La justice et la médecine suisses sont confrontées à un dilemme dramatique : faut-il nourrir de force ou laisser mourir un détenu qui fait une grève de la faim ? Bernard Rappaz est un producteur de cannabis, plusieurs fois condamné et qui défie la justice en refusant de se nourrir depuis 70 jours pour obtenir une suspension de sa peine. Selon son avocat, il risque d’en mourir. Depuis des années, Rappaz, véritable Robin des Bois du chanvre, défie les juges du Valais. C’est un militant de la libéralisation du cannabis devenu homme d’affaires, un provocateur et un quérulent, qui se croit persécuté par la justice. Il a été lourdement condamné pour avoir créé une plantation clandestine de cannabis qui lui a rapporté beaucoup d’argent. Il a fait de longues peines de prison et plusieurs grèves de la faim. Son visage émacié encadré de longs cheveux gris et son regard fiévreux en ont fait une cause célèbre en Suisse. Rappaz n’est plus que l’ombre de lui-même, mais il est décidé à aller jusqu’à la mort pour se faire entendre.
Le chanvrier valaisan pose de manière dramatique le problème de la grève de la faim : faut-il le nourrir de force ou le laisser mourir puisque c’est sa volonté ? Rappaz a en effet précisé par écrit qu’il refusait de se soumettre à tout traitement. Le Tribunal fédéral (la Cour suprême helvétique) a récemment rejeté la demande d’interruption de peine du détenu. Il a précisé : “Les directives de l’Académie suisse des sciences médicales ne sauraient empêcher les autorités cantonales d’ordonner l’alimentation forcée du recourant ni dispenser les médecins requis d’y procéder. “. Ce jugement a amené la ministre valaisanne de la justice à sommer l’hôpital où séjourne Rappaz de l’alimenter même contre son gré. Mais la direction de l’hôpital et ses médecins s’y refusent absolument, en affirmant que l’éthique médicale les oblige à respecter “le consentement éclairé du patient”. En réponse, la justice valaisanne menace les médecins de poursuite s’ils ne nourrissent pas de force le détenu. Le quotidien Le Temps titre : “L’insoluble cas Rappaz prend au piège les médecins et défie le droit”. On se trouve en face de deux logiques inconciliables : d’un côté, le Tribunal fédéral qui affirme que “l’Etat est en droit d’exiger un nourrissage forcé et que le médecin ne peut s’y soustraire”. De l’autre, le corps médical, qui considère que “l’alimentation forcée représente une violation grave de l’intégrité d’une personne et n’est pas conforme aux droits de l’homme.» Pour l’instant, personne ne voit comment sortir de ce “cul-de-sac morbide” où la vie d’un homme est devenue un enjeu de société. Ce drame est aussi exploité par les partisans de la légalisation du cannabis, dont Rappaz est un symbole.
La Suisse n’est pas le seul pays où des détenus en grève de la faim ont été nourris contre leur gré. Chaque pays règle la question de manière différente. L’Allemagne et l’Autriche autorisent un traitement médical si la santé du détenu est en danger. En France, le code de procédure pénale (article D.390) précise : "Si un détenu se livre à une grève de la faim prolongée, il peut être procédé à son alimentation forcée, mais seulement sur décision et sous surveillance médicales, et lorsque ses jours risquent d'être mis en danger". En France, c’est donc un médecin qui décide. La tradition anglo-saxonne est différente, souligne le quotidien suisse Le Temps : “Le rôle des autorités pénitentiaires est exclusivement d’informer le détenu qu’il ne recevra de l’aide que s’il la demande expressément. Dix indépendantistes irlandais ont trouvé la mort dans ces conditions en 1981”. L’intransigeance de Margaret Tatcher restera comme une des pages les plus sombres de l’action de la “Dame de fer”.
Le cas de Bernard Rappaz a ouvert en Suisse un vrai débat de société sur l’intervention de l’Etat dans la vie des citoyens, dans le domaine le plus privé, celui de la mort. Un débat aussi sur la désobéissance civile du corps médical. En conclusion, le sociologue Bernard Crettaz, qui anime depuis des années des Cafés mortels où les participants échangent leurs réflexions sur la mort, affirme : “Si Bernard Rappaz meurt, nous aurons tous honte”.