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Billet de blog 8 novembre 2025

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Quand l’AFP efface Rosalind Franklin : anatomie d’un aveuglement journalistique

Le 7 novembre, France Info publie une dépêche annonçant la mort de James Watson, prix Nobel et co-découvreur de la structure de l’ADN. Mais un passage fait sursauter quiconque connaît un tant soit peu l’histoire des sciences. Une erreur de fond, et symptomatique : la reproduction non critique de narrations biaisées issues du milieu scientifique masculin des années 1950.

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Quand l’AFP efface Rosalind Franklin : anatomie d’un aveuglement journalistique

Le 7 novembre, France Info publie une dépêche annonçant la mort de James Watson, prix Nobel et co-découvreur de la structure de l’ADN. Le texte, repris de l’AFP, retrace la carrière du scientifique, rappelle son Nobel partagé avec Crick et Wilkins, et évoque ses multiples dérapages racistes et sexistes.

Mais un passage fait sursauter quiconque connaît un tant soit peu l’histoire des sciences : on y lit que Watson s’était “fait remarquer par des propos peu amènes sur le physique de la chercheuse Rosalind Franklin, autre pionnière de l’étude de l’ADN”.

Une simple remarque, donc ? Non. Une erreur de fond, et symptomatique d’un problème journalistique plus large : la reproduction non critique de narrations biaisées issues du milieu scientifique masculin des années 1950, sans vérification historique ni regard de genre.

Article : « L'Américain James Watson, prix Nobel de médecine en 1962 et pionnier de l'ADN, est mort à l'âge de 97 ans »

Une omission qui change tout

En réalité, le scandale Franklin-Watson n’a jamais été une querelle d’ego ni une affaire de remarques déplacées.
Il s’agit d’un cas documenté d’appropriation scientifique : Watson et Crick ont utilisé, en 1953, les données expérimentales et les clichés de diffraction aux rayons X obtenus par Rosalind Franklin et son étudiant Raymond Gosling au King’s College de Londres.

Ces clichés, dont la célèbre Photo 51, ont été transmis à Watson sans le consentement de Franklin par leur collègue Maurice Wilkins.

C’est en voyant cette image que Watson comprit que la molécule d’ADN formait une double hélice.

Le reste appartient à l’histoire : publication dans Nature en avril 1953, Nobel de médecine en 1962 pour Watson, Crick et Wilkins.

Et Rosalind Franklin ? Morte en 1958 d’un cancer lié à son travail sur les rayons X, jamais citée comme co-auteure de la découverte.

Le piège de la dépêche “objective”

Comment, soixante-dix ans plus tard, une telle erreur peut-elle encore se glisser dans un média public ?
La réponse est double : routine et ignorance.

  1. Routine, parce que les rédactions reprennent souvent les dépêches de l’AFP sans les retravailler en profondeur, surtout lorsqu’il s’agit de nécrologies de figures scientifiques. Or, ces dépêches reposent sur des “éléments de contexte” parfois rédigés il y a des années, et rarement actualisés à la lumière des recherches historiques.

  2. Ignorance, parce que le rapport entre science et histoire n’est presque jamais enseigné dans les écoles de journalisme.
    Or, comprendre les sciences, c’est aussi comprendre leurs structures de pouvoir, leurs biais de genre et leurs récits dominants.
    Un journaliste qui ne connaît pas le rôle de Rosalind Franklin ne peut pas mesurer l’ampleur symbolique du tort fait par une phrase comme : “Watson s’était fait remarquer par des propos peu amènes sur le physique de la chercheuse.”

Quand le récit officiel devient un instrument d’effacement

Cette phrase, anodine en apparence, reproduit exactement la mécanique de l’effacement qu’elle devrait dénoncer : réduire une femme scientifique à son apparence, et minorer la gravité d’une injustice historique majeure.
Ce n’est pas seulement une faute factuelle, c’est une faute de hiérarchisation de l’information : le fait le plus important (l’utilisation non autorisée de ses données) devient secondaire, voire invisible.

Dans une époque où les médias prétendent corriger les biais du passé, ce type d’omission est plus qu’une erreur — c’est une récidive symbolique.

Le rôle des journalistes : transmettre ou répéter ?

Le journalisme scientifique ne peut plus se contenter d’être un relais passif de la science triomphante.
Il doit interroger qui écrit l’histoire, quels savoirs sont valorisés, et quels silences sont hérités.
Reprendre une dépêche sans contexte critique, c’est entériner le récit des vainqueurs.
Dans le cas de Watson et Franklin, cela revient à cautionner une injustice historique, sous couvert de neutralité.

Une leçon de rigueur

Reconnaître le rôle central de Rosalind Franklin n’est pas un geste militant : c’est un geste d’exactitude historique.
La rigueur scientifique et la rigueur journalistique devraient aller de pair.
Les chercheurs en histoire des sciences, de Anne Sayre à Brenda Maddox, ont établi les faits depuis plus de quarante ans.
Qu’un grand média public puisse encore les ignorer montre combien le travail de relecture critique reste à faire — dans les laboratoires comme dans les rédactions.

En réduisant l’affaire Franklin à une “remarque sur le physique d’une collègue”, France Info et l’AFP montrent que le sexisme épistémique n’a pas disparu : il a simplement changé de forme, se camouflant dans l’inattention et la paresse narrative.
La vérité, elle, demeure : sans Rosalind Franklin, la double hélice n’aurait jamais été découverte.
Et sans rigueur journalistique, les injustices du passé continuent de s’écrire au présent.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.