S'il y a un roman que, en cette rentrée littéraire un peu morose, j'aurais voulu apercevoir, au-dessus de la mêlée, dont j'aurais goûté, moi qui n'en ai encore lu aucun, cette année, par paresse, par apathie, par mollesse, le sacre unanime, et que j'aurais souhaité voir indemne de critiques, au sortir de la cohue, quand pleuvront les récompenses, c'est bien « l’Échiquier » de Jean-Philippe Toussaint, publié au Éditions de Minuit. J'ai déjà évoqué, ma grande admiration, pour l'auteur de « la Salle de Bain » et de la quadrilogie « M.M.M.M. » et, cette fois encore, il semble qu'il ait frappé au cœur, mais avec la tête, comme à chaque fois. Délaissant son amoureuse, décidément trop indépendante, pour l'autobiographie – genre qu'il n'avait abordé que dans un petit livre, sur sa pratique de l'écriture, chroniqué ici-même, l'an passé – il rejoue une partie d'échecs de son enfance, avec un père, journaliste et auteur de polars, qui lui a légué un intérêt sérieux pour le plus noble des jeux de société. Mais je ne l'ai pas lu. Par fatigue. Par Lassitude. Par canicule.
Mais c'est que Quentin, lui-aussi, dans son jeune âge, s'est opposé à son père, par l'intermédiaire d'un échiquier, et qu'il en garde un souvenir poignant, fruit d'un apprentissage initiatique de la rigueur qui, loin de l'avoir rebuté, lui a ouvert la porte de la réflexion philosophique, puisque, bien que d'apparences mathématiques, les échecs sont, avant tout, d'essence philosophique, une construction monumentale sur du vide.
Quentin devait avoir dix ou onze ans. Son père n'était pas encore au faîte de ses activités agricoles (c'était bien avant l'accident) même s'il avait déjà posé quelques jalons, dans la municipalité, ainsi qu'au conseil d'administration de la coopérative – ce qu'il appelait ses 'responsabilités' - et, las de jouer toujours la même partie, contre son ami de toujours, il décida de faire entrer son fils, l'aîné prometteur, dans l'antre des joueurs, là où la valeur d'un homme ne se mesure, ni à sa force physique ni à son argent, mais uniquement dans le maniement, plus ou moins subtil, de règles complexes et inutiles, savantes et puériles, à la fois.
Ainsi, plutôt en fin d'après-midi, souvent à l'automne ou en hiver, ils se faisaient face, le père et le fils, chacun d'un côté des 64 cases du damier, pareil au carrelage du sol de la salle principale, chez les grands-parents, défendant, tour à tour, les blancs ou les noirs, tout entiers investis dans la lente et douloureuse progression des pièces, jusqu'à ce que l'un des rois capitule, et s'allonge, symboliquement, sur la boîte en carton bouilli. Échec et mat ! Il faut imaginer la vieille maison ; la lueur blafarde du grand néon, dans la cuisine, qui donne sur une petite cour, à l'arrière – seule lumière allumée, alors que la nuit tombe à 18 heures, dans un rayon de 500 mètres – les ombres des cyprès, la table en formica marron, les chaises en paille, et la chaleur du poêle à mazout, sur lequel mijote un ragoût, surveillé de près par la mère de Quentin, pendant que ses hommes expérimentent la bataille, pour l'honneur, d'un jeu qui se prend pour un art.
Nul besoin d'insister sur ce qu'un tel passe-temps peut apporter à un enfant, en matière de concentration, d'appréhension de l'espace, et de sens de l'anticipation, sans parler, pour l'heure, de sagesse. Ainsi, il s'était mis à attendre, presque avec impatience, ces moments hors du temps, à la ferme, durant lesquels il apprenait les bienfaits de la grande patience et, c'était avec éclats, qu'il manifestait une victoire, au bout de ce long silence particulier, à peine troublé par la fumée bleue des Gitanes, qui recouvre une partie d'échecs.
Pas besoin, non plus, pour y prendre un réel plaisir, d'étudier les parties de Bobby Fischer, analysées, décomposées, épluchées, dans ce livre à la jaquette furieusement blanche et noire, bien trop complexe pour son âge, que son père s'était vu offrir à Noël et, pour encore, la dure loi des « coups » - ces déroulements de parties toujours les mêmes, appris par cœur par les joueurs savants et les pédants – ne l'avait pas encore dégoûté du noble jeu, qu'il pratiquait le plus « innocemment » du monde, dans une ferveur qui, déjà, n'avait pourtant plus rien de juvénile. On en arriva là où on devait en arriver : le père, de plus en plus souvent, perdait contre le fils, dont il vantait, avec parcimonie, la grande intelligence, autour d'eux.
Quentin eut le temps d'apprendre à « roquer » et puis, l'internat, les obligations diverses, le travail, la fatigue, vinrent à bout de ces moments suspendus dans sa vie, si terne par ailleurs, et on remisa l'échiquier, ses cases en damier, ses fous, ses tours, ses cavaliers et ses deux couples de souverains, dans le placard, puis dans le grenier. Quentin ne devait plus goûter aux échecs que très épisodiquement, au fil de sa vie, sans jamais y retrouver ce plaisir des débuts.
Alors ? Mais, oui. Bien sûr ! Bien sûr que je vais l'acheter le roman de Toussaint. Et le lire avec cette patience calculée, cette circonspection aventureuse, dans ce silence ouaté de monastère, qui sont ceux des échecs. Et peut-être, changer un peu ma façon d'écrire, en y faisant entrer, moi qui n'ai jamais rien combiné dans ma vie, un rien de calcul mathématique, de prospective, et d'anticipation des coups de l'adversaire.
Santangelo