Je me promenais sur ma portion de chemin de randonnées, comme presque tous les soirs durant l'été, jusqu'au ruisseau et un peu plus loin, là où le sentier rejoint la sapinière d'un côté, et un grand pré en pente, de l'autre côté, vers cette maison isolée que j'évite, craignant les chiens, et je suis tombé nez-à-nez avec un grand chevreuil, à quelques quinze ou vingt pas ; nous étions immobiles. Il portait des bois. Je m'appuyais sur ma canne. Je n'en avais jamais vu de si près. Le face-à-face durait. J'ai sorti mon téléphone de la poche, sans gestes brusques, mais il fallait aussi enlever la coque, trouver l'accès à l'appareil photo, que je n'utilise quasiment jamais, et le porter devant mes yeux. Le cervidé ne bougeait toujours pas. À présent, je l'avais dans l'objectif. Je choisis de garder un bout de feuillage en haut du cadre, pour bien montrer notre proximité, et je déclenchai l'appareil rudimentaire – vous pensez bien, un téléphone à 75 euros... La rencontre se prolongea durant une bonne minute. Puis, sans annoncer ses intentions, mais il gagnerait sûrement le bois, de l'autre côté du champ qui avait fourni les fenaisons, il se retourna et se mit à gambader à fière allure, porté par l'énergie de ses pattes arrières, par petits bonds gracieux. Je remisai mon téléphone dans ma poche et regagnai la voiture. En arrivant chez moi, j'étais pressé de voir le résultat. Las ! Il y avait bien une photo de pré avec quelques feuilles de hêtres en haut du cadre, mais nulle trace de chevreuil. Rien. Pas même une ombre. Avait-il même existé ? Je me souvins que je l'avais croisé quelques jours plus tôt, depuis la voiture, sur la route ; c'était forcément lui, avec des bois pareils ; je l'avais pris pour un jeune cerf. Inoubliable. Les petites épiphanies valent mieux que les grandes visions.
J'ai passé une partie de l'été avec Roland Barthes : « Fragments d'un Discours amoureux. » Plus personne ne sait faire des choses comme ça. Mais j'ai dû interrompre ma lecture enjouée et amusée en raison de troubles de la vue. J'attends toujours de bonnes lunettes. J'ai arrêté au moment où les participes passés ne sont plus conjugués au féminin. C'est sans doute mieux ainsi. Ce livre avait tout d'un piège ! Car, malgré toutes ces années, toutes ces aventures, toute cette solitude apprivoisée jour après jour, toute cette littérature, il suffirait de pas grand-chose pour se retrouver à nouveau dans la position ridicule de l'amoureux. On n'est jamais à l'abri. Oui, ce serait vraiment une catastrophe épouvantable !
Je me suis coupé les cheveux seul, pour la première fois. Trois ou quatre coups bien donnés de grands ciseaux de bureau. Tête au carré. Le résultat est bluffant ; on y croirait presque, à une coiffure à la mode. Je n'avais pas été chez le coiffeur depuis deux ans et demi. Et j'en avais assez de ce chignon dissymétrique qui me servait de masque auquel personne ne croyait. Encore une nouvelle tête ! Ni vu, ni connu. Un joli tour de passe-passe.
La seule façon de ne pas être la proie facile du hasard, la victime de mauvaises surprises, c'est de ne pas se méfier du quotidien, ne pas imaginer le pire, ne pas craindre le danger, ce qui serait le provoquer et l'attendre.
Ce ne sont que des textes et, les lettres, on leur fait dire ce qu'on veut, n'est-ce pas ?
6 ou 7 égale 9.
Santangelo