulottes, les chevêches et les hiboux. On les appelle les dames blanches.
C'était bien Yucca, mais comme transfigurée par la prière. Terry Water demeura interdit, stupéfait, et toujours aussi terrifié. Enfin, Yucca alluma sa lampe torche, les tirant de ténèbres qui auraient pu se révéler plus dangereuses encore, si elle les avait prolongées jusque dans son âme. Lorsqu'elle éteignit les chandelles, humectant ses doigts de salive, puis pinçant la flammèche entre le pouce et l'index, Terry Water remarqua le grand bouquet de roses, majestueux, magnifique, posé sur le bord d'une ouverture, percée dans l'épais mur, en forme de niche. Il bafouilla, sans réussir à prononcer le moindre mot.
Yucca : J'imagine que vous croyez en dieu, n'est-ce pas, Terry ? Les hommes comme vous ne croient pas en un dieu omniscient et omnipotent ; ils le cherchent et le trouvent entre les lignes, derrière les mots, dans le secret des bibliothèques. Mais, sauriez-vous raconter à quelqu'un ce à quoi vous venez d'assister ? J'espère qu'il n'est pas nécessaire de vous demander de rester discret...
Terry Water, embarrassé à l'extrême : Je ne savais pas... Je ne sais pas... je ne faisais que chercher... je voudrais....
Yucca : Savez-vous à quoi sert cette machine, qui trône là, au milieu de la pièce, comme un vestige du temps passé, témoin de mon enfance merveilleuse ?
Terry Water : Un concasseur ?
Yucca : C'est une vis à grain. Elle tourne sur elle-même, comme pour percer le ciel, en emportant le blé jusqu'au grenier. Mais elle ne fait jamais de trou. C'est une vis sans fin, la version moderne de celle qu'inventa Archimède, avant de s'écrier « Eurêka ! » Généralement, ce genre de vis sert de roue pour entraîner un engrenage. Mais, ici, elle ne fonctionnait qu'à la fin des moissons, pour monter le blé au grenier. C'est un mécanisme tel que celui-là que j'ai dans la tête depuis l'accident. Ma douleur s'enroule sur elle-même, entraînant tout le corps, se suffisant à elle-même, sans jamais la moindre échappatoire, sans parvenir à aucune solution. Il n'y a plus de grain en moi. Ce n'est pas « Eurêka » ; c'est « Memento Mori, en permanence. J'ai été condamnée à perpétuité. C'est ça que j'ai essayé de fuir en partant. Et c'est pour me consoler que je suis revenue près des miens. Mais, j'imagine qu'en tant qu'analyste, vous connaissez ça parfaitement, non ?
Terry Water : J'ai l'habitude de penser que, pour qu'une œuvre, ou un travail, soit réussie, il faut qu'elle parvienne à échapper au système qui la fonde. C'est valable en littérature, mais aussi en psychanalyse. C'est en outrepassant les règles qui nous constituent – et même celles que nous avons formulées, édictées et suivies pour nous-mêmes – que nous devenons vraiment un 'soi'. Et peut-être que, lorsque l'on se sent piégé par sa propre histoire, qui tourne en rond, il faut changer de destination au système, puisqu'il est impossible d'en modifier la nature. Vous devriez venir jouer ici, de temps à autres, avec votre fils...
En replaçant ce qui paraissait être des lettres manuscrites, dans un petit coffret en bois,Yucca reformula sa question : Vous croyez en dieu, Terry ? mais elle resta suspendue à la nuit.
15 – Le coq
(Le lendemain, même heure. Dans le grenier de la vieille grange. Yucca et Terry Water sont assis sur le plancher grossier, face à face, chacun d'un côté d'une petite table basse. La scène est éclairée par trois chandelles, dont les flammes vacillent sous l'effet du courant d'air. La nuit est profonde. On entend la pluie battre sur les tuiles du toit. Le silence est évocateur.)
Terry Water : Et vous, Yucca, vous y croyez, en ce dieu omniscient et omnipotent ?
La question, restée en suspens, dans la nuit du secret, alluma un sourire sur le visage livide et enténébré de la jeune femme.
Yucca : Lorsque j'étais enfant, j'ai suivi des cours de catéchisme. La Genèse, les Évangiles, Jésus surtout, les miracles, la crucifixion et puis la Vierge... enfin, vous voyez, tout le folklore. Ça m'a marquée. Et, Dieu, je l'imaginais comme le père de Jésus, et le mien aussi, en un sens, assis sur un nuage et portant une longue barbe blanche...
Terry Water : Donc vous étiez un peu la sœur de Jésus, si je vous suis ?
Yucca : Ce qui m'a marquée c'était surtout l'atmosphère ouatée de la maison bourgeoise, dans laquelle nous nous réunissions, avec les enfants de paysans. Ça sentait le papier d'Arménie. Il y avait des livres reliés, dans la bibliothèque. Une tenture épaisse, afin de protéger la porte d'entrée. Une grande table massive, au milieu de la salle à manger, qui pouvait se transformer en billard français. L'homme était chirurgien. Sa femme, qui nous enseignait la Bonne Parole, était femme au foyer. Elle passait le reste de ses journées au piano. Il régnait, dans cette maison cossue, une ambiance si mélancolique, que j'en ai pleuré, à plusieurs reprises. La femme qui nous cultivait croyait que j'étais une mystique. Je me souviens de l'avoir entendue dire à mon père, qu'avec mon intelligence et ma sensibilité, je pourrai peut-être entrer dans les Ordres, plus tard, et qu'il fallait faire fructifier ces dispositions. Aujourd'hui, ça me fait sourire, mais j'ai pris ça très au sérieux, durant des années. J'avais même peur de la fin dernière...
Terry Water : C'est un bon début !
Yucca : Et vous, Terry ?
TerryWater : Moi, ma Bible, ce serait plutôt « Le Livre Rouge » de Jung. Un ouvrage extravagant, hors normes, qui embrasse, en une seule conscience, toute l'histoire de l'humanité, en croisant des mythes de toutes provenances. Un livre monstrueux, en un sens, qui a fondé ce que je suis devenu.
Yucca : Je croyais que vous étiez plutôt « Petit Livre Rouge »... Vous me surprenez encore...
Terry Water : Je crois en l'inconscient collectif, aux archétypes, aux mythes des origines. C'est une porte d'entrée pour aborder le phénomène religieux, et pour investir dans le sacré.
Yucca : Vous croyez vraiment que nous ne sommes, en définitive, qu'une poignée d'histoires ? Vous y croyez en ses conneries ?!
Terry Water : Je ne sais pas à qui vous faites allusion...
Yucca : Mais si, à l'auteur bien sûr ! C'est lui notre dieu. Vous ne l'aviez pas compris ?
(Une brise légère s'engouffre dans le vieux grenier de la grange et vient souffler une des trois bougies.)
Terry Water : J'ai des frissons glacés, dans le dos...
Yucca : C'est à lui qu'il faut se plaindre, pas à moi !
Terry Water : Vous l'imaginez aussi avec une grande barbe blanche ? (bien vu, Terry!)
Yucca : Je ne vois rien du tout... Mais je me demande pourquoi il nous a réunis là, dans cette vieille grange... (Mais est-ce vraiment une grange?) En pleine nuit, de surcroît ! C'est étrange, vous ne croyez pas ? Il doit être un peu fou sur les bords, notre dieu ! (Il est sûrement grand, élancé, bronzé, au volant d'une voiture sportive...)
Terry Water : Tous les auteurs sont un peu timbrés... ça fait partie de leur charme !
Yucca : Moi, j'aimerais mieux retourner me coucher... C'est vraiment une heure indue pour discuter... Le rêve, c'est la seule façon de tromper l'ennemi...
Terry Water : Mais, même lui, est obligé de dormir, de temps en temps. Tout le monde dort. Nous sommes seuls, tous les deux, à deviser comme de vieux amis, de tout et de rien... et si nous profitions de son sommeil pour nous affranchir de sa tutelle ?
Yucca : Vous voulez partir sur les chemins et faire la route ? Sans moi, merci bien !
Terry Water : Un jour, j'ai lu une phrase étonnante, sur une quatrième de couverture. Elle m'a sauté aux yeux. C'est une question qu'il faut résoudre, pour devenir ce que l'on est : « Dieu prie qui? »
Yucca : Vous croyez qu'il a eu un père sévère et une mère aimante ?
Terry Water : Je vais vous dire comment il est... J'en ai rencontrés plusieurs, des auteurs tout-puissants et flamboyants... Il doit être dans la force de l'âge. Il habite une maison semblable à celle dans laquelle vous avez appris les bases de la religion. Il vit avec sa mère et ne laisse personne entrer dans son bureau, dans lequel il passe la majeure partie de ses journées... (Une voix d'homme : Raté, Terry, c'est un rêvoir!) en se regardant dans le miroir, toutes les cinq minutes... Il a souffert de harcèlement, au collège ou au lycée, parce qu'il était efféminé, et il s'est bâti une carapace imaginaire, une armure poétique, pour continuer à vivre et à aimer. Il écrit pour essayer de plaire et de se plaire. Il caresse son chat devant son ordinateur. (La voix : Encore raté ! J'écris tout à la main, avec un stylo Micron à encre bleue, sur des feuilles blanches, 80 grammes, recto-verso...) Et si nous profitions de son relâchement et de son trouble pour nous amuser un peu ?
Yucca : Et physiquement ? Vous croyez que c'est un beau gosse ?
Terry Water : Un peu comme moi...
Yucca : Et si c'était une femme ?
Terry Water : Il nous a certainement crées à son image... Vous comme moi, je suppose...
Yucca : Une jeune mère de famille, vivant avec son père et son fils, à la campagne...
Terry Water : Et si nous le laissions se présenter par lui-même. Après tout, c'est lui qui est du bon côté du langage...
Yucca : De la langue ?
(La voix : Alors, Terry ? On se croyait en plein éden ? À la veille d'un grand jour pour la connaissance ? On aurait bien voulu croquer la pomme ? Cochon qui s'en dédit...)
Yucca : Vous avez entendu ?
Terry Water : Quoi ?
Yucca : Non... qui ?
(La voix : Je comptais sur vous pour faire vibrer le lecteur... Tiens, au fait, il est passé où celui-là ? Mais je crois que c'est raté. À moins que ce dernier nous vienne en aide ? Je ne sais pas comment le joindre. C'est lui, mon dieu ! Et, oui, toi, cher lecteur : je fais tout ça pour ton petit amusement ou ton grand plaisir... À moins que tu ne sois une lectrice ? Encore mieux...)
Yucca : Je vais vous dire ce que j'en pense vraiment, de tout ça... Je crois que la politique, ce sont des chevaux qui montent d'autres chevaux. La littérature, des masques qui s'empilent sur d'autres masques. La philosophie, des idées en escaliers qui ne mènent nulle part. La religion, des chandelles qui éclairent d'autres chandelles, en plein jour. La psychanalyse, des triangles scalènes qui se voudraient équilatéraux. Et la sexualité, en fin de compte, ce n'est jamais qu'un rond dans un carré et un carré dans un rond. C'est ça le fond de ma pensée...
(La voix : Enfin un peu de recul et d'intelligence. Il était temps. C'est pour toi, cher lecteur. Tu en fais ce que tu veux. C'est cadeau!)
Terry Water : Je crois, à bien y réfléchir, que je ne crois pas en dieu. Je ne crois pas en dieu. Je ne crois pas en dieu.
(Terry Water se souvient de ce que Jésus avait dit à Simon Pierre, au sujet du reniement. Dans l'aube qui rougit le ciel, alors que la pluie a cessé, on entend le chant d'un coq, deux fois. Il chante pour le monde entier.
La voix : Mon dieu, je l'ai échappé belle. Allez zou ! Tout le monde au lit. Je suis crevé, moi. Non, mais c'est qui le patron ?!
Terry Water se met à pleurer.
Allez Luia ! Allez Luia ! Allez Luia ! (sur l'air des supporters de l'En Avant de Guingamp.)
16 – Les ragondins
C'est pas fini, encore ? C'est quoi ce déluge de moyens pour un si petit résultat ? Deux ou trois rires rengorgés, quelques sourires de circonstances, un chouïa de dérision mal à propos... On voulait faire beaucoup avec peu, mais on se retrouve déjà à cours de bonnes blagues, et pas une seule scène de gaudriole ! Après les chauves-souris d'intérieur, les pigeons moqueurs, l'araignée hypnagogique, la chouette réincarnée, à quoi faut-il s'attendre, à présent, pour atteindre les sommets de l'horreur, les cimes de l'humour bête ? Un éléphant qui a des gaz ? Une girafe naine avec des griffes ? Un crocodile trouvé dans les égouts ? Un boa constrictor avaleur de cookies ?
Et bien non. Le temps est venu de s'aérer la tête, de prendre le soleil qui s'offre à nous, et de s'abandonner à l'insouciance, à la désinvolture et au flegme, qui qualifient généralement tous ceux qui aiment les livres, pour le bien de chacun et la santé de tous, dans une ambiance rien moins qu'insulaire. Ah ! Je le savais ! Des scorpions ! Mais non, un peu de patience ! Qui parle ? Qui écrit ? Qui écrit encore ? Mais presque tout le monde ! Encore une histoire tarabiscotée pour tenter de nous emberlificoter...
Terry Water : C'est notre premier « nous »...
Yucca : Et nous pourrions, après le tour de barque sur l'étang, pique-niquer sur place... qu'en pensez-vous ?
Terry Water : No roof, no boat ! C'est ma devise, depuis un voyage en Angleterre, à l'adolescence.
Yucca : Ce n'est qu'une barque à deux places, et l'étang est à peine plus grand que la baignoire... Et puis... c'est une belle journée pour mourir, vous ne trouvez pas ?
Terry Water : J'ai toujours l'impression d'à peine commencer à vivre... Et il reste tant à faire !
Terry Water restait songeur, debout sur la terrasse, tournant le dos à maison. Il ajusta ses lunettes. (Il en a depuis le début, mais je n'avais pas bien regardé. Des lunettes d'intellectuel, petites, rondes, avec des branches en métal flexible, dont les extrémités viennent épouser le contour des oreilles, parfaitement. Comme celles de John Malkovich dans « le Roi des Aulnes. »)
Yucca : Si vous ne savez pas nager, on peut toujours improviser un petit cours, vite fait, mais je crains que ça suffise à empêcher une noyade, en cas de chutes dans l'eau ou de naufrage...
Terry Water : Non, ce n'est pas ça. Le bateau, ça fait partie de mes interdits primaires.
Yucca : Je croyais que vous vouliez plonger avec moi ?
Terry Water : Je suis tellement embarrassé... et, puis, ça gratte...
Les pigeons du jardin : Il est pas en sucre c'pd !
Les corbeaux : Y'en a marre !
Le geai : Cette fois-ci t'es foutu !
Tonnefort, débarquant de nulle part : Vous allez à la cabane ? Puis, en chantonnant d'un air vainqueur :
Toc toc / Tic-tac / Fait la montre dans le sac
Flic-floc / Flic flac / Font les sandales dans la flaque
Mic moc / Mic mac / Fait le marchand de l'arnaque
Tip top / ça craque / Fait l'étudiant à la fac
Ad hoc / Le pack / C'est une histoire foutraque
Puis, abandonnant ce semblant de sérieux enfantin pour la malice habituelle : T'es le plus fort, Terry !
Yucca : Faites-moi rire, Terry !
Terry Water : D'accord pour le tour de l'étang. L'étang ne peut pas être mauvais en soi, si on en croit Heidegger...
Tonnefort : Top-là ! Give me five ! One again !
Et, alors que sa mère imitait le geste du batteur qui souligne et ponctue une bonne vanne de clown, l'enfant s'en retourna à ses passions puériles, aux jeux de son âge.
Ils s'engagèrent sur le chemin caillouteux - celui qui les avait menés jusqu'à la rivière - il y a environ 25 pages - mais bifurquèrent avant le bois, pour descendre une pente raide, jusqu'à une petite réserve d'eau douce, qui avait été creusée pour l'irrigation des champs, autrefois, en lieu et place d'une gravière.
Lorsqu'ils arrivèrent sur la berge, la couche de brume dense qui recouvrait le plan d'eau, tel un manteau qui n'est pas de saison, se leva presque aussitôt, pour laisser la place à un soleil idoine, dans un ciel azur approprié, dont les rayons mordorés leur léchaient les bras nus, jusqu'au frisson. La petite barcasse (une simple barque, donc, puisqu'une barcasse ce n'est rien d'autre qu'une grande barque) trônait, oubliée depuis des semaines, peut-être des mois, parmi les joncs. Les couches de peinture bleue et blanche, de celles que l'on utilise aussi bien pour la coque des chalutiers que pour les volets, dans ce petit coin reculé de la Terre, s'écaillaient par petites plaques, en fragments d'une tristesse infinie.
Yucca : Vous prenez le volant ?
Terry Water : Parce que vous comptiez vraiment que je monte là-dedans pour naviguer ?
Yucca : Ce n'est pas le « Queen Mary » mais je vous assure qu'à bord d'une telle embarcation, on peut s'octroyer un réel plaisir de marin ! Et un vrai délassement des sens...
Terry Water : Et vous voudriez que je rame ?!
Lorsqu'ils arrivèrent au milieu des eaux, entourés par les nénuphars immobiles et placides (espèce invasive ou non?) un silence d'un calme lui-aussi infini, les tenait prisonniers de l'instant. Yucca se sentit prête à la confidence.
Yucca : À Strasbourg, quand j'ai perdu mon travail de journaliste, j'ai consulté un psychanalyste, sur les conseils d'une amie – enfin, c'est ainsi que je la considérais, jusque-là. J'ai participé à cinq ou six séances, sur le divan surmonté d'une reproduction des « Nymphéas » de Monet, avant d'entendre ce que, sans doute, je voulais entendre : à savoir que, plutôt que de me lancer, à corps perdu, dans un travail psychanalytique de longue haleine, il serait aussi profitable, pour ma santé mentale, de commencer à écrire un roman. Ça date de bientôt huit ans. Et j'en suis toujours au même point (point.) Comment savoir si l'on est acteur de sa vie, auteur de son destin, ou simple personnage ballotté par les flots d'encre rageurs d'un frustré qui s'ennuie ? (Je vous le demande!)
Terry Water : Et vous comptiez sur moi pour renouveler un conseil de la sorte ?
Yucca : Qui sait ?
Terry Water : Je me souviens d'une phrase prononcée par un chef Pueblo, ces Indiens du sud de la Californie, qui colle à la situation : « Le soleil n'a pas été inventé par Dieu. Il est Dieu. »
Yucca : Merci Terry. Si nous nous rapprochions de la petite île, là, et que nous pensions à déjeuner ?
En fait d'île, un petit îlot d'environ vingt mètres sur vingt, entouré par des joncs, et parsemé d'une herbe d'une verdeur grasse et accueillante. Ils accostèrent sans dommages, tirèrent la barque sur la minuscule plage en graviers, et Yucca sortit de la petite embarcation un panier en osier, rempli de victuailles, qui allaient les revigorer. Lorsque Terry Water se mit en quête de trouver une place où s'asseoir, elle lui désigna du doigt le seul arbre des lieux, un grand chêne, sur les branches duquel on avait construit une cabane en planches, toute de guingois. Il allait s'agir de grimper sur le toit du monde, après avoir navigué en haute mer...
No roof, no boat ! Se répétait-il in petto, comme pour se donner le courage que l'on ressent, jeune, face à une transgression ou, une fois adulte, devant un défi. Une échelle de meunier menait à la cabane, suspendue à trois mètres du sol. Ils l'empruntèrent, elle d'abord, lui ensuite, et parvinrent à s'installer, autour de la nappe blanche, sans autre dommage qu'un léger vertige.
Yucca : Mettez ça sur la tête, Terry. Ça vous protégera du soleil. On s'en est rapprochés dangereusement. Fit-elle en lui tendant un canotier, pareil à ceux que portaient les peintres du dimanche, au bord du canal, lorsqu'elle habitait Strasbourg, ou les galants des bords de Marne, en des temps plus impressionnistes.
Les pigeons : Il est pas en sucre c'pd !
Les corbeaux : Y'en a marre !
Le geai : Cette fois-ci t'es foutu !
Après avoir appris, sommairement, à adapter leurs gestes à l'exiguïté de la cabane, à l' étroitesse de ses dimensions, et à prendre quelques aises, spartiates et arboricoles, ils déjeunèrent de charcuterie et de fromage, de pain et de tomates-cerises, de fruits mûrs et de biscuits – le tout arrosé par un petit Tarriquet moelleux des familles.
Terry Water aurait pu saisir l'occasion que nous lui offrons sur un plateau (un haut-plateau). ; il aurait dû, en toute logique, se ruer sur le corps affriolant de Yucca, laisser parler son instinct de mâle, pour une fois, faire parler sa testostérone, et rassasier son appétit sexuel, depuis trop longtemps contenu et réprimé. Il n'en fit rien. Elle lui en voudra toute sa vie. Mais, aux tréfonds de son âme, qu'il avait immense, quelque chose l'inquiétait, le pressentiment d'un chute, la vague impression que l'aventure allait se révéler encore plus périlleuse que prévu.
Yucca : Vous savez Terry, il ne faut pas avoir peur. Un petit déséquilibre intentionnel peut prévenir et empêcher une lourde chute accidentelle. Mais l'inverse est vrai aussi...
Soudain : un cri trouant le ciel !
Un cri de terreur archaïque. Un cri déchiré. Un cri puissant et impuissant à la fois. Un cri terrific et terrible.
Terry Water : Mais qu'est-ce que c'est que ÇAAAA ?!!!
Yucca se pencha par-dessus la rambarde, faite de planches de palettes : ce n'est rien, Terry, c'est juste un ragondin...
Terry Water : Ne me racontez pas d'histoires, Yucca !!! C'est quoi, un ragondin ? Ce rat-là pèse au moins 25 kilos !!!!
Yucca : C'est ça un ragondin. Un gros rat tout ce qu'il y a de plus mignon et inoffensif. J'ai appris à les apprivoiser à Strasbourg.
Coincé entre les sommets, qu'il redoutait plus que tout au monde, l'eau, qu'il détestait jusque dans ses abysses, et ce monstre informe, à la queue dégoûtante, Terry Water sentit ses forces le quitter, le vertige le gagner, le malaise s'installer : il perdit connaissance.
Et chuta lourdement sur le sol, inanimé.
Lorsqu'il revint à lui, ouvrant les yeux sur l'objet de son désir, il lui sourit un peu béatement, elle qui lui tapotait les joues vigoureusement.
Terry Water : Il est toujours... LÀ ?
Yucca : Non, Terry. Il est parti en vous voyant. Il a eu peur, Terry. C'est une réaction normale pour un animal de cet acabit.
Il souffrait d'une sévère entorse du genou. Ils rentrèrent en claudiquant et clopinant, cahin-caha, lui la main atour de ses épaules, et elle le bras le soutenant, lui, dans le dos. En quittant les berges de l'étang, trouées de terriers de ragondins, il remarqua enfin le nom du bateau : « Pequod, Pourquoi pas ? » Pequod, c'était le nom du baleinier dans « Moby Dick. » Dans son souvenir, c'était un mot qui venait de la langue des Algonquins, et qui signifiait : hommes des marais. Pourquoi pas ? C'était le nom du bateau d'exploration du Pôle du commandant Charcot. Leurs deux noms accolés lui firent l'effet d'un baume culturel qui vint apaiser sa faiblesse toute naturelle.
Là-bas, dans le ciel azuré, un croissant de lune s'exposait à la lumière du jour. Était-ce un 'C' pour une lune Croissante, ou un 'D' pour une lune Décroissante ? Il avait suivi deux terminales, il y a longtemps, passé les deux bacs scientifiques, le C et le D... il confondait toujours.