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Billet de blog 25 avril 2023

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Sur un Air de Campagne (394)

Roman « culte » et poésie « cu-culte »...

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Les Plaines Immenses Santangelo

Un étrange étranger qui arrive, au loin, seul et nu, dans un village retiré de montagne, pour échapper à un passé terrible, avec l'intention de devenir écrivain. À peine a-t-il pénétré dans le bourg, que volets et portes se ferment, dans un grand fracas de crainte et de haine mêlées. On lui lance, depuis un toit, un crâne de bélier, dans lequel il donne un coup de pied, et se blesse. Bien décidé à faire une halte, il trouve refuge dans un grenier, ouvert à tous les vents, qui fait office de chambre d'hôte. Et les hostilités commencent. La situation est assez familière pour provoquer une impression d'inquiétante étrangeté – la fameuse « umheimlich » de Freud. Mais le malaise n'en est qu'à son commencement...

Déjà, dans un style simpliste, qui fait penser à de la littérature « jeunesse », trompeur à plus d'un point, l'auteur sort de son chapeau ou, plutôt, de son havresac, les outils de la littérature fantastique la plus sombre, pour tenter d'accéder au niveau de la parabole. Dans ce pays imaginaire (vraiment?), il n'y a que deux saisons, qui durent chacune quarante mois ; l'une durant laquelle il pleut à verse, sans discontinuer, et l'autre qui inflige le gel et la neige – et toutes deux sont des déluges.

Siméon croit au pouvoir du langage et en l'amour de l'humanité. De son sac, il a sorti du papier et un crayon. Il va tout faire pour alimenter sa foi au feu des autochtones, jusqu'à se faire amputer de ce pied blessé, et finir par leur ressembler. Est-il bouc-émissaire ? Prêtre ? Un nouveau messie ? Un Juif errant ? Ou juste un étranger, comme sont tous les étrangers qui essayent de s'implanter dans un village, depuis la nuit des temps ? On ne le saura qu'à la fin, qui sera d'un lyrisme désespéré déchirant.

Mais, avant d'en arriver là, entre humour grinçant, dégoût et affliction médusée, le lecteur va se plonger dans un univers à nul autre pareil, dans lequel la seule nourriture est faite de lentilles, où les femmes, aussi cabossées que les hommes - idiots, éclopés, infirmes – utilisent des grenouilles en guise de contraceptif, et s'attachent des animaux vivants sur le ventre et autour du cou, pour se tenir chaud. Les maisons sont englouties sous la neige, la rivière a disparu et personne ne se souvient d'avoir aperçu la moindre trace de végétation. La pourriture a tout envahi – paysage, corps et âmes, ou ce qu'il en reste. Seul un rebouteux, comme il n'y en avait jamais eu dans la littérature, maintient un semblant de respect pour le savoir et la connaissance, en amputant à tour de bras, en pratiquant des opérations immondes, pour ramener la petite population villageoise à la raison.

Cette histoire, c'est celle que raconte Maurice Pons, écrivain méconnu, mort en 2016, dans son œuvre maîtresse, « les Saisons », parue dans la collection de poche de chez Bourgois. Je n'avais jamais lu de telles choses, ignorant presque tout de la littérature fantastique et, si mes premières impressions, sur la pauvreté du style, ont perduré un peu, j'ai lu ce petit livre quasiment d'une traite, emporté par l'extravagance et la richesse symbolique du récit. Et, au cours de cette lecture haletante, me sont revenues des réflexions d'un autre temps, sur le rôle du barbare dans une société ou un groupe, le choix de devenir un étranger, l'errance du poète en quête d'humanité, le sacrifice consenti par Abraham à Yahvé ou, encore, l'inquiétante étrangeté dans certaines situations de la vie courante, lorsqu'un grain de sable fait tout dérailler – autant de préoccupations qui ont égayé ma jeunesse. Et puis, reposant le livre, je me suis souvenu d'une autre histoire ; un souvenir que Quentin m'a raconté, il y a longtemps...

Il devait avoir autour de huit ans. Comme deux à trois fois par semaine, il se rendait dans la petite ferme voisine, pour chercher du lait frais, puisé dans le grand bac en plastique, et rapporté dans son petit pot en fer. Mais, ce jour-là, il ne trouva personne pour l'accueillir, dans la petite remise en soupente. Il s'avança, au mépris de sa peur, défiant les poules qui, revenues du tas de fumier, lui picoraient les mollets nus, comme si elles cherchaient à lui boire le sang, jusqu'à l'étable. Il trouva la famille réunie au complet, en compagnie d'un homme bien habillé, rasé de frais, lui aussi chaussé de bottes en caoutchouc, les pieds dans la merde. À voix basse, la fille, de cinq ou six ans son aînée, le lui présenta comme le véto (levé tôt?) et le silence reprit ses droits. L'homme enfila un gant en latex sur son bras et, sans autre forme de procès, introduisit celui-ci dans le rectum de la vache, jusqu'à ce qu'il disparaisse entièrement dans le corps de l'animal. Puis, comme s'il vidait une écuelle, il en retira des bouses, à pleines poignées, et les jeta sur le sol, dans la petite rigole qui canalisait la pisse. Il répéta l'opération plusieurs fois, avant de saisir une énorme seringue en plastique, et de la fourrer dans les entrailles de la pie-rouge. Et l'homme, aussi satisfait que les propriétaires, s'en retourna à d'autres affaires, que Quentin imagina très sérieuses, après quelques rires de circonstances. Une fois sorti de l'étable, dont les remugles lui chatouillaient le nez et lui piquaient la gorge, son pot en ferraille à la main, timidement, il questionna la voisine, pour tenter d'obtenir une explication à la scène, pour le moins violente, à laquelle ils venaient d'assister. On lui répondit qu'il s'agissait simplement d'une insémination artificielle, sans plus de précisions, le laissant dans son ignorance innocente et sur sa réserve. Ainsi sont les mystères de la vie. Et, durant des années, bien après qu'il aura compris les procédés de la reproduction chez les mammifères, il lui restera cette croyance absurde, ce point de bascule de la raison, selon lesquels les vaches ne présentent qu'un seul orifice pour toutes les fonctions excrémentielles et sexuelles ! Encore aujourd'hui, en regardant un troupeau, dans un pré, au bord de la route, il ne peut s'empêcher de guetter un signe tangible de son biais cognitif. Et de se demander si c'est la raison pour laquelle ces ruminantes, à l'instar des grosses mouches qu'elles chassent de leurs queues, se grimpent dessus, et pas seulement lorsqu'elles sont folles ? Mais revenons à nos oignons...

Dans « les Saison », de Maurice Pons, il y a aussi une vache. Elle partage la salle du conseil avec les deux douaniers, aussi bêtes que méchants, mais pas plus que les autres villageois, et vêle un fœtus de veau pourri, grouillant de larves et de vers. On n'est pas dans le même genre littéraire. Mais l'effet de sidération est presque le même. Et, jusqu'à la fin de sa vie, comme Siméon jusqu'à la fin de l'histoire, Quentin restera hanté par ce qu'il a vu, et continuera à activer son imagination, afin de retrouver la force brute des impressions de l'enfance. Et, peut-être même, d'en faire une œuvre.

Santangelo

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