« Mon frère est inscrit au front national », me dit mon amie, le visage grave. « Ah, merde ! ». « Oui, comme tu dis… Je ne comprends pas comment il peut adhérer à des idées pareilles ! On a pourtant eu la même éducation ! Et moi je suis entourée d’étrangers… Je vis avec Karim…
- Oui, et lui non seulement il est arabe, mais en plus il est jongleur dans des spectacles de rue, il cumule les handicaps…
- Rigoles pas, c’est pas drôle ! Bon mon amie Fitoussa est malienne, toi t’es juive…
- … »
J’avais seize ans, et j’en suis restée sans voix. Comment ? Moi, athée, punk, née en France, de langue et de culture française, j’étais donc cela pour ma compagne de sortie et de beuveries en tous genre : « l’amie juive » ?
C’est aussi dans ces moments-là que l’on prend conscience parfois douloureusement d’une part de notre identité. En quoi pouvais-je bien lui apparaître comme juive ?
Mon nom ? Il est allemand, et ne finit ni par Berg, ni par Stein, ni même par Man. Mon faciès ? Oui bon d’accord, j’ai un nez proéminent et de grands yeux clairs, mais on peut aussi bien me prendre pour une italienne, une espagnole, ou même une libanaise… Mes habitudes alimentaires ? Vous voulez parler de mon goût prononcé pour le saucisson et le vin rouge ? Je n’ai jamais mangé casher de ma vie, et quand il m’arrive d’aller acheter des delicatessen je met du beurre dans mon sandwich au pickelfleisch !
Qu’est-ce que je pouvais bien avoir de particulièrement juif ? Mettons que ce soit un truc sympa : ma facilité pour les langues étrangères ? Mon sens de l’humour ? Qu’est-ce que l’humour juif ?
Quand j’ai vu Les producteurs de Mel Brooks, j’ai hurlé de rire, et j’ai pensé de cette forme d’humour qu’elle était typiquement juive. En quoi me demanderez-vous ?
Si c’était une recette on pourrait commencer par : prenez trop d’œufs, trop de farine et trop de sucre. Ajoutez trop de lyrisme, et saupoudrez de tendresse surtout sans oublier l’irrévérence (sinon votre tendresse aurait un goût dégueulasse). N’oubliez pas la seconde guerre mondiale et assaisonnez de sexe, d’argent, et d’une pointe de psychanalyse freudienne. Dans le cas des producteurs le personnage d’Hitler est traité comme un héros de comédie musicale ringarde, montée à Broadway par un producteur véreux qui soutire de l’argent à des vieilles en leur faisant la cour, et l’amour aussi parfois. Dans les romans de Singer, et de Philip Roth on retrouve beaucoup de ces personnages de vieux juifs ashkénazes qui sont d’insatiables queutards, à l’instar de mon père, mais pas de mes grands-pères qui étaient respectivement juif orthodoxe et juif antisémite (déjà ça on dirait le début d’une histoire juive… quand on pense que je parle de mes ancêtres, on pourrait donc en déduire tout naturellement que je suis moi-même une histoire juive).
Hier l’histoire juive est allée au théâtre du rond-point voir Le Gros, la Vache et le Mainate de Pierre Guillois. C’est bien écrit, c’est drôle, irrévérencieux, politiquement incorrecte, parfois un peu lourd, parfois un peu long, globalement réjouissant, et complètement pédé. Est-ce qu’il y aurait un humour pédé ? Et quelle en serait la recette ? Prenez d’abord des hommes, des travestis, un bellâtre que vous mettez à poil, des icônes recyclées (ça peut être Sylvie Vartan, ici, c’est Bernard Menez), de la comédie musicale, des clins d’œil, des références détournées, secouez et traitez de sujets graves comme la mort, la maladie, et la vieillesse avec humour et légèreté. Ajoutez énormément de sexe et plongez le tout (sans cela le plat est complètement raté) dans une pleine bassine d’autodérision.Le summum de celle-ci dans le spectacle est sans doute représenté par la banderole « Vive les tantes » qui salue l’arrivée de Tante Chose et Tante Schmurz, magnifiquement interprétées par Pierre Vial et Jean-Paul Muel. Enfin il faut citer Olivier Martin-Salvan qui joue, chante et danse merveilleusement (cela m’a fait regretter de ne pas avoir vu son spectacle O Carmen, où il interprète tous les rôles de Carmen des auditions à la première chœur compris, il y a encore quelques dates en province, s’il croise votre route, je pense que ça doit valoir le détour.). Le spectacle se joue jusqu’au 3 mars, et je vous le recommande vivement.
Si je devais trouver un dénominateur commun aux qualités de mes amis homos, ce serait sans doute l'esprit et la fantaisie; cependant, dans nombre de mises en scènes dont les choix artistiques ne laissent que peu de doutes sur les orientations sexuelles de leurs auteurs, je ne retrouve ni l'un ni l'autre. Il m’arrive de pester contre cette esthétique qu’on rencontre fréquemment dans l’art lyrique, et qui me parait souvent tout à fait hors d’à-propos. J’en arrive parfois à me dire : « Je ne comprends pas, j’ai pleins d’amis pédés, mais cette façon de représenter les femmes (soit en dominatrices soit en cruches), les jeunes premiers (en couv de Têtu), les chœurs d’hommes ou de femmes (en travelos) m’insupporte : j’en ai marre des spectacles de pédés ! ». Ce faisant je me rend bien compte qu’en stigmatisant ainsi une grande partie de mes pairs je commet moi-même un impair semblable à celui de ma camarade de jeunesse.
Avec ce spectacle de Pierre Guillois, je retrouve bien certaines des images qui peuvent m’irriter parfois ailleurs, mais ici rien de plaqué, c’est juste, percutant et drôle. Et ça fait du bien !