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Billet de blog 15 février 2025

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Sur un Air de Campagne (502)

Une cuiller pour maman... Une cuiller pour papa... Une cuiller pour bébé...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
L'heure juste : 10 fois par jour © Santangelo

Alors, ça y est. Ça arrive. Présentée comme un « temps fort » du printemps à venir dans le journal local, et attendue avec impatience depuis un an par tout le monde – ne serait-ce que pour apercevoir le bout de ce long tunnel que fut le travail des artisans, qui se sont succédé sur le chantier – l'ouverture du « bar-restau », en face du Musée du loup, est prévue le premier mars. Dans ce lieu, arborant ses panneaux solaires autonomes comme des oriflammes, conçu avec « des matériaux écoresponsables », et qui souhaite s'inscrire dans « un plan global visant à dynamiser le territoire aux côtés du nouveau gîte d'étape », l'accent sera mis sur « le partage et le respect d'autrui. »

Un menu plat-du-jour / dessert à 18 euros avec une cuisine 100 % maison, locale et de saison, viendra réveiller les papilles et les manies.

Tout ça est éminent respectable, évidemment formidable, j'ai hâte, la vie sera plus belle, les ciels moins lourds que durant l'hiver brumeux, la solitude moins pesante, et notre village de 600 âmes sera enfin relié, plus encore qu'avec la fibre, au reste du monde.

Ce serait vraiment formidable, si ledit établissement, pour l'érection duquel on a abattu « mes » arbres et défoncé « ma » pelouse, n'offrait pas de grandes baies vitrées, certes du meilleur goût – celui du jour, tout de bois brut et de verre poli – ainsi qu'une vaste terrasse - au Sud, bien sûr – juste (et quand je dis « juste » c'est avec justesse...) en dessous de ces grands velux, qui transforment mon petit appartement en frigo l'hiver, et en serre au mois d'août.

Et, même si j'ai pu suivre l'avancement des travaux aux premières loges, durant toute une année, cette nouvelle ne me réjouit que modérément. (Il est vrai, par ailleurs, que je demeure aussi modéré que ma consommation d'alcool.) À ce stade, des questions se posent. A-t-on sorti de terre ce grand vaisseau gastronomique contemporain afin que je souffrisse moins de la présence des Gêneurs, qui venaient, dès les premiers beaux jours, pique-niquer, en piaillant d'aise et en gloussant d'ironie, sur les tables en bois, au milieu des logements HLM, et avec lesquels la communication n'a jamais dépassé les insultes et les menaces de mort, pour moi, que pour moi ? Et puis, surtout : qu'est-ce qu'on mange ? Moi, rien que moi ? On peut aisément imaginer que le chef parviendra à sortir de son piano une jolie mélodie du bonheur – culinaire, bien sûr – des airs dépaysants, qui pourraient fort bien s'accorder à mes petites chansons douces.... Steaks de loup – patates sautées ; crêpes aux algues ; kig ar farz aux champignons ; duo de pastèques aux melons au porto ; pigeonneaux de tourterelles au pastis flambé... que sais-je encore ? Il en faut de l'imagination pour faire tout ça !

Moi. Moi. Moi. Et encore moi. Mais à quelle sauce ? Pourrai-je encore demain faire ma toilette le matin ? Continuer à me rendre aussi discrètement que possible jusqu'à mes toilettes ? Et, accessoirement, dormir, juste un peu ?

Celui-là, c'est le cinquième chantier qui arrive à terme, en quelques années, dans un rayon de 50 mètres autour de chez moi – le sixième va débuter prochainement. Sera-ce le bon ? Celui qui va me libérer ?

Depuis le Covid, je ne fréquente plus du tout les terrasses de la ville. L'ambiance était devenue - comment dire ? - un peu étouffante, suffocante. L'air du « monde d'après » chargé de particules pas fines. Et si, sous mes yeux ébahis, j'assistais à la construction d'un monde nouveau ? La réalisation d'une utopie en marche ? Depuis que le grand garage agricole a brûlé, au centre du village, il est vrai que l'on avait tendance, sinon à s'ennuyer, du moins à se répéter un peu. On bégayait, moroses. Ou, alors, une gentrification de la campagne la plus reculée ?

Hier, en manque de tout, j'ai déjeuné, comme du temps de ma jeunesse dissipée, d'un quignon de pain tartiné de moutarde. Humm ! Quel plaisir de retrouver, dans ma bouche, les saveurs associées au bonheur et à l'insouciance ! Et puis, je me suis résolu, à défaut de courage pour me rendre au supermarché de la ville, loin tout là-bas, à me rendre jusqu'à la boulangerie-épicerie, pour me ravitailler. Rien que le nécessaire. Alors, vous pensez, un tel « bar-restau », ça fait saliver. J'en bave donc ici... Pourvu qu'ils n'oublient pas les « sans-dents !

Bref. Il va falloir s'adapter. Encore une fois. Je vais tâcher de faire le moins de bruit possible, afin de ne pas gêner toutes ces belles personnes, qui ne vont pas manquer de m'honorer de leur présence... Je vais me faire aussi discret que possible. Petit. Tout petit. Qu'on me laisse juste écrire. Un peu. Lire. De temps en temps. Et l'on pourra trinquer, ensemble, comme avant, à la santé de tous et au bonheur pour chacun. Et ce soir ? Des pâtes, encore des pâtes, toujours des pâtes...

Santangelo

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