Voilà plus d’un an désormais que nous vivons en Pandémie (pour le sens de cette expression, voir Barbara Stiegler, décembre 2020, Gallimard), plus d’un an que je vis avec dégoût, tristesse, révolte ce que nous subissons, et plus d’un an que mes proches ou d’autres, à qui j’ai tenté de m’adresser, me regardent avec inquiétude, ou avec ennui, avec indifférence ou haussement d’épaules.
On me voit, je crois, comme un pessimiste trop avéré, ou comme un complotiste (c’est le qualificatif inventif qui est venu spontanément à la bouche d’un candidat de gauche aux élections régionales alors que je l’interpellais sur sa page Facebook). Et même comme un « néo-eugéniste au mieux », ceci dans le cadre d’une discussion avec des gens dits « de la gauche radicale » que je croyais capables de réfléchir de manière plus autonome que par le passé, ou simplement un phraseur, ou simplement un type qui a une opinion, mais toute autre opinion la vaut, et n’en parlons plus.
Pourtant ma réflexion part d’une question simple et grave, que je ne cesse de m’imposer à moi-même comme j’essaie de la faire vivre auprès de quelques autres : Est-il donc indifférent qu’on ait aboli la démocratie ?
Il y a beaucoup de gens qui semblent soit ne pas s’en rendre compte, soit ne pas s’en émouvoir. « À côté de la Chine ou du Cambodge, nous pouvons encore dire ce qui nous plaît, non ? » Oui, mais la démocratie ne consiste pas à bavarder librement. Elle suppose un Espace Public de délibération (Jurgen Habermas, Hannah Arendt), des médias libres, en mesure de diffuser largement des argumentaires rationnels et divers, des partis et des syndicats qui font vivre leurs oppositions, un parlement susceptible au moins de peser sur les législations qui s’élaborent dans les cercles du pouvoir élu, même avec cette « constitution royaliste » dont nous héritons de De Gaulle.
La démocratie suppose encore la séparation des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, et encore des libertés individuelles garanties, effectivement garanties contre les empiétements des différents pouvoirs, singulièrement du pouvoir d’État. Droit de réunion, d’organisation, d’expression, de déplacement, … Une démocratie, c’est au moins cela.
Nous ne sommes plus en démocratie. Par décret un « État d’urgence » permanent depuis plus d’un an, et qui peut être prolongé quasi indéfiniment, est venu abolir le régime démocratique dans lequel nous pensions vivre jusque-là.
La crise sanitaire exige-t-elle l’abolition de la démocratie ou au contraire son renforcement ?
Les états occidentaux ont tranché cette question en décidant, avec des nuances importantes selon les pays, qu’il valait mieux l’abolition de la démocratie. Pour ma part, je trouve cela incroyable, et encore plus incroyable que cela laisse finalement indifférent un si grand nombre de personnes. Pour ma part, j’en suis profondément inquiet, miné, angoissé. Je ne crois pas du tout que cette abolition ne durera qu’un temps, que les gouvernements rendront aux peuples les libertés un temps confisquées. Je pense au contraire que les pouvoirs de l’argent mesurent partout, partout ! et avec intérêt, les avantages des régimes autoritaires.
Je pense surtout que l’exercice même de la démocratie, le rapport subjectif des citoyens à la citoyenneté, la pensée que chacun pèse et compte pour la société, ce rapport subjectif si fondamental, ce sentiment d’être reconnu comme citoyen est durablement altéré pour ne pas dire détruit.
Et ce n’est pas l’absence de candidat charismatique ou la question de l’unité de la gauche qui est le point important des prochains événements politiques de notre pays, mais le délitement radical du fait démocratique dans les pratiques actuelles et dans les consciences, dans le rapport subjectif au monde politique.
Avons-nous eu les moyens (démocratiques) de comprendre la crise sanitaire et d’évaluer les réponses politiques que l’État comptait y apporter ?
Durant tout le déroulement de cette crise, il m’a fallu (et si c’est le cas pour moi, c’est le cas pour tous les autres, sans doute, car nous ne sommes pas si différents les uns les autres) faire un effort démesuré pour comprendre, essayer de comprendre, évaluer la gravité de la crise. Il m’a fallu de nombreuses semaines, dans l’ambiance qui s’est constitué en mars 2020, pour comprendre qu’en définitive la question stratégique était la question du nombre de morts. Tous, nous nous sommes abreuvés aux journaux télévisés des médias de masse qui se contredisaient de jour en jour, chaque média choisissant de constituer sa ligne éditoriale sur la pente la plus angoissante possible, sur les modes de contagion notamment, si bien que nous avons perdu notre temps de longues semaines simplement pour comprendre quel était le centre. C’est du moins ce que je pense. La question « compter les morts » était et reste la question fondamentale. Si la maladie risquait d’emporter 400 000 personnes rien qu’en France, comme a pu le dire Emmanuel Macron, notamment 400 000 jeunes, si la maladie risquait d’avoir la gravité du virus Ebola, sans doute notre société aurait-elle dû s'organiser très strictement pour éviter une hécatombe humaine. Mais jamais quelque autorité scientifique ou politique que ce soit n’a pu montrer que le Coronavirus menaçait les populations à la mesure d’une épidémie de fièvre Ebola. Si nos dirigeants avaient été démocratiques dans leur gestion de la crise, ils auraient expliqué à la population que ce virus avait un taux de létalité finalement très bas. Et seuls quelques-uns, très minoritaires et dans des médias qui ne les ont pas réinvités, ont pu rappeler cette première donne : parmi les populations infectées, un nombre extrêmement bas de malades fait une forme grave ou risque d'en mourir. Au contraire les autorités médicales et politiques ont préféré un gouvernement par l’émotion, et dès lors, la démocratie a foutu le camp. Aucune discussion démocratique ne peut avoir lieu dans le cadre des émotions propagées jour et nuit dans les médias de masse et y compris dans la communication politique du gouvernement.
Quant à compter les morts, ce n’est pas égrener le nombre de morts chaque soir à la télévision qui permet de comprendre quelle est la gravité de la maladie en cause ; ce n’est pas donner des chiffres en valeur absolue. Ce n'est pas fabriquer des événements médiatiques chaque fois qu’on arrive à un nombre symbolique (50 000 morts, 100 000 morts, un million de morts, à chaque fois les médias ont tenu à construire – mais pas seulement les médias, les gouvernements aussi : en Allemagne, on a dédié une messe nationale pour les morts du Covid, avec présence de la Chancelière, de l’archevêque, et de tous les tralalas possibles ! –, les médias ont tenu à marquer, je dirais à célébrer ces étapes mortuaires.
Non. Compter les morts, cela veut dire, comme toujours, comparer, contraster les données, pour leur donner du sens. Combien de morts des infections respiratoires chaque année ? Combien de morts tout court chaque année ? Combien de naissances ? Combien de morts du cancer chaque année ? Combien de morts de 20 ans ? Et combien de morts de 80 ans ? Car oui, depuis le début, je pense que mourir à 20 ans, c’est tragique, c'est perdre une vie qui avait à se déployer, tandis que mourir à 80 ans, c’est une vie déjà bien vécue qui est abrégée, et ceci n’a pas le même poids de tragique. Le philosophe libéral Comte-Sponville1, heureusement très tôt, a su le faire entendre, et en des termes bien plus habiles que les miens. Pas les politiques, pas les autorités scientifiques qui se pavanaient et bavardaient sur les plateaux de BFM TV ou ailleurs.
Cependant, malgré la portée de la réflexion de Comte-Sponville[1], malgré sa force, nous savons désormais que cette question-là a été volée au débat démocratique, qu’elle n’a pu émerger que sporadiquement, et seulement grâce à l’habileté intellectuelle de quelques-uns, mais pas pour la masse des citoyens, qui se demandent encore aujourd’hui si la crise est grave, un peu, beaucoup, énormément ou pas tant que cela. Dès lors, la démocratie s’est vidée de son sens même. L’abolition de la démocratie sur ce point a dépossédé ceux qui sont pourtant les acteurs mêmes des valeurs, des hiérarchies, des décisions qui doivent être prises, si elles doivent être prises.
Pour ma part, très vite, j’ai pu mesurer la faible mortalité globale du Covid en me référant aux nombres des morts de grippe dans les années précédentes, à partir de certains travaux scientifiques d’épidémiologie présents sur le site Santé Publique France. La mortalité liée aux virus de la grippe, certaines années, étant très comparable aux nombre de morts répertoriés Covid ; en saisissant également les rapports des taux de létalité comparés (et ce n’est pas simple de comprendre ce qu’est un taux de létalité quand les médias propagent des pourcentages qui n'ont littéralement aucun sens) des infections vraiment graves ; en fabriquant finalement mes propres courbes à partir des données de l’INED sur la mortalité toutes causes confondues sur trois ans. Quelle surprise lorsque j’ai remarqué en septembre 2020, après le premier pic épidémique, et données examinées de janvier à septembre pour 2018, 2019, 2020, qu’il y avait moins de morts en 2020 qu’en 2018 et 2019 ! D’autres que moi, bien plus rompus aux travaux statistiques, ont fini par démontrer que rares étaient les morts du Covid, et que pour la plupart, des gens âgés sont morts avec le Covid, emportés d’abord et avant tout par les usures de l’âge et les « co-morbidités » (terme médical et savant qui est désormais passé dans le discours le plus courant ; mais alors, tirons-en les conclusions : ce ne sont pas les gens en bonne santé qui meurent du Covid !). D’autres donc, des professionnels du comptage des morts, le démographe Hervé Lebras, par exemple, dans le Monde (9/02/2021), mais aussi les gens qui sont à l’initiative de la chaîne You tube « Décoder l’éco » :
https://www.youtube.com/channel/UCX6iYvJWGOQfGsFo2KSSm-w ; toute une série de vidéos d’une incroyable qualité scientifique et pédagogique rétablissent les faits et le sens des choses. Vieillissement des populations occidentales, « effets de moisson » après plusieurs années de basse mortalité, etc. Pour ma part, je regrette que ces gens restent anonymes. Et je regrette également que ces travaux ne puissent circuler sous forme écrite. Ces travaux n'ont par ailleurs aucune émergence, aucune reconnaissance dans les médias de masse. Mais ils sont vus chaque fois par des centaines de milliers de personnes ! En tout cas, je salue ces ingénieurs de la pensée qui sortent quasiment de nulle part en temps de crise de la discussion démocratique, et dont l’effort et la force réussissent à percer le mur pourtant épais de conneries, de mensonges, d’à-peu-près et de propagande.
La démocratie n’a donc pas été abolie à cause du nombre de morts prévisibles ou effectifs.
Lorsque la démocratie est abolie, c’est la raison qui est abolie et l’émotion qui triomphe.
Les médias de masse se sont précipités sur l’Émotion. Depuis plus d’un an, ils égrènent comme des mantras les chiffres des morts en valeur absolue, repassent en boucle les images d’enterrement à la chaîne hier au Brésil, aujourd'hui en Inde, etc., (il y a quelque chose d’étrange à repérer l’appétit des médias pour les images de croque-morts désemparés).
Ce sont en tout cas des images qui mentent. Elles visent seulement à dire : « regardez comme c’est grave, regardez comme il faut avoir peur, regardez quelles tragédies ! ».
Mais ici, je veux encore souligner que le Président Macron lui-même a lancé l’affaire sur la métaphore de la guerre, pour justifier le premier confinement, puis il a lancé le chiffre de 400 000 morts possibles pour justifier le second confinement. Ce président ment. Il ment avec grossièreté et avec aplomb, exactement comme il a pu affirmer, lorsque les masques n’étaient pas disponibles, qu’ils étaient inutiles pour la population, et maintenant que la denrée est disponible partout, qu’ils sont désormais indispensables en tout lieux, au risque d’une amende salée pour qui discuterait la question.
Les dirigeants politiques des démocraties occidentales peuvent-ils mentir grossièrement à leur population ? La réponse est oui ! Est-ce qu’ils peuvent vouloir viser à dominer une scène politique par le biais de l’émotion ? La réponse est oui. Seul le jeu des contradictions démocratiques peut limiter, habituellement, ces travers des démocraties. Et là se trouve la responsabilité de la gauche, qui est restée aux abonnés absents et qui a donc accepté de fait l'abolition de la démocratie. Pour moi, c'est la chose la plus grave.
La démocratie abolie, la contradiction absente, il n’est plus resté que cette parole présidentielle fausse qui se donne comme augure ponctuellement aux masses.
Quant aux médias de masse ils n’ont guère été pressés de relever cette métaphore (mais quelle guerre ? Qui est venu nous bombarder ?), ni ce chiffre de 400 000 morts ; de l’interroger, de demander aux hommes et aux femmes politiques d’En marche d’où sortait ce chiffre ? Pourquoi il avait été prononcé ? À quoi pouvait-il servir ?
Les médias de masse racontent une histoire
Non, les médias ne jouent pas le jeu d’un Espace Politique démocratique. Les médias ne cherchent pas à faire jouer dans l’espace public les argumentaires en présence, ils racontent une histoire (en disant cela, je ne fais que reprendre des travaux désormais bien connus, et si nombreux qu’il n’est même pas nécessaire de les citer[2]; une histoire, celle qui leur assurera une audience maximale. Bien naïf celui qui attend des médias de masse qu’ils donnent du sens à cet événement mondial : une pandémie. Les seuls qui pouvaient donner du sens à ce qui se passe étaient les agents politiques, les syndicats, les associations, les intellectuels, tous ceux qui oeuvrent habituellement pour faire entendre suffisamment de discordances pour que des effets de vérité soient possibles et que des effets de démocratie puissent avoir lieu. Car la démocratie n’est pas un flux continu une fois installée, ou un état stable des choses. Ou une incarnation individuelle dans un homme. La démocratie, c’est-à-dire le jeu de forces et de réflexions antagoniques qui jouent tout en acceptant de rester dans un cadre commun, a été abolie. Elle a été abolie par les pouvoirs en place, formellement et radicalement, par les décrets d’État d’urgence. Mais elle l’a été aussi par les renoncements, par l’acceptation fondamentale du scénario catastrophe raconté par les médias de masse par les partis et les syndicats, et par une grande partie des intellectuels. Et cela, il faut l’examiner.
Le vrai désastre est ici : dans ce manquement, dans cet abandon des forces de gauche. Il est remarquable de constater que des effets de discordance ont quand même eu lieu, grâce à des gens isolés mais particulièrement obstinés, et qui trouvent finalement hors des médias de masse, l’espace où dire, où prendre une intelligence de ce qui se passe, et finalement à parler à des centaines de milliers de personnes. Cette audience qui ne cesse d’inquiéter les médias de masse et qu’ils combattent et avec quelle rage ! J’en citerai quatre et je leur rends hommage : le Suisse Jean-Dominique Michel, anthropologue de la santé : il a donné un entretien à une revue suisse de philosophie en avril 2020, revue qui habituellement possède une audience proche de zéro, et cette émission s’est vue téléchargée près d'un million de fois2. Le docteur Fouché, réanimateur au CHU de Marseille, l’un des créateurs et animateurs du réseau Reinfo-Covid, dont chaque intervention est elle-aussi vue ou téléchargée des centaines de milliers de fois. Ces deux-là sont des écologistes, et je crois que ce n’est pas un hasard. La philosophe et historienne des sciences Barbara Stiegler3, le sociologue Laurent Muchielli, qui fait paraître sur son blog, sur Mediapart, et dans ses publications universitaires, obstinément, des études rigoureuses et fortes qui aident à penser des dizaines de milliers de personnes.
Seul le député François Ruffin de la France insoumise a senti (récemment) qu’il fallait dire quelque chose de cette démocratie confisquée, et a conduit un entretien, tout à fait passionnant avec Barbara Stiegler. Tous les autres se sont vautrés dans la pensée unifiée sanitaire. Honte à eux.
D'autres, des libéraux, que je salue également : Toubiana, Perrone, Toussaint, et quelques autres encore, réussissent également à faire entendre ici et là une autre musique. Mais le PS, le PC, Les Insoumis, etc., où sont-ils ?
La dimension imaginaire ... le Film ...
Sans doute parce que j’ai travaillé près de 15 ans dans le champ de la folie, sans doute parce que j’ai été moi-même assez longuement en analyse auprès d’un grand psychanalyste, sans doute parce que j’ai travaillé quasiment toute ma vie avec ces notions, la question du réel, de la subjectivité et de l’imaginaire sont pour moi des catégories qui m’aident fondamentalement à penser. Au tout début du « confinement » (les guillemets sont là parce que je n’accepte pas de reprendre ce terme sans remarquer qu’il a été utilisé pour qualifier en réalité l’enfermement légalisé des populations), j’ai écrit une lettre à une amie. Lorsque je la reprends un an après, je continue à penser qu’elle se tenait assez près des problèmes. J’en reprends certains extraits :
« J'ai fait, tu as fait, l'expérience de la grippe, de la « gastro », de la bronchite, ... Toutes sortes de maladies infectieuses, de maladies à virus. Grâce à cette expérience (pas seulement une expérience du corps, mais aussi la manière dont ces maladies sont encapsulées dans la parole et le sens commun), je sais, tu sais, qu'il faut éviter de refiler à autrui nos virus afin de leur éviter un désagrément. Notre expérience dans ce domaine nous amène à penser qu’attraper ces maladies est désagréable mais pas dramatique. Ce qui pèse donc sur nos esprits, en ce moment, c'est que nous n'avons pas — pas encore — fait l'expérience de ce virus et des effets qu'il pourrait avoir sur nous et que nous avons déjà l'expérience de la contagion. Nous savons que la grippe, la gastro, etc., et aussi ce virus sont très contagieux. C'est sur cette inquiétude, cette faille dans notre expérience, qu'agissent deux appareils : 1) les médias de masse, 2) les appareils de l’État.
Les médias (les médias de masse) ont raconté la Chine. J'utilise à dessin le verbe « raconter ». Ce qu'ils rapportent, ce n'est pas la vérité, (la vérité scientifique, par exemple, si elle existe ou au moins un ensemble d’éléments factuels), mais leur vérité, tous les éléments qui fabriquent une histoire dramatique : la contagion, le nombre de morts, la gestion incroyablement autoritaire de l'appareil politique chinois, l'enfermement radical des populations, la mobilisation titanesque des travailleurs chinois pour fabriquer des hôpitaux là où il n'y en avait pas, l'arrêt de l'appareil productif ... et finalement la courbe décroissante de la contagion en Chine, et la contagion des autres pays. Est-ce que ces médias questionnent la possibilité de traiter autrement la crise sanitaire que sur le modèle politique chinois ? Non ! Au contraire ! Ils ont glorifié cette façon de faire ! Ils l'ont héroïsée !
Le fait de la contagion et notre non-expérience de cette maladie nous rendent disponibles pour un afflux imaginaire, celui du virus Ebola par exemple, qui a frappé avec des images d'horreur, pour nous occidentaux, les pays africains dans un passé récent. Amie, je veux insister sur cette donnée là : il y a une faille dans notre expérience concrète qui nous rend disponibles pour qu'une tempête imaginaire s'engouffre. Moi, je l'appelle « Le Film ». Je pense que chacun prend son rôle dans ce grand film, victime ou héros, résistant actif ou patient, et que le potentiel imaginaire du Film s'amplifie en permanence. Il est difficile de parler dans cette tempête, et de se faire entendre.
... et la parole politique en fuite
Paradoxalement, je trouve qu'on devrait effectivement s'en tenir à ce qu'a dit Macron dans sa première intervention télévisée : le problème est, non pas la gravité de la maladie, mais le niveau de contagion. Comme la courbe de contagion est rapide, le nombre de malades qui combinent le virus et une autre pathologie grimpe également très vite et les hôpitaux n'arrivent plus à disposer de suffisamment de respirateurs pour les insuffisants respiratoires. Le nombre de morts grimpent donc de manière spectaculaire sous le regard des médias. Quand on regarde les chiffres, ça reste très faible en pourcentage, mais émotionnant, dramatique lorsqu'on donne les chiffres en valeur absolue, jour après jour. La position de Macron est d'abord une position gestionnaire : il s'agit « d'écrêter la courbe ». Je parle ici en citant Macron exactement. Si on réussit à freiner la contagion, alors les services de santé peuvent gérer les vagues successives de malades insuffisants respiratoires. Tu peux aller consulter les archives des médias, c'est ce qu'il a dit. Mais cette vision des choses est une vision des choses possibles et il en existe d'autres. C'est une vision extraordinairement technocratique et parce que technocratique, parce que cette technocratie se substitue à la démocratie, technocratique signifie ici particulièrement autoritaire. C'est le modèle chinois. C'est un modèle qui a conduit Macron à nous mettre sous le régime politique de l'Etat d'urgence, ce qui est un acte d'une gravité ultime. L'Etat d'urgence, c'est un régime qui abolit le contrôle du parlement, qui autorise le gouvernement à prendre des décrets et des lois sans aucune contradiction démocratique. J'aimerais Amie, que tu entendes à quel point la décision du gouvernement est grave et inédite depuis de très longues années. Depuis la guerre d'Algérie en 1958, où une possible guerre civile en France pouvait la rendre légitime. Je voudrais que tu fasses attention au vocabulaire utilisé par Macron : à 5 ou 6 reprises, il a dit :
« Nous sommes en guerre ». Pourtant nous ne sommes pas en guerre. Il s'agit d'une métaphore, je dirai seulement une métaphore, avec sa capacité d'émotion, de pont intersubjectif, sa capacité à rappeler l'histoire de la seconde guerre mondiale notamment, sous-jacente à nos imaginaires. Non, nous ne sommes sous les bombes de personne. Mais l'imaginaire convoqué justifie le grand renfermement et l'État d'urgence. Il n’y a pas de motifs argumentés confiés à notre raison mais seulement la convocation d’un imaginaire facilement accessible à chacun et particulièrement chargé sur le plan émotif, au nom duquel tout devient acceptable. »
Je n'ai pas un mot à retirer à ce que j'écrivais il y a un an. Sur cette faille imaginaire que j'essayais déjà de décrire, les médias de masse se sont engouffrés et le pouvoir politique l'a exploitée pour gouverner autoritairement et non pas démocratiquement, et la gauche a accepté cet imaginaire.
Mais exploiter cette faille, propager la peur, cela a introduit une étrange tangente : « écrêter la courbe », éviter que le système de santé ne soit débordé n’a plus été l’objectif. Chacun a traduit l’objectif initial en : « tout faire pour ne pas attraper le virus ». Cette tangente a modifié drastiquement la gestion de la crise, en hystérisant tous ses aspects, en renforçant tous les khmers blancs, comme Fouché les appelle, en amplifiant la panique chez nombre d’entre nous. L’hystérisation de la crise s’est propagée partout, dans toutes les institutions, toutes les organisations, mais aussi toutes les subjectivités.
Suggestion médiatique
Aujourd'hui je crois pouvoir ajouter un second volet à cette première réflexion : la question de la suggestion. Je pense que nous vivons désormais sous suggestion médiatique. La suggestion n’est pas un phénomène mystérieux, il n’y a pas besoin d’un mage ou d’une technique hypnotique perverse pour suggestionner autrui. Chaque fois que nous nous trouvons devant une situation où nous avons du mal à trancher, nous nous en remettons à autrui. « Crois-tu que je dois mettre plutôt cette robe ou plutôt ce tailleur ? » « Penses-tu que je devrais acheter une voiture neuve ou d’occasion ? » « Plutôt une maison à la campagne ou un appartement en ville ? » « Tu sais, ce type, tu devrais le quitter, il te fait du mal », etc., etc. Chaque fois que nous nous en remettons à autrui pour une autorité que nous lui supposons, pour son expérience supposée et parfois réelle, le quelque chose de plus que nous lui reconnaissons, nous déléguons notre conscience à cet autrui. C'est cela être sous suggestion. Le fait que nous ne puissions pas compter sur le débat démocratique collectif pour régler nos choix, assurer notre compréhension des choses, vérifier nos positionnements habituels, étayer nos hiérarchies et nos valeurs, fait que, chacun isolé, nous nous en remettons aux médias de masse pour notre informations, à leurs images et aux messages qui sont répétés et répétés sans cesse depuis désormais plus d’un an.
C’est l’absence d’une parole alternative et collective qui nous amène à nous en remettre, à être suggestionnée par cette parole trompeuse.
Je me souviens ainsi qu’en mars 2020, brièvement, quelques jours, mais effectivement, pour éviter de toucher les poignées de porte des escaliers dans mon immeuble (« peut-être étaient-elles infectées ? »), je les poussais avec mon épaule au lieu de les empoigner de mes mains comme à l'habitude. Dans le même mouvement, j’ai nettoyé mes propres poignées de porte dans mon appartement à l’alcool ! Un jour, je suis entré puis ressorti aussitôt d’un supermarché où j’avais le sentiment panique que nous étions trop nombreux, et dès lors susceptibles de nous contaminer gravement les uns les autres. Il est intéressant que lors du second pic puis du troisième pic épidémique, personne ne s’est senti obligé de faire de provisions de PQ. La suggestion lâche prise à la longue, elle s’émousse. Un nombre de plus en plus grand de gens ne regarde plus la télévision de masse sans distance, à tout le moins. Il n’en reste pas moins qu’un grand nombre de nos décisions, de nos pensée, de nos dialogues se sont construits tout au long de cette crise, non pas à partir de réflexions démocratiques, de débats argumentés, d’éléments raisonnés, contrastés, et donc évalués, mais à partir de la peur de la contagion, de la peur d’être intubé dans les services d’urgence, de finir étouffés, de mourir, parce que les partis, les syndicats, les hommes politiques, les sommités médicales, les médias, ont hystérisé la gravité de cette maladie et suggestionné la masse des citoyens, chacun isolé et devant s'en remettre à un autrui imaginairement plus qualifié que lui. Abolition de la démocratie, cela veut dire laisser chacun, individuellement, aux prises avec des images harcelantes et paranoïdes.
...tenir les corps mêmes
Il y a peu de choses dans ma vie qui auront rivalisé avec l’humiliation et la rage que j’ai ressenties quand j’ai vu-entendu les maires des villes interdire d’accès les parcs, les jardins, démonter les bancs, envoyer des flics pour empêcher les gens de s’asseoir sur la plage (le concept de « plage dynamique » !), empêcher la montagne ou la campagne, construire tout un réseau d’interdictions qui n’avaient aucune autre justification que de tenir les corps mêmes, d’envahir et de violer leur espace mental (et pas seulement les maires de Nice ou de Béziers, mais jusqu'à Hidalgo à Paris, capable d'imposer le masque aux motards, jusque sous leur casque, quitte à ce que la buée produite les empêche de voir la route !). Qui dira les sommets de stupidité et finalement de haine atteints ces jours là et continuellement depuis plus d’un an ! Et jamais je n’ai vu se répandre avec plus de joie mauvaise l’accord, l’engouement, la participation zélée des médias de masse, la prescription par les médias de masse de cette prise des corps et des consciences, le caractère persécutif des injonctions médiatiques au point de se réjouir que la police puisse désormais surveiller le comportement des populations par drones … comme en Chine.
La démocratie abolie, les médias de masse ont répandu une idéologie totalitaire. Non, ce terme n'est pas abusif. Tenter de contrôler les pensées et les corps, une fois la démocratie abolie, est une visée totalitaire.
Je dois rajouter qu'elles l'ont fait avec la collaboration active d'un grand nombre de chefs de service hospitaliers, qui se sont comportés comme des porcs. Je pense que je me souviendrai toute ma vie de la grossièreté inouïe, incommensurable, d'un de ces virologues qui gueulait sur BFM TV sa prescription prétendument médicale, mais surtout sans la moindre vergogne (Rémi Salomon, 4/11/2020) : « laisser papi et mamie dans la cuisine » … Mais qui dira l'insupportable paternalisme !
Et il faut encore, oui encore, ajouter une dimension à la propagation de ces prescriptions persécutives : celles que les maires, les ARS, les préfets, les chefs de service dans les maisons de retraite ou les instituts pour handicapés, les directrices d'écoles maternelle, les chefs des bureaux de poste, les infirmières chef, les secrétaires médicales, les gorilles de supermarché, … tous ceux qui ont ou ont eu une parcelle d'autorité et de responsabilité et qui se sont mis à faire du zèle, à multiplier par 10 les prescriptions, les obstacles, les distances, les précautions de toute nature. À flécher les parcours des veaux, à tracer au sol les positions des veaux, à gueuler d'une voix forte dans les salles d'attente : « Mettez-vous là, asseyez-vous ici, attendez sur ce siège, passez par ici, sortez par là », à tenter de contrôler les mouvements mêmes des corps ! Humiliation et honte !
Même les plus petits médias, les plus insignifiants, les plus razibus, — surtout les plus razibus ! Ma Commune Info à Besançon par exemple, fournissent semaine après semaine leurs injonctions et leurs avis définitifs contre l'hydroxychloroquine et le nombre acceptable de convives autour de la table, tout en fournissant des « fact-checking » navrant de stupidité ou de mauvaise foi. Mais aussi Libération, Le Monde, France-Info, Le Figaro, et tant d’autres ! En l'absence de démocratie, la police de la pensée et la police des corps se déchaînent.
Les affaires continuent ... mais la santé reste en rade
Mais ce qui fait mal, c'est de voir à quel point la défaite de la pensée scientifique s'est jouée dès les premiers instants de la crise. J'ai vu des petits pieds universitaires (oh même pas des chercheurs !), petits pieds de Besançon (puisque je suis de cette ville), expliquer doctement que le Pr. Raoult était un charlatan car ses travaux n'avaient pas été menés en « randomisé double aveugle » ! « Ah ! Toi, mon gars, tu es mort, pas de chance, je t'avais donné un placebo ! ». À quel point de stupidité bornée faut-il arriver pour penser la vie scientifique et clinique dans les termes uniques et jusqu'à l'absurde des « protocoles » ?
J'ai vu, comme tout le monde d'ailleurs, se déverser la haine, une haine épaisse et un mépris inouï sur cet homme, Raoult, pourtant couvert de médailles et de reconnaissances scientifiques, spécialiste mondialement reconnu des maladies virales. Sur lui, sur l’Institut qu'il dirige et sur l'ensemble des praticiens qui l'accompagnent, alors même qu'il faisait honneur à son serment : soigner ! Soigner et « d'abord ne pas nuire ». Et comme tout le monde, j'ai découvert qu'en pleine pandémie, c'était encore et toujours une histoire de gros sous et de corruption : comme tout le monde, j'ai fini par découvrir que l'entreprise américaine Gilead était derrière l'affaire du Lancet, afin de promouvoir son Remdesivir nouveau et très cher médicament, et dangereux pour la santé, et inutile pour le Covid, mais acheté pour 3 milliards d’euros par l’Union européenne ! Les responsables de l’Union européenne sont donc incapables de se rendre compte de ce qui se passe ? Sont-ils complices ou seulement incapables ? Curieux : aucun scandale dans les médias de masse. pourtant trois milliards d’euros de Remdesivir qui ne sert a rien !? Remdesivir contre Hydroxychloroquine.
Comme tout le monde j'ai entendu des chefs de service spécialistes virologues, déclarer très très haut et très très fort que le traitement de Raoult ne marchait pas … ah forcément : il s'agit d'un traitement précoce, pas d'un traitement qu'on donne à des gens usés par la maladie et par l'âge et atteint de surcroît du Covid, et qu’on a laissé à la maison sans traitement jusqu’au dernier moment ! J'ai vu comme tout le monde des médecins de ville dessaisis de leur responsabilité pourtant première : soigner leurs patients. « Restez chez vous, prenez du Doliprane, et si ça ne va pas, allez à l’hôpital ! »
Mais qui dira la honte que cela représente pour le corps médical ? Pour les médecins qui ont obéi ou pour les instances (le Conseil de l'Ordre, notamment) qui ont répété à l'infini et ad nauseam : virus = pas de traitement sauf le vaccin !
Ah certes, ou bien le virus est vaincu par les défenses immunitaires seules des sujets, ou bien le traitement diminue effectivement la charge virale des sujets et les aident à ne pas faire de formes graves. Y a-t-il eu des collègues (en France, car dans le monde, il y en a eu des dizaines, et qui donnent des résultats favorables) qui se sont risqués à examiner sérieusement les statistiques développées par Raoult et son équipe, puisque c'est le seul moyen de trancher ? Mais depuis juin 2020, et l'affirmation tronquée et menteuse du ministre Véran, les médias de masse continuent à propager l'affirmation qu'aucun traitement n'existe hors le vaccin, et à traiter Raoult en pestiféré. Véran interdisant l’hydroxychloroquine, puis la ré-autorisant en catimini, et hors AMM, afin d’intimider les médecins. Pratiques inouïes ! En temps normal, quel régime y résisterait ? Ubu !
Pourtant, si Raoult faisait des horreurs, comment se fait-il que la police le laisse à la tête de son institut et le laisse - lui et son équipe, car il y en a des médecins et des chercheurs avec lui ! - continuer à traiter ses patients avec le même traitement ? Il devrait déjà être en prison ! Quelle étrangeté ?!
Conflit des rationalités, conflits d’intérêts, le tout bien mêlé
Ces étrangetés sidérantes m'ont fait penser à la polémique scientifique qui, en 2004 a opposé les neurologues et les psychologues comportementalistes d’un côté et les psychanalystes de l’autre. Les premiers étaient mécontents de voir que les sujets, quand ils allaient mal, consultaient comme une évidence des psychologues cliniciens formés à la psychanalyse ou des psychiatres-psychanalystes. Ils avaient donc monté une machine de guerre : ils avaient commencé par faire enregistrer par l'Europe leurs pratiques et leurs associations professionnelles sous des normes ISO, premier temps. Puis ils avaient lancé (l'INSERM était alors à la manœuvre) un rapport qui faisait le procès de la psychanalyse (« Psychothérapie : Trois approches évaluées », INSERM, 2004), sous l'argument que la cure psychanalytique n'était ni prévisible dans ses résultats, ni reproductible dans ses déroulements, et pour finir, une « méta-analyse » prétendait devoir conclure à l'inefficacité des cures psychanalytiques. Je me souviens, (j'avais été appelé à examiner les arguments de cette polémique par Roland Gori, grand psychanalyste marseillais, qui connaissait ma double formation[3]), je me souviens de la houle scientifique, de la tempête déclenchée par cette manœuvre, et finalement le repli la queue basse des naturalistes et de l'INSERM.
Oui, il existe des débats très vifs, très durs, entre les communautés scientifiques. Et c'est même pour partie, de cette manière que la science avance, sur la base d'équilibres précaires successifs et toujours remis en cause. Mais les communautés scientifiques, ce sont aussi des organisations socio-politiques, parfois puissantes. Dans la sphère de la médecine on voit des chercheurs et leurs organisations achetés par la puissance financière des grands laboratoires. Ce qui est étrange, c'est de voir les médias de masse qui ont choisi leur camp et les politiques de gauche qui ont déserté la scène. Pourtant ce conflit des rationalités doit être ressaisi démocratiquement et tranché par la discussion politique. ... On peut toujours attendre !
La technique et la science comme idéologie (Habermas, 1968)
Mais ici, quelque chose d'autre se rajoute : les gouvernements occidentaux, quoiqu’avec des nuances significatives, ont choisi comme seule issue à la crise sanitaire, non pas l'immunité naturelle de groupe, mais l'immunité par le vaccin et les privations de liberté. Et je pense qu'il y a ici la marque d'une perversion propre de la science par le capitalisme. Emportés par leur confiance prométhéenne dans leurs capacités industrielles et leur technologie (et les promesses de profits pharaoniques à la clé), les gouvernements occidentaux ont choisi la voie idéologique qui leur était propre : le vaccin en un an et la vaccination du monde entier.
C'est un défi colossal, il faut que chacun s'en rende compte. Et en attendant la réalisation de cette prouesse, le contrôle des populations. Leur contrôle à la manière d’Ubu roi. Le choix prométhéen de vacciner six milliards d’individus a comme pendant le contrôle mental (par la peur de la contagion) et le contrôle policier des populations.
Cette amie à qui j'avais écrit tout au début de la crise m'avait interpellé en me demandant : « Mais pourquoi, Philippe, pourquoi les gouvernements se dresseraient-ils tous, chacun contre leur peuple ? Quel serait leur intérêt caché ? Pourquoi se retourneraient-ils tous (ou presque tous, cette amie oubliait le cas de la Suède) contre leur propre population ? » Cette question m'a longuement troublé, mais je crois désormais être en capacité de répondre que les gouvernements occidentaux capitalistes ont choisi – et sans doute pensaient-ils que la crise ne durerait, comme en Chine, que quelques mois – la solution naturaliste, autoritaire et idéologique propre à ce qui fait l'essence du capitalisme d'aujourd'hui : une foi aveugle dans l'innovation technologique et la confiance en ses capacités de mobilisation industrielle. Dans un ouvrage très dense, très abstrait, mais assurément d'une actualité brûlante, Habermas discute à la fois l'affirmation du sociologue Max Weber, selon lequel le capitalisme assure par le biais de son développement technologique une certaine extinction de la politique et une certaine rationalité, et les thèses de Marcuse, très divergentes, sur le même sujet. Marcuse, penseur juif de la gauche radicale, membre de l’École de Francfort, qui a assisté pendant la seconde guerre mondiale puis au-delà, aux développements radicaux et parallèles des sciences et des technologies pour le pire et non pour le meilleur, en déduit que la technologie, et la science mise à son service (un renversement propre au capitalisme), sont, dans la vie même du capitalisme, les ferments idéologiquement structurants du système de domination. Habermas cite Marcuse, qui déploie des formules si prophétiques qu'elles font mal en les lisant :
« Aujourd'hui la domination se perpétue et s'étend non pas seulement grâce à la technologie mais en tant que technologie, et cette dernière fournit sa grande légitimation à un pouvoir politique qui prend de l'extension et absorbe en lui toutes les sphères de la civilisation. Dans cet univers, la technologie fournit aussi à l'absence de liberté de l'homme sa grande rationalisation et démontre qu'il est « techniquement » impossible d'être autonome, de déterminer soi-même sa propre vie. Car ce manque de liberté n'apparaît ni comme irrationnel ni comme un fait politique, il se présente bien plutôt comme la soumission à l'appareil technique qui donne plus de confort à l'existence et augmente la productivité du travail. Ainsi, la rationalité technologique ne met pas en cause la légitimité de la domination, elle la défend plutôt, et l'horizon instrumentaliste de la raison s'ouvre sur une société rationnellement totalitaire. » (p. 9 de La technique et la science comme idéologie, Habermas, 1968, citant Marcuse : L'Homme unidimensionnel, 1966).
Pauvre Professeur Raoult, qui cherche à développer un programme de recherche sur le repositionnement des médicaments déjà connus ! Que pouvait-il dire qui ne soit pas « charlatanerie » (c'est exactement le mot prononcé par les psychologues cognitivistes à l'égard des psychanalystes, et qui est revenu dans la bouche des gens du Conseil de l'ordre qui ont porté plainte contre Raoult !) Il y a un conflit des rationalités, mais le conflit, ce qui est le principe même du développement scientifique habituellement, est devenu bataille idéologique à mort d'une position techniciste-totalitaire contre ceux qui résistent et veulent penser ailleurs. Il faut remercier Raoult de le révéler, finalement. Peut-être que le capitalisme d’aujourd’hui finira par gagner son pari techno-industriel : vacciner la population mondiale et éradiquer le virus du Covid ? Au prix de notre démocratie, ceci est la seule chose qui soit assurée.
Nous sommes devenus des enfants
Nous n’avons pas seulement perdu la démocratie sur le plan légal et formel. Barbara Stiegler insiste dans son texte sur la manière dont Macron obtient l’obéissance du peuple grâce aux nouvelles techniques de Nudging, « d’économie comportementale ». Il s’agit d’influencer le comportement des masses, dans la lignée de la haine et du mépris des foules que théorisait Gustave Le Bon, (Psychologie des foules, 1895) : ce brave docteur n’aimait pas trop les ouvriers revendicatifs ! Aujourd’hui, Macron rémunère les spécialistes américains du nudging qui lui ont vendu « l’autorisation dérogatoire de sortie » qu’on se fait à soi-même, et qu’on présente ensuite à la police pour éviter l’amende. En échange, on admet l’assignation à résidence et on entre dans le statut d’enfant, on perd son statut de citoyen, au sens voltairien du terme. Au passage, il semble que le gouvernement par la peur ait aussi été suggéré par ces psychologues comportementalistes, et adopté par les gouvernants.
À quoi avons-nous consenti en échange de la sécurité sanitaire promise ?
Y a-t-il eu une seule discussion, une vraie discussion, dans l’Espace public ? Dans les médias de masse ? Dans les partis ? Dans les syndicats ? Dans les institutions démocratiques ? Une discussion pesant les bénéfices des mesures prises depuis un an de crise d’un côté, et les dégâts dus à ces mêmes mesures de l’autre ? Peur, tyrannie sanitaire, dévoiement et abolition de la démocratie. Développement brutal des troubles mentaux chez des milliers de personnes. Licenciements économiques dans des dizaines de secteurs. Dette colossale et à très long terme pour soutenir artificiellement des pans entiers
de l’économie. D'autres pans entiers de l’économie décimés. La santé laissée en déshérence pour des centaines de millier de gens atteints de maladies autres que le Covid. La jeunesse ruinée dans ses études. Les jeunes enfants sommés de porter le masque à l'école et de se laisser pénétrer ainsi de manière exagérée par la puissance morbide des discours de la contagion et de la mort à un âge où la symbolisation de ces questions est en cours ! La jeunesse perdant ses amours, ses relations, ses découvertes. Les stages impossibles des apprentis, les « diplômes zoom » dévalorisés, la déglingue et l’abandon de milliers d’étudiants incapables (mais qui le serait ?) de suivre un enseignement universitaire ou professionnel par Zoom, j’en passe, j’en ignore même beaucoup. Et la faim même qui réapparaît dans des zones du monde que l’arrêt des échanges économiques défait brutalement … tout cela mis en balance avec … avec quoi ? Quelle protection sanitaire ? Quelle promesse illusoire ? Combien de vies sauvées ? Des études pourraves, rejetées par la communauté scientifiques, ont déjà tenté de justifier cette gabegie invraisemblable.
Pendant ce temps, les Suédois continuent de vivre dans une démocratie, d’aller au restaurant, au musée ou au concert, se déplacent quasi normalement et ne déplorent pas davantage de morts, proportionnellement qu’en France. Me fera-t-on encore valoir l’argument selon lequel les gens du Nord ont droit à la démocratie grâce à leur mentalité (« chez les Suédois, monsieur, on ne se touche pas les uns les autres et on est discipliné, tandis que les Latins, vous comprenez ! »). Quel incroyable paternalisme sous-tend une telle pensée ! De quelle position peut-on parler ainsi ?
Reste la question de la Résistance
J'ai une mention spéciale pour les syndicats. Leur argumentaire historique et fondamental les amène sans cesse dans une position où ils réclament « plus ». Et cette position est habituellement juste, légitime, je la soutiens et la partage. Moi aussi, j'ai demandé des salaires plus élevés, des effectifs plus nombreux, des conditions de travail plus sûres. Aujourd'hui pourtant, réclamer « plus de sécurité » alors même que le pouvoir est allé si loin dans cette même direction au point qu'il a aboli la démocratie au nom de « plus de sécurité sanitaire », met les syndicats en position d'aliénation directe à l'égard de ce pouvoir. J'en veux aux partis de gauche qui, passés sous l'aile de Macron, refusent de voir ce qui se passe. La paresse de la pensée inouïe qui semble s'être emparée de la gauche est le drame, le vrai drame que nous vivons.
Quelques écologistes, et ce n'est pas un hasard (ils sont en mesure de questionner la légitimité technologique de notre société, comme le faisaient Marcuse, Castoriadis et Habermas, j'ai essayé d'en dire un mot, plus haut), résistent quant à eux, à cette situation mortifère. Eux aussi ne cessent de dénoncer l'idéologie techniciste intrinsèquement totalitaire de nos sociétés occidentales. Je les salue.
Mais tous ceux qui obéissent aujourd’hui avec zèle doivent savoir qu’ils pèsent de tout leur poids de normalisation sur ceux qui essaient de résister, de penser autrement, de réclamer le retour de la démocratie et la reprise en main de leur responsabilité et de leur statut de sujet humain hors de tout behaviorisme. Chacun de ceux qui portent le masque avec délices, dirait-on parfois, qui font semblant de ne pas comprendre à quel point cet objet n’est qu’un signe et ne répond en aucun cas à une fonction de protection sanitaire lorsqu’il est porté en plein air, tous ceux qui obéissent sans rechigner à des ordres qui ne sont là que pour susciter l’obéissance de tous, la dépression de tous, la dépossession de tous, l’infantilisation de tous, tous ceux-là, oui, chacun doit penser à son propre poids sur la normalisation des autres.
Cet extrait, pour conclure, d'un texte reçu par mail le 27 mai 2020, signé par Thomas Avenel, Stéphane Madelaine, Vincent Liegey, Christophe Ondet et Anisabel Veillot, écologistes : « Que dit cet épisode [l'enfermement mondial des populations pour « les protéger »] du rapport qu’entretient notre civilisation à la nature, aux limites, mais aussi à la mort, donc à la vie ? Le propre de nos sociétés modernes n’est-il pas de tenter de nier la mort et de repousser toujours les limites... quoi qu'il en coûte ? S’il fallait choisir entre « cesser de vivre pour ne pas mourir » ou « accepter la mort pour vivre », que ferions-nous ? »
Philippe Schepens, 2 mai 2021
[1] Ici par exemple : https://www.letemps.ch/societe/andre-comtesponville-laisseznous-mourir-voulons
[2] A cet égard, ici même sur Mediapart, on peut lire le remarquable travail de Laurent Mucchielli, sur son blog.
[3] Cf. mon article : « Le rapport de l'Inserm sur les psychothérapies : quelques points d'analyse », Philippe Schepens, Dans Cliniques méditerranéennes 2005/1 (N° 71). https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2005-1-page-71.htm), pardon de ce rappel de mon travail universitaire.