À la fin d’une négociation, c’est l’habitude, tout le monde prétend qu’il a gagné et qu’il a réussi à arracher un bon accord. Il fallait voir le sourire triomphant du premier ministre Boris Johnson, ses bras écartés, et la mine sombre de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, pour mieux comprendre ce qui s’est passé à la veille de Noël : le Brexit, un divorce à l’amiable. Personne n’y a gagné, tout le monde a perdu.
Bien sûr, l’exubérant Boris peut pavoiser. Il a réussi à quitter l’Union européenne avec un accord minimum, qui sauvegarde les intérêts britanniques. Theresa May n’y était jamais parvenue. "Nous avons repris le contrôle de nos lois, de notre destin", a-t-il martelé. Il a rempli sa promesse. Il a surtout sauvé sa tête, après une gestion calamiteuse de la crise du virus. Mais pour l’avenir radieux d’une Grande-Bretagne conquérante, libre de conclure des accords avec le monde entier, il faudra repasser.
La Grande-Bretagne a quitté le marché unique et l’union douanière, en préservant ses échanges commerciaux sans droits de douane et sans contingents. Mais elle a dû faire des concessions. Elle a accepté des mécanismes de contrôle et d’arbitrage pour éviter qu’elle ne profite d’une concurrence déloyale. Elle a cédé aussi sur le droit de ses pêcheurs. Un symbole de la fierté nationale. Une revendication absurde, alors que la pêche représente 0,12% de son commerce extérieur. Après onze mois de négociations et un accord de 1500 pages, tout le monde était fatigué du Brexit. Tout le monde avait envie de s’attaquer à des problèmes plus urgents : comment maîtriser l’épidémie qui a tué des milliers de malades et comment relancer l’économie ?
Il y a quatre ans, une faible majorité des Britanniques avait été séduite par les promesses de Boris Johnson : quittons l’étouffante bureaucratie de Bruxelles, reprenons notre liberté de construire un pays indépendant et tourné vers le large : "Global Britain". Concluons des accords avec le monde entier. "Rules Britannia, Britannia rules the waves". Certains rêvaient même d’un paradis fiscal, sans ces fichues lois européennes sur la concurrence et l’environnement. Mais, selon la formule : çà, c’était avant . Avant que le méchant Covid-19 ne dévaste le monde. La globalisation n’est plus à la mode. Donald Trump et d’autres leaders ont fermé les frontières et refoulé les immigrants. La pandémie a révélé que le monde ne pouvait pas se passer de la Chine pour produire des masques. Partout, les gouvernements promettent de rapatrier les industries stratégiques.
Dans le New York Times, le directeur du Brookings Institution affirme : "Devenir un opérateur du libre-échange en 2016, c’est un peu comme revenir au communisme en 1989. Mauvais timing". Les temps ont changé. Les dirigeants aussi. Trump soutenait le Brexit, il avait promis à Boris un accord commercial. Mais dans vingt-cinq jours, Joe Biden sera à la Maison-Blanche. Il cherchera des alliances et une coopération multilatérale avec les Européens et une confrontation avec la Chine. Poor Boris risque d’être un peu seul dans son coin ! Michel Barnier, le tenace négociateur de l’UE, a été très clair : "Il n’y a pas de gagnant dans le Brexit. C’est perdant/perdant..Le Royaume-Uni a choisi d’être solitaire plutôt que de rester solidaire". Boris Johnson a fièrement brandi le texte de l’accord comme cadeau de Noël. Il a proclamé : "L’accord est une nouvelle fantastique pour les affaires". Après les fêtes confinées, la gueule de bois des Britanniques risque d’être sévère. La Grande-Bretagne n’est pas prête. Le Parlement britannique est convoqué le 30 décembre pour approuver un document de 1500 pages que les experts n’ont pas encore examiné en détail. Les distingués MP vont voter la tête dans un sac. Personne n’aura le temps de se préparer pour un accord qui entre en vigueur le 1er janvier. Les pêcheurs sont en colère, la Première ministre écossaise, qui avait voté contre le Brexit, relance l’idée de l"indépendance. La secrétaire générale du syndicat TUC : "L’accord ne protégera pas les emplois et les droits chèrement acquis des travailleurs". Les entreprises britanniques vont être submergées de paperasse pour exporter : déclaration en douane, contrôles sanitaires, attestations de conformité, contrôle d’origine. "La pire imposition de paperasse en 50 ans". Les droits de douane ne seront pas rétablis, mais les douaniers seront là pour contrôler les marchandises. A voir les centaines camions bloqués à Douvres à cause du virus, on imagine le cauchemar des routiers ! Les économistes prévoient que le produit intérieur brut de la Grande-Bretagne va baisser de 4% sur quinze ans, à cause du Brexit.
Que ce cher Boris savoure son saumon d’Écosse, sa dinde de Noël farcie aux marrons et son Christmas pudding. Il lui faudra un estomac solide pour affronter les conséquences du Brexit. Comme le roi Pyrrhus 1er, il a gagné la bataille du Brexit, mais à quel prix ? Peut-être le Premier ministre britannique devrait-il relire Jean-Paul Sartre : "Une victoire racontée en détail, on ne sait plus ce qui la distingue d'une défaite".