Depuis quelques mois c’est fou le temps que je passe au manège.
Le manège c’est d’abord une musique, un genre de BOUM TSS BOUM TSS JE SUIS MIGNOOOOOOOOOON crachée par de pauvres enceintes avec un son saturé. Je me demande pourquoi les exploitants de manège n’investissent pas dans la haute fidélité; on pourrait ainsi imaginer des manèges avec différentes musiques ou bruitages; un manège forêt équatoriale pendant la saison des pluies où les enfants seraient sur des pirogues avec des pagaies et des bruits d’oiseaux exotiques, ou bien un manège mille et une nuit avec de la musique orientale et des tapis volants… Il y a des centaines de manèges à inventer. Si vous demandez à mon fils, il vous répondra sûrement que le manège c’est avant tout un endroit où il est assis pour un temps toujours trop court derrière une voiture avec un volant et, si possible, un klaxon; je pense qu’il serait sans doute assez malheureux sur un tapis volant ou avec une pagaie sur une pirogue, mais, comment le savoir ?
Comment savoir s’il apprécie vraiment cette musique aux fréquences suraigües, et cet éclairage à base de petites ampoules multicolores qui clignotent avec un effet discothèque des années 80 à Ibiza Tenessee?
Son et lumière ont, en tous cas une vertu délicieusement apaisante sur Môman, qui doit arriver à temps (c’est à dire avant le petit hyper speed au cheveux longs) au camion de pompier, payer un énième carnet de 10 à dix euros (parce qu’évidemment j’ai encore oublié de les prendre en partant quelle conne, et que non, deux euros les deux minutes ça fait vraiment trop cher).
Enfin le charmant bambin est installé dans sa voiture, sérieux comme un pape, il serre son petit ticket en plastique dans sa non moins petite main et le remet cérémonieusement au Monsieur. On entend l’inévitable cloche sonner, et, passé les premiers émois de voir sa progéniture seule sur la piste, d’admirer son plaisir et son émerveillement, enfin, relativement vite quoi, on se met à regarder ailleurs.Et l’ailleurs au manège, c’est le souvent assis, mais parfois debout, quoi qu’il en soit forcément autour : les autres parents.
Ainsi hier samedi, j’avais poussé ma charrette jusqu’à la mairie du XVIIIème afin de goûter aux joies de son Picard, son boucher, et, bien évidemment de son manège. Une fois le rituel de l’installation effectué (et mon fils amarré à un bateau à volant), je balayais du regard la foule des parents empressés qui m’entourait, et mon regard s’arrêta sur une femme blonde qui se tenait debout à mes côtés.
On pourrait opérer une forme de distinction tout à fait injuste entre les mères assises et les mères debout. Bien qu’il m’arrive moi-même de me trouver alternativement dans les deux positions, je dois reconnaître qu’il y a quelque chose de légèrement déprimant, voire humiliant à s’asseoir devant ce théâtre quotidien, qui se regarde le plus souvent entourée des sacs de courses. Comme si on mesurait dans cette abandon de la mère de famille, les heures que cette dernière a précédemment passées debout, comme si ce moment du manège était le seul moment où la mère pouvait poser ses fesses, passer ses coups de fils et grignoter ses cacahuètes, cinq à dix minutes entre les courses et l’élaboration du repas, avant de pouvoir s’asseoir à nouveau devant la télé une fois les enfants couchés.
Enfin il se trouve que cette femme était debout. Plutôt grande et élancée, ses cheveux blonds mi-longs brillaient dans les rayons du soleil, et son pull en cachemire, quoi que d’une grande sobriété, mettait en valeur une poitrine généreuse. Elle portait des chaussures d’été compensées, et ses ongles étaient fraichement vernis d’un rouge sombre assorti à celui de ses mains où je remarquais une bague sertie d’une pierre semi-précieuse. Je suivais cette main du regard, quand je la vis pénétrer dans son sac pour en extraire une cigarette. La jolie blonde se tourna alors lentement vers moi, et, avec un sourire de Joconde, aspira une longue bouffée de ladite cigarette, blonde elle aussi. Je n’avais pas fumé depuis trois jours suite à une angine, et je fus prise d’une immense envie de tabac. Ses gestes étaient si gracieux, si emprunt de cette nonchalante élégance. Moi qui pensait arrêter de fumer, quelle erreur, comment, pourquoi se priver d’un tel plaisir ?
Le lendemain, jour du marché j’emmenais le petit au manège de Saint-Ouen, c’est à dire mon manège, ou plutôt le sien.
Il n’était pas encore midi, et nous étions assez peu nombreux, j’avais pensé à prendre des tickets avant de partir, et je n’ai pas eu de mal à garer mon fils dans sa voiture préférée.
A mes côtés se tenait une femme aux cheveux hirsutes, jaunes décolorés. Elle portait un caleçon qui s’arrêtait à mi-mollets laissant apparaître un tatouage de forme et de couleur indéfinissable. Assise, elle était entourée de multiples sacs en plastique d’où s’échappaient des bouteilles de fanta orange et des paquets de chips, et tenait dans sa main une cigarette, et un teléphone portable par l’intermédiaire duquel elle engueulait manifestement quelqu’un.
Je me surpris à être dérangée par cette fumée matinale. Je regardais le teint blafard de ma voisine, sa sale peau, ses pauvres dents, et me demandais lequel des charmants bambins était le sien.
Telle Cendrillon passé minuit l’envoutante fumée d’hier s’était transformée en un crachat loqueteux.
Il y a donc une cigarette du riche, glamour et mystérieuse, et une cigarette du pauvre puante et souffreteuse. Bien sûr, ce que tu vois me dis-je ce n’est pas la cigarette : c’est le poulet aux hormones, le fanta-chips devant la télé, les murs pourris et humides avec des plaques d’amiantes, la coloration ratée, et, plus généralement ce qu’on pourrait qualifier d’un goût de chiotte.
On pourrait aussi prendre le problème dans l’autre sens, et arguer que la blonde d’hier avait les moyens financiers et culturels de masquer habilement les méfaits de la cigarette sur son corps, ou du moins de les faire oublier.
Quand Catherine Deneuve clope sur un plateau télé et se sert de sa main en guise de cendrier, c’est délicieusement transgressif parce que c’est à la télé, mais c’est surtout hyper classe, si Monique Graillon en faisait autant se serait carrément la honte.
Il est intéressant de penser que dans cette société normative et liberticide qui est la nôtre, le même objet et la même habitude, est perçue comme une transgression subversive chez le riche et une vilaine addiction chez le pauvre.
Les classes moyennes, elles, elles arrêtent de fumer.
« MAMAAAAAAAAN !!!!!!!! »