La fausse irresponsabilité des anciens
Le procès intenté aux seniors a tout d’un réflexe moral de notre temps : pointer l’égoïsme supposé d’une génération qui refuserait de se restreindre, de « faire attention », de vivre avec culpabilité.
Pour The Economist (article repris par Challenges), cette désinvolture serait une faute politique : consommer, voyager, aimer sans calcul, c’est “laisser les problèmes aux jeunes”.
Mais si ces comportements sont perçus comme scandaleux, n’est-ce pas parce que notre société a perdu le sens du risque comme dimension vitale ?
Et si cette “irresponsabilité” n’était pas de la négligence, mais le dernier sursaut d’une humanité qui refuse de vivre sous tutelle morale ?
La naissance de la société du risque
Ulrich Beck l’avait pressenti dans les années 1980 : les sociétés industrielles, en cherchant à se protéger de leurs propres excès, allaient se transformer en machines à produire du risque.
Le risque devient alors un paradigme global : tout est danger, tout est surveillance, tout est prévention.
La vie n’est plus une aventure, mais une équation.
Ce glissement a une origine philosophique précise : le Principe responsabilité d’Hans Jonas, publié en 1979.
Face à la puissance technologique, Jonas proposait une éthique de la crainte :
“Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre.”
L’intention était noble. Mais cette éthique, popularisée et politisée, s’est métamorphosée en une idéologie du pire.
L’hypothèse du danger est devenue le critère de toute décision publique.
Du « principe responsabilité » au « principe asphyxie »
Ce que Jonas voyait comme une prudence métaphysique s’est mué en culture de l’angoisse préventive.
Tout phénomène, tout projet, tout geste doit désormais être pensé selon son scénario-catastrophe.
Nous ne décidons plus selon le bien que nous pourrions créer, mais selon le mal que nous pourrions provoquer.
De là naît un monde où :
la santé devient protocole,
l’éducation devient évaluation,
la politique devient gestion du désastre.
Le vivant, réduit à un organisme à préserver, n’est plus une force à déployer.
Nous ne vivons plus, nous survivons avec prudence.
Trois générations face à la peur
Les générations n’ont pas le même rapport à cette mutation.
Les seniors, nés avant la société du risque, ont connu la liberté comme un fait, non comme un problème. Ils ont vécu sans GPS moral, sans peur de l’erreur, sans se croire coupables de l’avenir du monde.
Les jeunes, eux, n’ont connu que la logique du danger : ils vivent dans un univers d’alerte permanente, élevés dans la prévention et la honte écologique.
Entre les deux, la génération 1989-1990 a grandi sur la ligne de fracture : assez âgée pour se souvenir d’un monde encore libre, trop jeune pour échapper au contrôle moral. Elle vacille entre nostalgie et résignation.
L’irresponsabilité comme résistance vitale
Reprenons alors la question de The Economist : les vieux sont-ils irresponsables ?
Oui, mais dans le sens le plus salutaire du terme.
Ils refusent de se plier au moralisme du pire, à cette religion du “ne pas faire de mal”.
Ils osent encore aimer, consommer, désirer, vivre.
Ce refus de la culpabilité n’est pas une fuite : c’est un acte de résistance spirituelle contre la bureaucratie morale de la société du risque.
Leur “irresponsabilité” est un rappel : vivre, c’est risquer — et risquer, c’est être libre.
Hans Jonas, Ulrich Beck et la servitude volontaire de la peur
Ironie tragique : Hans Jonas voulait sauver l’humanité du désastre, et nous avons créé une humanité incapable de vivre.
Ulrich Beck l’avait vu : la société du risque devient un système de pouvoir, une manière douce d’imposer la conformité par la peur.
À force de vouloir tout prévoir, nous avons perdu la puissance d’inventer.
Ainsi la responsabilité, autrefois vertu, est devenue carcan.
Et la prudence, au lieu d’être sagesse, s’est faite instrument de contrôle et d’apathie.
Pour une renaissance du risque
Réhabiliter le risque, ce n’est pas glorifier la bêtise ni l’inconscience.
C’est réapprendre à exister sans garantie, à créer sans protocole, à aimer sans bilan carbone.
C’est refuser la moraline qui transforme chaque geste vital en menace collective.
La vraie responsabilité ne consiste pas à ne rien faire, mais à oser malgré le danger.
Le monde n’a pas besoin d’êtres “préservés”, mais d’êtres vivants.
Peut-être que ces “vieux irresponsables” que The Economist raille sont, au fond, les derniers vivants cohérents,
les témoins d’une époque où la liberté valait plus que la conformité,
et les prophètes paradoxaux d’une sagesse oubliée : celle qui préfère l’imprévisible vital au prévisible mortifère.
Notes philosophiques
Hans Jonas (1903-1993) – Philosophe allemand, auteur du Principe responsabilité (1979). Il fonde une éthique de la précaution à l’ère technologique, fondée sur la crainte d’un désastre irréversible.
Ulrich Beck (1944-2015) – Sociologue allemand, auteur de La Société du risque (1986). Il montre comment la modernité industrielle engendre une seconde modernité fondée sur la gestion réflexive des menaces.
La “société du risque” désigne un modèle où le danger anticipé devient le principe organisateur du politique et du social — une peur rationnelle devenue norme de gouvernement.
Article de The Economist, repris par Challenges :
https://www.challenges.fr/economie/sexe-alcool-drogue-les-exces-des-seniors-inquietent-de-plus-en-plus-les-autorites-sanitaires-dans-les-pays-riches_630254#xtor=CS3-89-[Sexe,%20alcool,%20drogue%C2%A0:%20les%20excès%20des%20seniors%20inquiètent%20de%20plus%20en%20plus%20les%20autorités%20sanitaires%20dans%20les%20pays%20riches]