Le Quai d'Orsay a attendu cinq jours pour condamner "un usage disproportionné de la force qui n'est pas acceptable", en parlant de la répression sanglante qui frappe la contestation populaire en Libye. Les forces de sécurité de Mouammar Kadhafi ont tiré dimanche sur une foule qui enterrait les manifestants tués la veille. En une semaine, plus d'une centaine de Libyens sont morts. Personne ne pouvait avoir d'illusions sur la volonté du président libyen de garder le pouvoir qu'il a conquis à la suite d'un coup d'Etat, il y a 42 ans. Mais aujourd'hui, la brutalité de la répression fait tomber les illusions de ceux qui croyaient que Kadhafi se placerait du côté du peuple contre ses ministres pour protéger sa position, comme il l'a déjà fait quand son pouvoir était contesté.
A Londres, à Washington, à Bruxelles, les protestations s'élèvent contre ces crimes. Pas à Rome, où Silvio Berlusconi a cyniquement affirmé : "La situation évolue et donc je ne me permets pas de déranger qui que ce soit". Il est vrai que le président du Conseil italien a toujours été l'ami du "Guide Suprême". En 2008, il avait signé avec Kadhafi un traité d'amitié qui mettait fin à la période coloniale et, en 2010, il l'avait invité à Rome, où le leader libyen avait proclamé : "L'Europe doit se convertir à l'Islam", devant 500 jeunes filles voilées recrutées par une agence d'hôtesses. Mais la France et la Grande-Bretagne se sont, elles aussi, mises à genoux, devant le dictateur libyen, qui était alors au ban de la communauté internationale.
Rappelez vous : en 2007, Nicolas Sarkozy, qui se proclamait le garant des droits de l'homme, oubliant les victimes de l'attentat du DC 10, était en visite à Tripoli pour sceller les bonnes relations entre la France et la Libye. En échange de la libération spectaculaire des infirmières bulgares et du médecin palestinien détenus par la Libye, pour laquelle Cécilia avait joué un rôle tardif, Nicolas Sarkozy avait conclu de juteux contrats pour la livraison de matériel militaire et nucléaire civil. Enfin, toute honte bue, il avait reçu Kadhafi à Paris, en lui laissant installer, près de l'Elysée, sa tente de bédouin du désert. Ainsi, grâce à Paris, Kadhafi redevenait fréquentable, après des années de purgatoire pour cause d'accusation de terrorisme.
Tony Blair n'avait pas eu de scrupules non plus, en serrant la main de Kadhafi, en 2004 et en annonçant une nouvelle relation et la volonté du leader libyen de rejoindre Londres dans "une cause commune contre Al-Qaida, les extrémistes et le terrorisme". Mais il n'y a pas que la lutte contre la terreur : le même jour, Shell annonçait un accord de 650 millions d'euros pour des droits d'exploration pétrolière en Libye.
Aujourd'hui, l'incendie qui a emporté Ben Ali et Moubarak menace aussi Kadhafi. Et la France et la Grande-Bretagne risquent de s'apercevoir qu'il est trop tard pour prendre ses distances avec l'homme qu'elles ont soutenu depuis des années. Les révoltes populaires dans le monde arabe sont en train de bouleverser les régimes dictatoriaux, mais aussi les compromis diplomatiques et économiques passés avec les dictateurs, au nom de la lutte contre le terrorisme et des affaires. Même Berlusconi va devoir se demander s'il ne faudrait pas déranger son ami Kadhafi.