En ouvrant « Ethnographies des mondes à venir », un long dialogue entre le zadiste, chercheur, et auteur de BD Alessandro Pignocchi, et l'anthropologue Philippe Descola, j'espérais y trouver un éclairage sur une certaine écologie actuelle, à la lumière du travail ethnologique du professeur au Collège de France, réalisé depuis un demi-siècle, à partir de ses séjours en Amazonie, chez les Achuars. L'enjeu est énorme : rien moins que dépasser l'héritage philosophique, économique et moral des Lumières – responsables, selon des points de vue divers, venant de droite comme de gauche, de l'impasse dans laquelle le capitalisme 2.0 nous a enfermés. Outre la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du Citoyen, les philosophes du XVIII ème siècle ont bâti le système, qui prévaut toujours, en l'appuyant sur le partage très net entre nature et culture, donnant à l'homme moderne la prééminence sur son milieu, et lui offrant, comme perspective de salut, le long travail de défrichage, partagé avec la science, de sa et de la nature. C'est ce que Descola, en l'opposant à l'animisme, appelle le « naturalisme. » Et c'est l'horizon qu'il se propose de dépasser, dans l'urgence climatique et environnementale, pour nous conduire vers une société nouvelle, plus respectueuse des milieux.
Mais, de l'animisme des Achuars – qui prêtent aux arbres, aux animaux et au vent, une intériorité, équivalente à l'esprit humain – il n'en est finalement que peu question, dans cet ouvrage, qui a obtenu le prix de l'essai « France Culture / Arte » en 2022, et qui se révèle plus proche de l'agit-prop que de la réflexion anthropologique. Parler de nature et de culture, dans la France actuelle, sans évoquer la « campagne » ni faire de différence entre animaux domestiques et bêtes d'élevage, semble une voie peu fiable. C'est que la discussion est menée, tambour battant, par le zadiste de Notre-Dame-des-Landes, qui a trouvé, dans cette zone d'expérimentation écologique et sociale, née du combat contre la construction d'un nouvel aéroport, près de Nantes, un paradis à la hauteur de son idéalisme. Et il se sert allègrement des théories de Descola pour échafauder son plan d'une révolution planétaire, qui mettrait les humains et les « non-humains » (animaux et plantes) sur le même plan, et conférerait à ces derniers des droits inaliénables équivalents. Pour ce faire, il propose de créer un mouvement semblable à l'Internationale Socialiste, pour mettre le genou droit des états-nations à terre, en développant des zones d'expérimentation, semblables à la ZAD ligérienne, un peu partout dans le monde, et en les alliant à d'autres combats locaux (Rojava, Chiapas, Amazonie etc.)
Mais, l'auteur de BD (qui a illustré brillamment le livre) se montre plus habile aux pinceaux qu'à la théorie, et le discours a du mal à convaincre, tant il multiplie les contre-vérités et les approximations, dans un langage qui se voudrait scientifique, mais cache mal le manque de sérieux de l'entreprise. Affirmer que « développer une sensibilité particulière aux vivants non-humains et prêter attention à leurs intérêts » ne se fait que « dans des cas très isolés », ou qu'un citadin cultivé peut acquérir, en quelques mois, en vivant dans la nature, une relation bien plus privilégiée avec le milieu que n'importe quel paysan, c'est faire l'impasse sur une somme d'expériences vécues, chaque jour, par des millions de personnes, et une réalité qui semble échapper à son désir. Et l'on pourrait dénombrer bien d'autres assertions de ce genre dans l'ouvrage.
L'objet, dans un format moyen, illustré avec talent et humour, est beau. L'invité est de taille. La volonté est tout à fait louable. Mais le propos, « radical-chic », ne tient pas une lecture attentive. Il reste cependant précieux pour comprendre ce qui motive les écologistes révolutionnaires, les zadistes, les militants de Sainte-Soline ou les activistes de tout poil, qui cherchent, dans la lutte médiatisée, à peser sur les décisions et à se faire une place, bien réelle, dans le jeu démocratique.
En refermant « Ethnographies des mondes à venir », au cours d'une petite promenade, j'en suis venu, par association d'idées, à vouloir recenser tous ceux qui, dans mes campagnes retirées, revendiquent des droits sur la « nature. » On peut citer, pêle-mêle, les marcheurs, les traileurs, les teufeurs, les paysans, les zadistes, les homosexuels, les propriétaires de petits chalets, les fous du volant, les détenteurs de chiens, les camping-caristes, les convalescents, les cyclistes, les motards, les chasseurs, les pêcheurs, les photographes du dimanche, les aquarellistes, les fans du loup, les amateurs de champignons, les forestiers etc. et la liste pourrait s'allonger. Et il est probable que, chacun, se veut, plus ou moins, « écologiste. » Mais, ne faisant partie d'aucuns de ceux-là, et cherchant moi-aussi un peu de quiétude dans les chemins, malgré la difficulté croissante que j'éprouve à m'y déplacer, j'en suis réduit à chanter, comme dans la chanson de Dutronc : « Et moi ! Et Moi ! Et MOI ! »
Santangelo