En poursuivant ma découverte, assez innocente, de l'univers de la bd, à travers ce qu'on appelle désormais « romans graphiques », je suis tombé, une nouvelle fois, sur une merveille d'intelligence et d'humour : une adaptation libre, par Thiphaine Rivière, de « La Distinction » de Pierre Bourdieu. Pierre Bourdieu fut un grand sociologue. On lui doit d'avoir décodé les pratiques culturelles des Français, de les avoir analysées, de les avoir comparées, et d'en avoir tiré une théorie prodigieuse sur les rapports entre origines, appartenances sociales, et goûts personnels. J'en ai pris connaissance il y trente ans, au détour d'études paresseuses en sciences sociales, et j'en ai été marqué à jamais. Tout comme M. Coëtker, dit « Kékette », tout jeune professeur de S.E.S dans une classe de terminale du lycée Jean Jaurès, qui désire partager ses expériences de lecture avec ses élèves, formant un panel assez représentatif de la société française. Au fil des cours (au cours des fils?) chacun va être amené à s'interroger, et à interroger les membres de son entourage, sur les choix culturels que tout le monde fait presque inconsciemment, chaque jour. La coach en entreprise fait des fiches pour rester au niveau ; le chômeur se fend d'une énorme gifle lorsque son fils lui dit que, s'il devenait riche, il resterait toujours pauvre dans sa tête ; le maçon se félicite d'habiter dans un immeuble tranquille, faisant de la nécessité son désir ; la grande-bourgeoise reste simple en toute occasion etc. Bref. La petite comédie sociale se joue sur l'air du « chacun chez soi » mais le grain de sable introduit par Kékette va révéler à chacun des vérités cachées et, lui non plus, fils d'agriculteur qui s'est élevé par l'école, et colocataire d'un grand-bourgeois qui lui ouvre les portes de la grande société, afin qu'il y mène ses recherches, n'en sortira pas indemne. Ajoutez-y l'histoire d'amour entre Omar et Isis, qui brise les conventions, des dessins réalistes et un scénario qui vous promène, sans cesse, d'un monde à l'autre sans transitions, des citations de « La Distinction » en forme de paquet-cadeau, le tout sur 300 pages, et vous avez le petit bijou littéraire de l'été, qui fera de vos vacances (plutôt camping, hôtel ou van aménagé?) et celles de vos enfants, un voyage à travers les classes sociales, comme vous ne les aviez jamais vues. (Mais pourquoi, tout à coup, je me sens obligé de jouer le critique littéraire sûr de son goût et soucieux de l'imposer ? D'où puis-je donc tenir la légitimité de mes conseils ? Pourquoi je ne suis pas devenu Kékette plutôt que rien ? )
Le dominant n'a pas besoin de se justifier. Il « EST », tout simplement. La supériorité de son goût n'a pas à être discutée ni remise en cause ; elle existe de toute éternité.
J'ai retrouvé mon ventilateur. Je l'avais acheté en 2003, pour passer mon premier été strasbourgeois, sous les toits (déjà...) en pleine canicule. Il a survécu à tous les déménagements. Un simple ventilateur électrique à trois pales, protégées par une grille, qui tourne selon un angle de 180 degrés, sans arrêt, et distribue un courant d'air frais permanent, dans la pièce surchauffée. Je ne sais pas pourquoi, il me fait tout de suite penser à la réception d'un hôtel à Singapour ou à Hong Kong, pendant la saison des pluies, alors que la chaleur est étouffante dans la rue, et qu'une Chinoise sublime m'attend dans la suite habituelle, en déshabillé de soie.
Pourquoi faut-il que ces gens aiment ceux qui les méprisent le plus ? Et pourquoi ce sont toujours leurs défauts qui font leur plus grande fierté ?
C'est avec ma classe de terminale que j'ai été à Paris pour la première fois. Je me souviens d'une visite en groupe de la Cité des sciences de la Villette, et d'avoir fait partie du public d'une émission d'humour, à la Maison de la Radio. Dans la rue, deux de mes camarades se sont laissés prendre à une partie de bonneteau. J'avais acheté une photo de Jimmy Hendrix. Et, le soir, en guise de festin royal, nous avions avalé une fondue savoyarde, dans un restaurant touristique, où l'eau se buvait dans des biberons...
Autre découverte intéressante en bd, une autre adaptation libre d'un autre livre célèbre : « Le Cheval d'Orgueil » de Pierre-Jakez Hélias. L'un des plus grands succès de librairie de la fin du XXème siècle. L'enfance et l'adolescence d'un petit métayer du pays Bigouden, né en 1914, qui va se hisser dans la société grâce à l'école de la République, jusqu'à devenir professeur de français, écrivain et journaliste, mais qui restera à jamais fidèle à sa langue et son pays bretons. J'ai vécu, à peu de choses près, la même enfance et la même adolescence, cinquante ans plus tard, comme mon père avant moi. Ici, avec Galic et Lizano, c'est l'originalité qui frappe, tant dans la construction du récit, que dans les illustrations, avec un parti-pris très osé dans la représentation des personnages, aux têtes énormes et rondes, montées sur des corps malingres et quasi-inexistants, tous très enfantins. « Le Cheval d'Orgueil », c'est le seul livre à lire lorsque l'on naît fils de paysan breton. Et c'était le seul à étudier lorsque l'on devenait étudiant en ethnologie à Brest. Pourtant, je n'en ai pas le moindre souvenir, à part le fait de l'avoir conseillé à ma mère. On dira ce qu'on voudra : Per-Jakez Helias (pour l'état civil) a eu un destin fantastique pour un petit paysan breton miséreux... avec l'argent qu'il a fait gagner aux éditions Plon et à la collection Terre Humaine, il aura été le plus grand mécène du siècle de l'ethnologie en France...
Quand vous discutez avec un membre des classes dominantes, vous vous apercevez qu'il a toujours raison et, lorsque vous croyez avoir raison, vous vous rendez compte que c'est parce qu'il fallait rire, puisque, en acceptant de discuter avec vous, il a passé un contrat tacite avec son interlocuteur des classes populaires, il vous a fait avaler, inconsciemment, son infaillibilité.
« Le petit-bourgeois se replie sur une famille étroitement unie mais étroite et un peu oppressive. Ce n'est pas par hasard que l'adjectif petit […] peut être accolé à tout ce qu'il dit, pense, a ou est. » Pierre Bourdieu
Être au bon endroit, avec les bonnes personnes, au bon moment !
Santangelo
(Monts d'Arrée, juillet 2025...)