Dans la suite de notre texte du 21 mars intitulé : « La France confinée, l’Etat paralysé »
Au 14 avril, il est à noter que l’exécutif prend une série de décisions (allocution présidentielle du 13) conformes au train précédent de mesures. L’essentiel de l’action spécifique de l’Etat porte sur le confinement, dont il faut rappeler qu’il est la réponse obligée, logique, à l’action du virus et non une mesure d’Etat en tant que telle. Il est une conséquence, une réaction de la société. Pour le reste, l’action singulière de l’appareil gouvernemental est toujours à venir : les tests, les masques, les équipements divers, les mesures pour les plus âgés, mais aussi le déconfinement, qui est platement l’envers du confinement. L’action des soignants, celle de l’hôpital en général et d’autres agissant, est, quant à elle, parfaitement repérable. L’action contre le virus requiert d’autres dispositions essentielles. Elles ne sont pas prises. Les examiner, les tenir, refuser d’être les témoins immobiles du présent, telle est la proposition de ce nouveau texte, un autre possible.
La collectivité des vivants,
Un plan de protection pour tous
La société est une collectivité dépourvue de finalité propre. On pourrait penser qu’elle est préservée, grâce à des instruments de régulation dont le système parlementaire et l’Etat constituent l’ossature. Mais elle est, au fond, l’acceptation immanente et spontanée d’un fonctionnement minimal, intime, qui parle à tous, en cela incontroversable et immuable comme une parole au-dessus de toutes les autres, universelle et secrète.
Or, la société est une totalité partagée sinon divisée, par exemple entre intérêts publics et privés, corruption et intégrité ou bien encore entre les droits accordés aux uns et refusés à d’autres. Son équilibre est donc instable, les principes qui la guident peuvent varier voire être absents et aucun appareil de régulation véritable n’assurer sa solidité. Seule une finalité, un idéal authentique, tel celui d’égalité et de justice, serait à même d’assurer une régulation ferme.
Cependant, bien que cette société ne porte ou ne produit d’autre finalité que celle de sa propre conservation, un attachement indissoluble à son existence la conduit à trouver les règles minimales de sa préservation. Aussi, dans les périodes de désordre et de désorganisation liées à la survenue de cataclysmes, climatiques ou pandémiques, la société aspire-t-elle à une régulation garantissant sa fonctionnalité. L’autorégulation, faute de principes collectifs fondateurs qui s’imposeraient naturellement, est absente. La société est alors rapportée à ce qui semble être le plus homogène à son état : une collectivité de vivants.
Sa protection et sa conservation obligent à une pensée des contraintes et des conditions assortie de prescriptions émanant d’une autorité générale impartiale et rationnelle, à même de tenir la matérialité de l’action et trouver dans la société elle-même les ressources de sa survie ainsi que le désir d’y maintenir chacun.
La composante pandémique, dans la phase critique que nous vivons, celle de la propagation rapide du virus, sa circulation comme les décisions prises pour lui faire obstacle, touche toute la société. Elle est, dans son ensemble et à ce titre, de nature politique.
L’épidémie met en relief les fractures, les agencements inadéquats, les inégalités, l’inflation des corruptions intercurrentes, en bref l’accentuation inattendue mais bien réelle des contradictions poussant à une dérégulation des organisations antérieures. Elle contraint le pays à déterminer dans la précipitation une politique publique rassemblée, unique, dont le caractère global est seul capable de combattre le virus, fléau principal.
La finalité du virus est sa réplication au rythme d’une multiplication exponentielle et au principe d’une émergence voire réémergence ultérieure non maîtrisées.
La machinerie de lutte contre la maladie trouve son efficacité si et seulement si elle s’adapte à cette causalité.
Le virus s’attaque aux individus en tant que collectivité de vivants. L’intelligibilité de la maladie et celle de la propagation du virus ne procèdent pas du même ordre. Endiguer la maladie et même la circonscrire totalement par des mesures collectives est non seulement requis mais possible. Ainsi s’ouvre un accès scientifique nouveau, renouvelant la connaissance du virus. La question, par exemple, de savoir qui est susceptible de contaminer les autres est liée à la capacité de collecter les données afférentes au déplacement du virus, à la faculté des populations de s’en éloigner et non à la maladie en tant que telle. Il faut reprendre ici ce propos de Canguilhem : « Il y a bien des cas, désormais, où pour pouvoir identifier une maladie on doit apprendre à ne pas en chercher l’accès en passant par le malade »[1].
Les décisions publiques visant à éradiquer le virus
Dans une intervention précédente, en date du 21 mars, nous avions définit trois priorités publiques :
- Approvisionner le pays en équipements (gel, masques, tenues, respirateurs) en brisant la corruption et affectant des représentants permanents de l’autorité publique sur les sites de production. Disposer à cet effet d’un plan de production général déterminant les usines ouvertes ou rouvertes.
- La remise à niveau immédiate du nombre de lits de soins intensifs.
- La généralisation des tests de dépistage, conformément aux recommandations de l’OMS, s’appuyant sur les bonnes pratiques des pays comme l’Allemagne et la Corée du Sud.
Ces trois prescriptions restent parfaitement d’actualité.
Le traitement sur une vaste échelle de la maladie dans la perspective de son éradication consiste en l’extinction par tout moyen de la propagation du virus.
Le confinement est, la Chine en fait la démonstration, la solution de masse destinée à l’ensemble d’une population. Une solution dite de masse, pour être appliquée avec succès, doit prendre en compte ce qui lui fait obstacle. L’inégalité des conditions de vie est le principal. Elle s’accentue avec l’épidémie puisqu’elle provoque dérèglement, dysharmonie là où le minimum, même brinquebalant, devait tenir. Que les gens aient un logement, se rendent à leur travail, que les enfants aillent à l’école, que les soins aux malades soient dispensés et que les approvisionnements soient disponibles ; il semblait à tous qu’il y avait là une sorte d’organisation supérieure implicite, une forme de tout manifestant la présence d’une société.
Or la nécessité absolue de mettre à distance le virus la dérègle et menace la pratique indispensable du confinement : il faut un logement décent pour y vivre confiné, le travail est sous pression du danger de contagion ou précarisé, les enfants sont mis à l’épreuve de l’accompagnement inégal des parents, le système de soins embouteillé ou empêché ne permet pas le traitement ordinaire d’autres pathologies et les approvisionnements sont possiblement menacés. La population âgée est pour part abandonnée et dans la dépendance des bonnes volontés des personnels soignants, eux-mêmes dépourvus des moyens nécessaires pour faire face.
Une protection de masse de la population doit inclure toutes ses parties. Ce n’est pas le cas. L’unique injonction du confinement ne traite pas de ses conditions, que chacun sait inégales et ouvrant à la difficulté pratique de l’appliquer.
Il faut engager une massification de la protection. Aider et faciliter la vie dans les quartiers, quartier par quartier.
La lutte contre la maladie
Les conditions sont mauvaises puisque le système hospitalier, attaqué avec constance par les gouvernements et progressivement privé de moyens depuis 20 ans, ne répond que partiellement aux besoins des populations. Dans la tourmente, il maintient vaille que vaille ses missions grâce à la volonté tenace de ses équipes et au bricolage auquel désormais elles sont rompues.
L’hôpital est une machine à guérir, selon un principe énoncé très tôt, au dix huitième siècle, par Tenon. Une certaine représentation hospitalière, le niveau technologique séparant les hôpitaux eux-mêmes en ceux de premier recours, de second et les autres, fixe et limite les capacités réelles du dispositif.
La singularité du malade, là où il vit, a de moins en moins de sens puisque les médecins de médecine générale sont répartis très inégalement sur le territoire et souvent absents dans les campagnes, les cités suburbaines ou les quartiers populaires.
La proportion de cas graves est faible mais comme la population touchée est nombreuse sur de vastes territoires, le nombre de morts est élevé et l’espoir d’échapper à la mort réside dans la capacité ultime des soignants et de l’hôpital à mettre en œuvre les thérapeutiques salvatrices. Aussi sont-ils vécus comme héros ; Les héros, les réparateurs du désordre de la société, du moins de sa forme la plus aigüe.
L’Etat de la science
Une vérité scientifique est tributaire des formes, structures et techniques telles qu’elles se déploient en matière scientifique. Il n’y a pas de vérité de la science séparée de la science elle-même. Les controverses d’allure scientifique, relayées complaisamment au plus haut niveau de l’Etat n’ont qu’un but : laisser penser que telle ou telle option scientifique peut tenir lieu de politique publique, voire s’y substituer.
Il faut une politique, un commandement et la protection pour tous !
Premièrement
La population, avec sa collaboration, doit être testée et informée, ville par ville, quartier par quartier, et l’isolement pratiqué dans des lieux d’hébergement réquisitionnés ou mis à disposition par les collectivité locales ou l’Etat. A cet effet, les enquêtes épidémiologiques dites de « terrain » sont indispensables. Il faut réussir, pas à pas, à protéger des communautés entières, un quartier, une ville, une région ou un territoire. Les expériences chinoises, allemandes très récente mais également africaines (contre le virus Ebola) doivent être mises à profit. Il faut aider les gens à casser la transmission.
Deuxièmement
Les équipements (gels, masques, tests, blouses, surblouses, charlottes, etc..) manquent encore fortement. L’exécutif doit présenter son plan de production. A cet égard l’Etat, c’est le pays. Il ne peut dépendre de la volonté ou la générosité de quelques uns. L’Etat ne quête pas, il exécute. L’intérêt public exprime la volonté générale et l’Etat suit. Les équipements prioritaires de santé ne peuvent, dans les circonstances actuelles, dépendre uniquement de la politique d’achat de l’Etat et de ses centrales d’achat. Les achats, c’est les marchés et la spéculation. L’équipement c’est les ouvriers, les ingénieurs et la production. Pour l’hôpital, les supermarchés, et pour bien d’autres domaines c’est ceux qui travaillent, qui les font marcher qui comptent. C’est ainsi que vit la société. Sans eux, que resterait-il de ce pays?
Pour les équipements, il faut constater, ordonner, diriger, organiser, suivre les chaînes de production et rendre compte du résultat.
Troisièmement
Il est dit que, de principe, il faut travailler, rejoindre son poste pour la santé de l’économie. Est-ce parce que l’Etat ne peut garantir les revenus de chacun ? Est-ce parce que les ressources de la société viennent à manquer, que l’équilibre économique et financier de la France vacille ?
Nous sommes loin d’une catastrophe. Le pays a connu quelques désastres bien supérieurs, au titre desquels figurent en première ligne les guerres, nombreuses, et les pillages organisés par les puissances occupantes. L’économie s’adapte. Elle le fait d’ailleurs grâce à ceux, qui, s’ils ne se protégeaient pas aujourd’hui du virus, seraient demain dans l’incapacité de travailler. Grâce également à ceux qui tiennent : les soignants, les employés des chaînes d’approvisionnement, les paysans, les employés des services publics encore à l’œuvre, ceux qui collectent les ordures, par exemple, les aides à domicile et bien d’autres, sans doute oubliés.
Il est dit également que les ressources de l’Etat baissent. Eh bien ! Que ce dernier les augmente et, là où elles sont disponibles, qu’il s’en saisisse! La contribution aux dépenses publiques du jour est indispensable. Qu’elle soit, comme il se doit, répartie en raison des facultés de chacun !
Nous désignons trois objectifs, mais c’est d’une seule politique dont nous parlons et dont nous avons besoin. Qui ne voit qu’à échelle du virus, du combat à engager, elle manque ?
Si dispersés que nous soyons, nous pouvons la penser, et tenter de lui donner une configuration possible.
Ce texte s’inscrit dans une suite. Il matérialise avant toute chose une proposition de discussion.
Contact : sesaisirdelegalite@gmail.com
[1]« Les maladies », Encyclopédie philosophique universelle, L’univers philosophique,sous la direction d’André Jacob, vol1, PUF, Paris, 1989, p 1233-1236.