Mardi 2 décembre, minuit et demi.
Retour de repet' Porte de Bagnolet, la contrebasse est dans le coffre de la R19, banquette arrière repliée. La nuit est claire. Quelques voitures cheminent sur la A3. Je sifflote pour remplacer l'auto-radio en panne. Des pensées éparses se promènent devant moi, je les laisse faire gentiment.
A la sortie de Bondy menant à la RN3, je bifurque. Clignotant à droite, coup d'œil sur le côté, j'y vais mécaniquement. Sept ans, peut-être, que je fais le trajet toutes les semaines. Mais, y'a du neuf ce soir. Une voiture blanche et un scooter sont arrêtés près de la barrière de sécurité, le long du virage. Ah bon. Qu'est-ce qu'ils foutent ici ? Ça va vite et je n'ai pas le loisir de me répondre. Donc, je les vois et jauge ma position. Je freine pour le virage, quittant l'autoroute. Mais ça ne freine pas, ou si peu. La voiture ne répond plus à mes injonctions. Bordel ! Je vais me ramasser. Elle glisse de gauche à droite sur toute la largeur de la route. J'ai autre chose à foutre que de péter ma caisse, ma contrebasse et finir la nuit au poste ou aux urgences ! Là, je me rappelle le conseil d'Alan, chauffeur RATP. Je donne du mou sur le frein. Stabilisation dans l'axe. Bien, mais c'est fichu pour le virage. Les deux véhicules sont maintenant devant moi, garés poliment sur le côté. Ça va faire un peu court, tant pis. Je finis de rétrograder et freine encore. Le scooter est percuté d'une pichenette, il tombe. La R19 patine toujours et la voiture blanche se rapproche. Finalement, je m'arrête net derrière elle à 30 cm. Bravo l'artiste t'as du bol aujourd'hui.
Les deux types sur le bord de la route ne font pas attention à moi. Ils ont l'air préoccupé par quelque chose d'autre. Bizarre. J'attends. Puis l'un d'eux me parle, il s'agit du motocycliste. Le constat n'est pas évoqué. Il relève son scooter et l'estime en état de marche. Visiblement la stupeur occupe le terrain dans la tête de chacun. Cependant, dans le désordre ambiant, une pensée réussit à se faire une bonne place dans mon crâne. Il ne faut pas rester. Là dessus, deux voitures arrivent successivement vers nous. Elles ralentissent, dérapent l'une après l'autre un peu et puis, passent. J'aperçois, malgré le bruit et la confusion, la situation dangereuse en embuscade, tapie et prête à bondir. Bref, ça pue la mort ici. « Il faut partir », dis-je. Nous sommes d'accord. On va se retrouver plus loin, en bas du pont de Bondy. Je vais transporter le coffre cassé du scooter qui pourra repartir seul. Mais une nouvelle voiture surgit sur la bretelle. Cette fois la voici, la prédatrice qui fond droit sur nous. Non. Elle aussi, elle fuit. Une autre menace, plus grande, plus dissimulée, encore est à ses trousses. Alors, aux abois, hésitante, elle finit par glisser. Elle dérape et quitte la piste, à 90°. Une brèche s'entr'ouvre dans le cadre de la scène et l'arrache au cours des choses. Plus un bruit. Je la suis des yeux, immobile. Il n'y a plus rien. Sauf le camion lancé sur l'autoroute qui la reprend de volée. En plein travers de la A3, il est gigantesque et la happe de toute sa vitesse, en ligne droite. Il joue un instant avec et la froisse en boule sur son pare-choc. Elle se déchire. Alors, il l'entraîne plus loin dans le virage. Enfin, le cortège se forme. Des voitures s'agglutinent.
Ayant choisi entre rester pour un nouveau malheur et s'enfuir à toutes jambes, nous quittons les lieux. La DDE déboulera dix secondes plus tard.
Abasourdis, garés le long de la RN3 à Bondy, le chauffeur de la voiture blanche, le conducteur du scooter et moi-même tentons d'y voir clair. Le premier, un gaillard trentenaire version gars de la cité assagi ou inactif la bedaine en formation, se demande avec une trouille certaine si nous ne sommes pas en situation de « délit de fuite ». « Beh non », que je lui réponds. « Parce qu'on a fait aucun mal et que les secours sont là ». Ça le chiffonne, mais il se fait une raison pour repartir. Le deuxième, plus vieux, moins gros et plus sportif, veut rentrer chez lui avant de recevoir trop de signaux de douleur. Il a mal au dos mais ça peut encore aller. En devisant tout les trois, comme une solution, une explication se forme : une flaque de gasoil sur l'embranchement. Le motard connait bien. Ce gars est pianiste-tromboniste et a vu la contrebasse. Il revenait d'un concert chez Lassère. Il aurait préféré faire ma connaissance dans d'autres circonstances. Probablement.