« Les héros de la classe moyenne
Jérôme Kerviel est donc libre depuis cette après-midi. Soumis certes à un contrôle judiciaire très strict, assimilé par le parquet à une « assignation à résidence », mais libre. Il a été reconnu qu’il n’avait pas bénéficié de complicités. On a glosé à n’en plus finir – et cinq livres seront en librairie très bientôt - sur ce petit gars de Pont-l’Abbé animé par un fort esprit de revanche sociale après des études sinon médiocres (il a obtenu si je me souviens bien un DESS en finances) du moins largement moins prestigieuses que ses collègues du « front office », qu’on imagine volontiers issus de milieux plus favorisés.
C’est un fait : l’accès à des études de qualité, et donc aux métiers rémunérateurs à la fois en argent et en reconnaissance symbolique, est de plus en plus difficile pour les enfants des classes populaires. 20 minutes publiait il y a quelques mois, sans que cela semble émouvoir outre mesure le reste de la classe médiatique, le résultat d’une enquête qui montrait que ces derniers étaient aujourd’hui trois fois moins nombreux en classes préparatoires aux grandes écoles qu’il y a vingt-cinq ans. Pire, dans certains de ces établissements de renom, la distinction porte sur les deux parents. Ainsi, par exemple, la majorité des étudiants de Polytechnique - les fameux X - ont un père ingénieur ET une mère enseignante. Tout cela est bien connu, et ressenti par un grand nombre de personnes dans leur réalité quotidienne, pas besoin d’avoir lu Bourdieu... Tout le monde comprend donc plus ou moins ce désir de revanche qui a pu enflammer le fils de la coiffeuse et du forgeron de Pont-l’Abbé une fois admis dans le saint des saints de la société capitaliste.
On comprend aussi la volonté d’en faire un héros, pour avoir brisé ces lignes de partage de plus en plus marquées, pour n’avoir pas renoncé à l’idéal de tout adolescent pauvre, doué et ambitieux : « je vais tous les niquer ! » Celui qui, malgré tout, réussit à s’élever par son travail, son intelligence et un brin de chance, à un rang bien supérieur à son rang de naissance a en effet deux choix : adopter tous les codes de sa nouvelle classe et renier ses origines pour mieux se couler dans le moule – une expérience de la « trahison » courante mais souvent douloureuse, comme décrite dans le magnifique roman La Place d’Annie Ernaux, prix Médicis en 1984 en largement étudié depuis dans les classes de lycée -, ou cultiver sa différence et jouer les «rebelles » - expérience de la solitude totale encore plus douloureuse.
Celui qui, comme Kerviel, choisit cette deuxième voie, se bannit lui-même de la société en refusant les baumes bourgeois pour calmer les blessures de son arrachement, de son déracinement, de son extraction. Haïssant d’instinct, par conscience du mépris qu’elle lui porte, la classe supérieure à laquelle il accède, et d’expérience l’inférieure dont il ne supporte pas le quotidien, il se retrouve perdu dans un no man’s land social, coincé entre sa fidélité et ses désirs, « seul contre tous », ni-ni absurde, électron libre en dehors de toute morale établie, à la merci de ses appétits vraiment personnels. Pour Kerviel, cette avidité se compte en milliards d’euros. Au mépris de toutes les règles, de toutes les conventions, de toutes les lois, au risque de faire sauter tout le système – n’est ce pas d’ailleurs son désir secret, à celui qui ne peut viscéralement appartenir à aucune famille, coincé dans l’étau de son idéal ? A-t-il dans le cœur autre chose que de la dynamite ? Oui, on comprend la volonté d’en faire un héros, parce qu’il réactive les mécanismes les plus antiques de la tragédie, et ces cinq livres parus ou à paraître promettent le frisson d’un Œdipe ou d’une Antigone revisités à la sauce Cac 40.
Ce n’est pourtant pas vers les journalistes qu’il faut vous tourner si vous cherchez la vérité de Jérôme Kerviel, héros tragique d’une époque sans Dieu toute entière vouée à la dérision et à la comédie dérisoire. Non, la vérité de Jérôme Kerviel a été révélée avant « l’affaire Kerviel ». Quelques mois avant. En septembre, mois de toutes les rentrées, dont la littéraire n’est pas la moins circassienne. Et Jérôme Kerviel s’appelle en réalité Laurent Dahl. Un des quatre héros d’un roman qui a certes fait parler de lui, notamment dans les réseaux intellos-branchouilles – couverture des Inrocks, newsletters de Télérama, interviews dans Le Monde, émissions de France Culture (tenues par des journalistes des Inrocks, de Télérama et du Monde…) – mais sur lequel il ne me semble pas inutile de revenir aujourd’hui.
Car dans « Cendrillon » chez Stock, Eric Reinhardt ne se contente pas de raconter la vie de Laurent Dahl (aka Jérôme Kerviel) en long et en large, depuis sa petite enfance jusqu’à la création d’un hedge-found à Londres qui va entraîner sa perte, en passant par ses aventures financières de « back » puis de « front office », ses amours, sa psychologie, sa sexualité etc., il propose aussi au lecteur tous les avatars possibles de ce personnage, et replace donc ce fait divers dans une vision globale de l’histoire contemporaine. La question n’est plus : comment un trader issu des classes populaires est devenu fou ? Mais : qu’a pu devenir aujourd’hui un enfant né dans les années 70 dans la classe moyenne française et qui a manifesté assez tôt une envie et des habiletés pour sortir de son rang ? Un trader fou : c’est une des possibilités. Il s’appelle Laurent Dahl, on l’a déjà dit, et son parcours est minutieusement décrit, ainsi que les mécanismes du marché qui ont contribué à sa réussite et à sa perte. Jurons qu’aucun de ces cinq livres sur Kerviel ne vous expliquera aussi clairement le fonctionnement du capitalisme financier, surtout si, comme moi, vous êtes un peu fâché avec l’économie et les mathématiques. Mais il a pu devenir quelqu’un d’autre aussi.
Il y a trois autres possibilités en tout et pour tout. Un scientifique discret obsédé par le sexe, adepte des réunions échangistes et des sites Internet spécialisés ; un raté absolu, solitaire vivant aux dépens de sa mère, chômeur, révolté, alcoolique qui pisse sa bière sur les images truquées de la réussite que lui renvoie son téléviseur ; et Eric Reinhardt lui-même, c'est-à-dire un écrivain qui se débrouille pour vivre tant bien que mal de l’écriture, sans illusion sur les réelles intentions de la BIG (Bourgeoisie Intellectuelle de gauche) à son égard.
Si donc Jérôme Kerviel fait résonner en vous des cordes sensibles, et que son destin de fils de coiffeuse ayant risqué 50 milliards vous intéresse, n’achetez pas un de ces cinq livres mal écrits en trois semaines que vous propose le marché éditorial. Plongez-vous sans crainte dans les 578 pages de « Cendrillon » d’éric Reinhardt (Perso j’y ai passé 12 heures d’affilée comme au bon vieux temps où je lisais d’une traite les polars de Michael Connely). Vous y trouverez la vraie vérité de cet homme, ainsi que la vérité de tout ce qu’il aurait pu devenir d’autre en fonction de ses origines sociales et des déterminismes de l’époque. Car, comme ce blog contribue à le montrer, la fiction est souvent bien meilleure dans la réalité et la réalité bien plus vraie dans la fiction... »
QUENTIN (aka « Maxantoine »)
Comme on peut le voir ci-dessus, les coïncidences littéraires sont, parfois, troublantes. Mais Quentin a omis de préciser, pour le lecteur non averti, que le « Cendrillon » du titre renvoie à l'auteur lui-même, issu des classes populaires, puis moyennes, qui a pu devenir un écrivain parisien qui compte, grâce à son union avec une éditrice de livres d'art, si je m'en souviens bien. Depuis, il a fait du chemin, et a continué à creuser dans la veine réaliste, même si je l'ai perdu de vue, avec le sentiment étrange que le Reinhardt contemporain, plein de testostérone, du début, a cédé la place à un auteur pour lectrices bobos. Quelques dix romans ont paru, et le succès ne semble pas avoir entamé son crédit dans le milieu, même si le lecteur qui avait dévoré « Cendrillon » peut légitimement considérer que, depuis, le conte de fées tragique, a tourné au mariage bourgeois, que la vision a viré aux apparitions, et l'acide du style a versé dans la romance. C'est le lot du transfuge, de battre le fer quand il est chaud, avant de se plier aux lois du marché, et du milieu, d'autant plus injustes, pour lui, qu'il a été connu et reconnu pour les avoir transgressées. Accepterait-il qu'on le qualifie aujourd'hui de « romancier de l'intime » ?
Mais Jérôme Kerviel, également, a fait du chemin. À tel point qu'on a pu le voir, en janvier 2023, sur la route d'un pèlerinage à Rome, si l'on en croit deux ou trois articles de la presse Internet. Le héros de Quentin a subi, durant ces quinze ans, un acharnement judiciaire, et parfois médiatique, qui ne l'ont pas encore tout à fait brisé. Il a finalement été dispensé, de payer les 4,9 milliards d'euros, de dommages et intérêts, que lui réclamait la Société Générale. Il n'a pas, non plus, croupi en prison, et sa peine, de 2 ans et 10 mois, n'a toujours pas été effectuée, sans avoir été suspendue – et il serait particulièrement dégueulasse de l'enfermer après cette longue rédemption.
Quentin, lui aussi, a changé. Et c'est avec un certain dégoût, que ses amis de l'époque, ont suivi, sa longue descente aux enfers, entre l'hôpital psychiatrique et le domicile de ses parents, toute la journée, ensuqué dans l'un, et ivre mort dans l'autre, dans une atmosphère de terreur archaïque, de profonde tristesse, et de pleurs sincères.
Moi, je suis resté moi-même.
Mais, le plus étonnant, dans cette histoire, c'est que, tous les lecteurs de « Cendrillon », qui se sont reconnus, dans l'un des quatre avatars des personnages, ont depuis écrit sur leur vie. Et il ont tous voulu faire sauter la banque. Quentin a écrit des poèmes. Les techniciens et les scientifiques, adeptes de la partouze, ont écrit des romans d'autofiction, et les ont publié, le plus souvent, en auto-édition, avant de paraître, avec photo de face, dans le journal de la PQR. Jérôme Kerviel a écrit trois ou quatre documents sur l'affaire. Moi, aussi, j'ai écrit. Et Reinhardt, bien sûr. Certains se sont cognés au plafond de verre ; d'autres se sont transformés grâce à une pantoufle de vair ; d'autres encore, aux derniers verres ; sans oublier les vermisseaux. Et les profits des banques n'ont cessé de croître. Au point que la BCE menace de sanctions un gouvernement qui a choisi de les taxer, ce qui ne manquera pas d'être narré dans un livre, plus ou moins vrai...
Puisque c'est la question de saison, et le jeu préféré des journalistes : lequel aura le Goncourt ?
Santangelo