Ma très chère Marianne,
Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ? Combien vous me manquez ! Je ne suis plus très vaillant et j'ai le cœur gros. Je baisse la garde un instant, et je me surprends à rêvasser.
Je suis l'édile d'une petite ville de Bretagne depuis près de cinquante ans et, depuis deux ans, je suis perdu avec vous. Je vous ai connue blonde, brune ou rousse, avec ou sans chignon ; jeune, d'âge mûr ; chanteuse ou actrice ; à l'écran ou sur les planches. Je suis un élu sans étiquette, et j'ai réussi à m'octroyer les bonnes grâces des gens de la capitale sous huit présidents différents. Ma commune a bien évolué, à l'aune du paysage politique du pays – nous avons construit un stade, une médiathèque, une piscine chauffée, un EHPAD -, mes administrés ne ressemblent pas tous à leur père et, moi aussi, j'ai changé.
Pourtant, durant toutes ces années, j'ai gardé la confiance grâce à vous. Vous trôniez, le buste fier et le bonnet bien vissé sur la tête, au-dessus de mon bureau, et me donniez le courage de faire face aux difficultés, qui ne manquent pas dans nos campagnes reculées. Par chez nous, personne ne vous a jamais appelé la Gueuse, et nos femmes vous imitaient avec appétit lors des inaugurations à roteuse. Un regard éperdu, une goutte de champagne derrière l'oreille, une aréole qui se dévoile inopinément lorsque la bretelle de la robe est trop lâche, une certaine façon un peu aristocratique de parler la langue française ; elles vous ont copiée jusqu'aux poils dessous les bras.
Je vous ai léché le derrière avec infini espoir lorsque je timbrais mes lettres d'amour ; je vous ai caressé la tête bien des fois pour savoir ce qu'il fallait penser d'un dossier – sphinx de plâtre à la gorge généreuse sous mon écharpe. Vous étiez la petite fiancée des maires de France, et une simple apparition télévisée suffisait à me rendre heureux ; même le curé vous trouvait belle.
Vous nous avez promis beaucoup durant toutes ces années et, sans rien montrer, vous avez beaucoup donné. Qu'on touchât à la liberté, et vous vous mettiez en colère. Que je prononçasse des bêtises et vous trembliez d'un haut-le-coeur. Vous étiez sans âge, vous étiez si sage ; vous étiez honnête, hirondelle et chouette. Vos yeux brillaient de mille étoiles et allumaient nos cœurs ; votre port de tête mettait nos filles à la danse et au piano ; vos petits côtés supérieurs poussaient nos fils à la conquête de villes plus grandes.
Depuis deux ans, je ne sais plus qui vous êtes. Le nouveau Président vous a voulue anonyme. Comment savoir si on peut toujours vous faire confiance ?
Pour ma part, je vous ai cherchée partout ; dans la rue, à la mer comme dans nos montagnes, à la télévision, au cinéma, et même sur Internet – dont j'ai découvert le génie sur le tard. A présent que vous êtes partout, vous n'êtes plus nulle part. Et je ne comprends plus les femmes de ce pays. C'est comme si elles se prenaient toutes pour Marianne. Le buste qui trône au-dessus de mon bureau ne me rend plus aussi fier et je perds parfois mon indéfectible confiance-en-soi quand je reçois des jeunes femmes, en me demandant si ce ne sont pas celles qui ont inspiré l'artiste. On la dit franco-britannique. Soit. Mais ne pourrait-elle pas nous en dire un peu plus. La République a besoin d'icônes pour tenir le haut du pavé ; n'y aurait-il plus une seule saltimbanque patriote dans la capitale ? Sont-ils tous prêts à vous remplacer par une Jeanne d'Arc en pieds, à cheval, ou en voiture ?
Je ne sais plus. Je suis perdu. L'âge peut-être. Depuis plusieurs années, je songe à passer la main et je cherche un dauphin, qui pourrait assumer avec autant de courage et d'abnégation que j'ai pu y mettre pendant cinquante ans, mes fonctions de premier magistrat communal. Comment pourra-t-il tenir, en ces temps agités, s'il n'a pas de Marianne forte pour l'épauler et le conseiller quand vient l'orage ?
Ma très chère Marianne, je vous laisse ce soir, comme chaque soir depuis cinquante ans ; vous êtes la gardienne de ma petite mairie, qui fait aussi office de bureau des postes. La nuit, c'est vous qui avez les commandes. Je vous prie de m'envoyer une photo au plus vite, car j'ai toujours du mal à faire confiance aux inconnues.
Marianne, mon amour, ne jouez pas ainsi avec mes nerfs. Dîtes-moi qui vous êtes, s'il vous plaît. Et je continuerai à vous servir, comme je l'ai toujours fait. Même si vos origines ne sont pas de nos campagnes, je vous accepterai comme vous êtes, plébéien parmi les plébéiens, et vous accueillerai volontiers sur ma petite place de la République. Mais ne me laissez pas dans l'expectative. Malgré mon expérience déjà longue, j'ai toujours besoin d'admirer pour aimer.
Sonnez violons, chantez flonflons, résonnez musettes ; réponse attendue avant le 14 juillet.
Amoureusement,
M. le Maire.
Post-scriptum : Le dimanche 26 mai prochain, j'accueillerai encore une fois tous mes administrés dans la grande salle des mariages. Mes fidèles amis et mes ennemis de toujours seront derrière les bureaux. Je posterai encore une fois votre buste bien en vue. J'espère que la journée sera belle.
Saul Santangelo des Regs