J'avais peur d'avoir froid dans cette église, la veille à la répétition je n'avais pas quitté mon manteau. La robe bleu nuit ne ferait pas l'affaire, elle est trop décolletée, et impossible de mettre la main sur la robe verte. Après quelques fouilles archéologiques je dégottai une jupe de satin violette assez froufroutante à laquelle je joignis une petite veste de velours noir et un foulard de soie crème. J'étendis l'ensemble sur le lit, et, vu comme ça, allongé, c'était assez chic. Je fourrai le tout dans une housse et couru au métro afin de rejoindre le baryton et la soprano qui devaient m'emmener en voiture.
J'allai passer deux heures dans cet habitacle exigu en compagnie de personnes qui m'étaient encore hier tout à fait étrangères.
Le baryton tapotait sur son GPS, tout en comparant les différents itinéraires, trajets rouges, trajets oranges, trajets verts, et j'engageais la conversation avec la soprane. Elle me dit qu'elle habitait à Notre-Dame-de-Lorette. C'est un quartier pour lequel j'ai une tendresse particulière, parce que j'ai grandi non loin de là, et que, le dimanche on allait parfois y acheter un délicieux gâteau chez Bourdaloue, une pâtisserie derrière l'église. Bourdaloue, rien que de dire le mot on a déjà commencé à manger.
« Ca a beaucoup changé ces dernières années », me dit-elle, « Ca s'est boboïsé à mort ». « Oh mais ça a toujours été très chic », « Oui mais maintenant, il n'y a plus un commerce normal, on ne trouve plus que des boutiques incroyables comme des magasins rien qu'avec des confitures ».
C'est bien un truc de bobo en effet, pensai-je. Un magasin pour chaque chose. Un magasin qui ne vend que des choux à la crème, de l'huile d'olive, ou des gâteaux à la fraise. Pourquoi pas un magasin de râpes à fromages, ou un magasin qui ne vendrait que du sel. Je me dis que je serais une parfaite victime pour ce genre de lieux, et, moi qui n'aime pas spécialement la confiture, je serais foutue de dépenser des sommes astronomiques pour goûter la confiture «poire et fleur de maïs ». Heureusement pour moi, à Saint-Ouen je suis à l'abri de ce type de tentation, et je peux passer bravement devant la boucherie hallal et le retoucheur turc sans craindre pour mes finances.
Alors que nous poursuivions notre -lente- progression sur le périphérique mon regard fut attiré par une enseigne lumineuse au lettrisme moderneux (oui je sais ça n'existe pas mais ça exprime assez bien mon sentiment, quelque part à la croisée de moderne et de merdeux) :
Le Millénaire
J'avais eu l'occasion, dans le métro, de voir des publicités pour cet endroit. On y voit une jeune femme rousse, les bras tendus derrière elle, figurant une proue de navire. Elle porte une robe qui n'aurait rien à envier à celle d'une patineuse artistique chinoise et affiche une expression de sérénité inspirée.
Le millénaire, shopping au bord de l'eau.
Un nouveau centre commercial. Je m'étais étonnée d'une telle publicité, et mon incrédulité s'était encore accrue à l'annonce de l'adresse : métro Corentin Cariou, c'est à dire, à mon sens, un des endroits le plus tristes et les plus laids de la capitale.
De là où nous étions je pouvais contempler dans son entièreté ce gigantesque complexe de verre et de béton. Dans la nuit, avec ses lumières bleues phosphorescentes et son caractère fluvial, ça me faisait un peu penser à une version pharaonique du Mk2 quai de Seine, ou à un paquebot démesuré ceint de multiples enseignes lumineuses : Zara , H&M, Desigual... Non ce n'est pas un paquebot me dis-je, ça serait plutôt un pétrolier en fait.
Le GPS indiquait des chemins de plus en plus rouges, et le conducteur me demanda mon avis sur un choix crucial : devait-on prendre l'A86 ou l'A4, sachant qu'elles étaient toutes les deux bouchées. En bonne parisienne je ne sais pas conduire et je n'ai pas la moindre idée de ce que représente cette suite de chiffres et d'initiales, bien que j'ai eu l'occasion de les emprunter souvent, me laissant manifestement toujours guider par une âme généreuse et de bonne volonté. Je proposai de prendre la prochaine sortie, histoire de dire quelque chose, et aussi pour dégager le pétrolier de ma vue.
Quel besoin a-t-on d'un nouveau centre commercial à Paris ?
Il y a tellement de choses agréables à faire au bord de l'eau : se promener dans des jardins, sur des jetées de bois le long des flots, faire du bateau, de la barque, des jeux aquatiques, du pédalo, se baigner dans des piscines, des bassins à remous, manger des frites dans des cornets en papiers sur la terrasse de guinguettes qui sentent la moule, que sais-je...
Et voilà que pour donner vie à un quartier sinistré de la capitale, la réponse, une fois de plus est la même :
CONSOMMEZ !
(Oui, mais attention, là c'est au bord de l'eau, hein !)
On nous emmerde à longueur de journées et de journaux avec la crise, la dette, l'euro qui se casse la gueule et tutti quanti, et quand il s'agit de créer un nouvel espace, on bâtit des temples destinés à dépenser l'argent qu'on n'aura bientôt plus !
Que feront-ils quand les gens n'auront plus de quoi consommer ?
Ils délocaliseront les centres commerciaux dans les jungles amazoniennes ?
Ce qui me fout le plus en rogne je crois, c'est la mort de l'imaginaire que sous entend un tel projet ; la construction d'un monde où la seule forme de récréation envisageable est la consommation, où les amoureux ne se promènent plus sur les bords de la Seine en regardant passer les bateaux mouches, mais vont à la Fnac regarder le dernier ordinateur, ou chez Vélo et Chocolat goûter le nouveau 98% de cacao au beurre de tortue ! Encore que la deuxième proposition soit, à mon sens plus sympathique, non pas pour les tortues, mais parce que d'habitude, dans les enseignes bobo, on rencontre des gens qui ont une forme de plaisir à décrire leurs produits, ce qui n'est pas le cas chez H&M.
Ce soir là je chantai le requiem de Mozart dans une église surchauffée et remplie à ras bord d'un public enthousiaste et familial. Les 100 choristes amateurs qui composait le chœur chantèrent avec un plaisir et une ferveur non dissimulée, et je me sentis touchée, admirative de leur travail, de tout ce temps passé ensemble pour le plaisir de chanter, et de partager un moment de musique. Comme quoi les gens savent encore occuper leur temps à faire autre chose que consommer.
Quand, après la représentation, une dame vint me complimenter sur ma tenue, je repensai à mon assemblage improvisé, et réalisai que je ne m'étais pas vue en pied.