Chaque hiver, le flux des téléfilms de Noël réinvestit nos écrans : productions industrielles, récits lisses, happy ends obligatoires, et un décor immuable — un village miniature où tout se résout par la chaleur humaine et la restauration des liens. Ces bluettes, si elles paraissent anodines, participent pourtant d’une mythologie politique. Elles diffusent, à bas bruit, un modèle social rassurant, hiérarchique et nostalgiquement figé — exactement le terreau symbolique sur lequel prospèrent aujourd’hui des rhétoriques autoritaires et populistes.
Je soutiens ici une thèse simple mais lourde de conséquences : le téléfilm de Noël ne fabrique pas à lui seul le retour au pouvoir d’un populiste, mais il participe à la normalisation d’un imaginaire qui rend ce retour pensable — parfois désirable. Pour comprendre ce glissement, il faut examiner la structure narrative des films, leur fonction psychologique, et le placage idéologique qu’ils effectuent entre confort émotionnel et régression politique.
1. Le décor idéologique : le village comme dispositif politique
Le téléfilm propose presque toujours le même décor : un village homogène, enraciné, chaleureux, opposé à la grande ville, froide et corruptrice. Dans cette rhétorique, la communauté locale détient la vérité morale ; la ville produit l’égarement. Ce contraste n’est pas anodin : il offre un récit identitaire simple, qui reconstruit imaginaires et frontières symboliques entre “nous” et “eux”.
Cette construction rappelle les analyses sociologiques sur la formation du goût et de la reproduction sociale : ce que l’on nomme les « hiérarchies culturelles » ne sont pas neutres, elles classent et légitiment des positions sociales précises — un mécanisme théorisé par Pierre Bourdieu et exposé dans La Distinction.
2. Le scénario-type : la femme « émancipée » rappelée à l’ordre
Le schéma narratif récurrent est limpide : une femme autonome, instruite, citadine arrive dans le village. Elle y rencontre l’homme enraciné — stéréotype de la virilité active et utile —, reçoit les conseils (ou la pression) d’une communauté qui la considère « hors chemin », puis, après avoir failli succomber à la tentation de la carrière (toujours représentée comme corruption), elle renonce à son indépendance : retour au foyer, maternité, accomplissement domestique. Le récit se boucle sur la restauration d’un ordre patriarcal pseudo-idyllique.
Cette mécanique narrative fonctionne comme une ritualisation de la culpabilisation de l’émancipation féminine. Elle met en scène, sous couvert de réconfort, un modèle de genre conservateur qui n’est pas neutre politiquement.
3. Pourquoi ces fictions sont-elles si puissantes ? La fonction psychologique du « confortable »
Plusieurs dynamiques expliquent leur attrait.
D’abord, ces films fournissent un monde lisible — prévisible, ménagé de toute contradiction — et sont donc un remède à la fatigue cognitive provoquée par l’incertitude contemporaine. Ils flattent ensuite une nostalgie imaginaire : l’idée d’un « avant » meilleur, d’un ordre moral perdu. La sociologie contemporaine montre que la nostalgie n’est pas seulement affective : elle joue un rôle politique en consolidant des identités collectives et des préférences vers des récits de restauration.
Enfin, à l’échelle culturelle, le dispositif s’inscrit dans des formes plus larges d’hégémonie symbolique — une atmosphère dans laquelle il devient difficile d’imaginer un autre horizon que celui proposé, ce que certains théoriciens ont appelé la « réalisme » imposé par le capitalisme culturel. Mark Fisher analysera ce type d’impossibilité à concevoir d’alternatives dans Capitalist Realism.
4. Le glissement culturel vers le politique : émotions, intimité et narration
La façon dont les téléfilms exploitent les affects — culpabilité, confort, soulagement, appartenance — n’est pas sans effet politique. Des travaux sur les cultures émotionnelles et le marché des sentiments montrent que les émotions sont médiatisées, consommées et parfois instrumentalisées. Eva Illouz a analysé, depuis les années 1990, la manière dont l’amour et l’intimité sont inscrits dans des logiques marchandes et culturelles (Consuming the Romantic Utopia), rappelant que les imaginaires amoureux ne sont pas hors du monde social et économique. Cette grille de lecture aide à comprendre comment un récit sentimental peut aussi façonner des dispositions politiques.
Par ailleurs, l’analyse de terrains politiques réels — par exemple le travail d’Arlie Russell Hochschild auprès des partisans du Tea Party — montre comment des « deep stories » émotionnelles (sentiment d’abandon, humiliation perçue, attachement à un certain ordre moral) expliquent l’adhésion à des mouvements populistes, même contre ce qui semblerait leur intérêt matériel. Strangers in Their Own Land offre une lecture précieuse des affects collectifs qui rendent possible la sympathie pour des projets politiques réactionnaires.
5. Trump et le téléfilm : mêmes ressorts narratifs
On peut donc lire certains traits du trumpisme comme une transposition politique de ce confort narratif :
la promesse d’un retour à un ordre simple et lisible ;
la dénonciation des élites urbaines et de la « déconnexion » des villes ;
la mise en scène d’un héros viril capable de restaurer l’ordre ;
la valorisation d’une communauté homogène, supposée protectrice.
Le slogan « Make America Great Again » joue exactement ce rôle symbolique : il est une promesse de retour vers un passé mythifié, à l’image de la nostalgie que vendent les téléfilms de Noël.
6. Le piège du traditionalisme : mémoire figée vs. tradition vivante
Il convient de distinguer deux registres souvent confondus : la tradition (héritage vivant et transformable) et le traditionalisme (attitude idéologique qui fige, exclut et idéalise un “avant” fantasmé). Les téléfilms exposent moins une célébration critique des traditions qu’un traditionalisme marchand : esthétique figée, rôles immobiles, exclusion des formes d’altérité. C’est ce traditionalisme qui peut se coupler aux projets politiques réactionnaires.
7. Que faire ? (Une hypothèse d’intervention culturelle)
Si l’on accepte que le storytelling culturel façonne des dispositions politiques, l’enjeu est double :
repérer et déconstruire les mécanismes narratifs qui naturalisent des hiérarchies ;
produire des récits alternatifs où la complexité, la pluralité et l’émancipation ne sont pas des obstacles narratifs mais le cœur du récit.
Ce n’est pas interdire la douceur — mais refuser qu’elle fasse écran à des projets politiques régressifs.
Conclusion
Les téléfilms de Noël ne font pas les politiques. Ils façonnent cependant des imaginaires qui peuvent faciliter l’adhésion à des projets politiques réactionnaires. À l’heure où la culture de masse irrigue la politique, il est urgent de lire ces fictions non comme des distractions inoffensives mais comme des symptômes et des vecteurs d’orientations sociales. Sous les guirlandes, la nostalgie n’est pas neutre ; elle politise.
Références vérifiées (ouvrages cités et consultés)
Pierre Bourdieu, La distinction : Critique sociale du jugement (1979). Pour la théorie des hiérarchies culturelles et du capital culturel.
Eva Illouz, Consuming the Romantic Utopia: Love and the Cultural Contradictions of Capitalism (1997). Pour la sociologie des imaginaires amoureux et leur inscription dans des dynamiques marchandes.
Arlie Russell Hochschild, Strangers in Their Own Land: Anger and Mourning on the American Right (2016). Pour l’analyse des « deep stories » émotionnelles des partisans populistes.
Mark Fisher, Capitalist Realism: Is There No Alternative? (2009). Pour la notion d’horizon d’imaginable et la difficulté d’imaginer des alternatives hors du cadre dominant.
Revue récente sur la sociologie de la nostalgie (revue / synthèse) : MH Jacobsen, synthèse 2023. Pour situer la nostalgie comme variable sociopolitique.