Pour un observateur suisse qui a choisi de passer sa retraite en France, le débat français sur la laïcité a quelque chose de surréaliste. La Suisse n'est pas un pays laïc, puisque sa Constitution commence par l'invocation : Au nom de Dieu tout-puissant. Mais c'est l'État qui a un impératif de laïcité. Pas les citoyens. La Constitution protège la liberté de conscience et de croyances de ses citoyens. Le rapport entre religion et État est du ressort des cantons. Pas de l'État, comme en France.
Chaque canton suisse applique les principes constitutionnels de manière différente. En Suisse, la religion est souvent enseignée à l'école, à l'exception de certains cantons laïcs, comme Neuchâtel et Genève, qui a voté en 2018 une loi sur la laïcité, assez proche de la pratique française. Dans les cantons à majorité catholique, comme Fribourg, des enseignants en théologie donnent leurs cours en habits de dominicains; en Valais, des crucifix sont souvent suspendus dans les classes. Mais, au Tessin, une loi cantonale interdit le port de la burqa. Bien sûr, on ne peut pas comparer la situation de la Suisse avec celle de la France. La Suisse n'a pas connu de guerres de religion sanglantes entre catholiques et protestants, sauf un bref conflit au XIXe siècle. Sur le plan fédéral, elle n'a pas non plus de loi de 1905 séparant les Églises de l'État. Dans 17 des 26 cantons suisses, les contribuables et les entreprises payent un impôt ecclésiastique obligatoire, déductible de l'impôt sur le revenu. Dans les cantons où l'Église n'est pas séparée de l'État, les ecclésiastiques sont des fonctionnaires. À la différence de la France, le gouvernement fédéral estime qu'il est inutile de faire des lois sur l'affichage et le port des symboles religieux dans les édifices publics. En Suisse, ce sont les autorités locales qui désamorcent les conflits, sans l'intervention de la justice. Évidemment, en Suisse aussi, le voile islamique à l'école a créé des polémiques. Le Tribunal fédéral a renoncé à interdire le port du voile pour les élèves. En revanche, les fonctionnaires, représentants de l'État, ne doivent pas s'afficher des signes religieux. À Genève, une controverse a éclaté sur le port du foulard au Parlement cantonal. Selon la loi cantonale, les membres du gouvernement doivent respecter la laïcité, mais pas les députés, garants de la diversité.
La Confédération helvétique n'a pas le même rapport que la France avec le monde musulman. Elle n'a pas connu l'immigration maghrébine ni les banlieues, foyers de l'islamisme radical, et presque aucun attentat terroriste. En Suisse, l'islam constitue la troisième religion, mais n'est pas reconnu comme religion officielle. La communauté musulmane compte 450 000 membres de plus de 30 nationalités, soit 5 % de la population. 350 associations représentent les intérêts des musulmans. Il y a trois cents mosquées en Suisse, dont quatre seulement ont un minaret. Selon une étude fédérale, seuls 10 à 15 % des musulmans seraient pratiquants. Mais la radicalisation religieuse reste aussi un problème d'actualité en Suisse. Il y a onze ans, les Suisses ont voté massivement l'interdiction de nouveaux minarets, une initiative lancée par la droite populiste pour éviter que la Suisse ne devienne une plaque tournante de l'islamisme radical. Pourtant, dans les mosquées suisses, des prêcheurs salafistes étrangers se sont infiltrés pour "propager un islam conservateur rétrograde et parfois violent". Des djihadistes suisses, partis pour rejoindre les zones de conflit en Syrie, ont été condamnés par la justice. De jeunes musulmans suisses radicalisés ont perpétré des attentats en Tunisie et à Barcelone. Mais, à la différence de la France, la Suisse a su faire coexister pacifiquement des communautés linguistiques et religieuses, avec pour devise,"un pour tous, tous pour un", sans le principe de la laïcité.