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Billet de blog 14 octobre 2023

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Sur un Air de Campagne (427)

« A quoi servent les yeux quand on ne regarde rien ? Dieu prie qui ? Tu m'écoutes ? » « La Semaine perpétuelle » - Laura Vazquez

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Strip-Tease © Santangelo

Je l'ai déjà dit, « La Semaine perpétuelle » est un livre épatant, un livre qui revigore, qui déclenche, tour à tour, le rire et les larmes, qui réconcilie avec la littérature, tout en n'ignorant rien de la vie – la « vraie vie » - et j'attendais d'en savoir en peu plus, sur l’œuvre de la jeune autrice, avant d'en évoquer ma lecture réjouie, serait-ce en quelques phrases, en quelques touches impressionnistes. Après une petite déception à la lecture de son épopée poétique et lyrique, « Le Livre du Large et du Long », puisque Laura Vazquez se veut avant tout poète, je reviens vers ce premier roman, dont le plaisir de la découverte ne s'est pas émoussé, que je conseillerais, à l'occasion, aussi bien à un parent, à un fils, qu'à un ami, tant la portée de son message est universelle, bien que construit sur le destin d'individus très singuliers.

Dès les premières pages, et ce jusqu'à la fin du livre, sans interruption, le lecteur est confronté à cette évidence, rare de nos jours, puisque la plupart des romans sont sourds et muets, recouverts d'un silence pesant, à moins qu'ils ne parlent tous que d'une seule et même voix, à une évidence rare donc : on a ici à faire à une voix, une voix puissante, sûre d'elle, qui s'adresse directement au cœur et à l'âme. En suivant le récit, pauvre en rebondissements, mais riche en événements, de la vie quotidienne de ce père qui élève seul un fils et une fille, adolescents, tout en prenant soin d'une grand-mère à l'agonie, on est surpris à chaque page, ému souvent, mais c'est le rire, un rire en cascades, qui nous secoue, jusqu'au bout. Au fil de ces pensées en roue libre, qui tournent presque à vide, s'entortillant sur elle-même comme un volubilis en pleine croissance, comme si elles avaient trouvé le secret du mouvement perpétuel, on est saisi par l'effet de vérité des mots qu'elles débitent, par la grâce des émotions, la qualité des sentiments.

Cette petite famille habite dans les bâtiments d'une ancienne école, d'où une assistante sociale tente de les chasser, mais Salim et Sara ne vont plus au collège ni au lycée, depuis longtemps, préférant publier des poèmes sur Internet et discuter, jusqu'à plus soif, de la vie et de la mort, avec l'assurance et la profondeur des grands, et une jubilation contagieuse. Le père, quant à lui, leur écrit des mails sibyllins, essayant d'y faire entrer une morale toute personnelle, et d'y exprimer une sagesse acquise avec l'expérience de la vie. Et leurs voix – qui n'est autre que celle du narrateur – surgissent dans le présent tels la lumière d'un phare en mer, dans la nuit de l'esprit. C'est que l'on a dans les mains, un de ces romans qui parviennent à pénétrer dans la vie du lecteur, qui parle de soi, en créant des étincelles par frottements continus avec le réel. Cette voix, qui cache-t-elle ? Ou, plutôt, qui ou que révèle-t-elle ? Et si, tout simplement, par le truchement d'une langue envoûtante, elle mettait au jour un monde enfin réenchanté, par la poésie de l'innocence, un courage digne d'un récit biblique, et grâce à une inventivité au carré. « Au carré » puisqu'ici l'on raisonne jusqu'à la déraison, on glose à partir du rien quotidien, dans la tragédie de absurdité, mais sans jamais perdre de vue une humanité qui, même confrontée à la folie du monde contemporain, ne perd jamais l'audace d'être soi, l'envie de s'accomplir.

Des jeux de mots, des jeux de miroirs, des chiffres et des équations, des évidences mathématiques, une langue a priori basique : on lit, on écrit, on compte, comme un écolier, car c'est bien l'enfance qui sauve, et son innocente gaieté qui provoque le rire. Cette voix est une belle voix, une grande voix peut-être. Quand le monde a perdu ses valeurs, sa décence minimale, que reste-t-il sinon les mots de tous les jours, pour dire la joie, malgré tout, d'en faire partie et de rester en vie. Cette voix pourrait aussi bien appartenir à un enfant surdoué, qu'à un idiot ou un autiste, mais l'humour qu'elle distille, à la manière des mots d'enfants, rend plus fort, plus grand, plus solide, plus juste. Un rire franc, empreint d'une mélancolie étrange, qui n'a pas peur du venin qu'il recèle, pour vaincre le désespoir, le dégoût de vivre et la honte de soi.

Et puis, à mesure que l'on progresse dans la récit, cette voix se met à crier, à hurler parfois, face à l'injustice de la condition humaine – la mort de la grand-mère – sans jamais se départir d'un détachement élégant et malicieux. Bien sûr que c'est une fable, une fable absurde, et un texte faussement candide. Et bien sûr que personne ne sera sauvé par la littérature. Mais le combat méritait d'être mené, le jeu d'être joué, et l'on a raison de prendre les batailles du quotidien au sérieux. Pour mieux en rire.

Sur Internet – puisque c'est aussi le premier roman que je lis qui prend en compte la place sans cesse plus importante prise par le numérique, et notamment le téléphone connecté, dans nos vies – on ne se cogne ni aux mots ni aux choses, on étouffe, ça glisse, on coule. Et Salim, en postant ses vidéos et ses poèmes, finirait presque par se laisser gagner par l'apathie, cette avachissement propre aux écrans, si les mails de son père ne venaient le rappeler à l'ordre – l'ordre des choses et l'ordre des mots.

Puisque nous sommes toujours seuls. Que nous avons besoin d'amour. Avant que la solitude ne devienne folie furieuse. Et que, faute d'argent ou d'emprise sur un quotidien monotone, nous n'avons que les armes du style et de l'imagination pour faire de nos vies autre chose qu'un interminable enterrement de deuxième classe.

Santangelo

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