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Billet de blog 4 juillet 2024

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Prendre le rythme

Après la journée intense de mercredi, la campagne s’installe dans une sorte de routine, non que nous faisons tous les jours la même chose, mais les premières fois sont finies, pour le moment.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Jeudi, je retrouve mon groupe au kiosque à musique qui nous sert toujours de point de rendez-vous. Nous sommes une demi-douzaine, un peu plus par moment. La veille nous avions décidé de commencer le porte à porte un peu plus tard en espérant que cela laisserait le temps aux gens de rentrer du boulot. Le cinq à sept politique. Mais notre petite bande ne bouillonne pas d’enthousiasme. Des pionniers de la porte de la veille, il ne reste que le vétéran du syndicalisme et moi. Lui, une fois n’est pas coutume, est assis et ses interventions sont plus hésitantes, il avouera plus tard qu’il a un coup de fatigue. Moi, je suis l’ombre du militant plein d’énergie et d’envie que j’étais en début de semaine. Mon âme est restée coincée dans cette cage d’escalier sordide et, malgré mes efforts, je ne peux imaginer de futurs heureux à tous les gens que nous avons rencontré. Aujourd’hui, en écrivant ces lignes, je réalise que c’est condescendant, que je n’ai vu qu’un infime fragment de leurs vies et qu’elles sont peut-être plus sereines que la mienne ; que je n’ai aucune idée de ce qui les fait vibrer et des moments de joie qu’ils se créent ; qu’ils ont vécu jusqu’ici sans mon aide, ni ma pitié et qu’ils n’en ont sans doute pas besoin. Mais jeudi, j’ai le moral anéanti et je ne pense qu’à eux.

Je dois malgré tout puiser dans mes dernières réserves pour animer la réunion. Le secrétaire tacite de notre groupe est parti en tournée et c’est à moi qu’il a transmis le flambeau. Parce que j’ai à plusieurs reprises établi que j’étais le plus disponible cette semaine et que je serai présent tous les jours quoi qu’il arrive et parce que je crois qu’il a vu en moi les qualités nécessaires pour le job. Je me fais peut-être des idées mais j’ai vu, chez lui et chez d’autres parmi les plus engagés, un intérêt particulier pour ma personne, comme si j’étais la bonne recrue, le nouveau qu’il faut prendre dans son équipe parce qu’il a l’air de courir vite. Vanité toujours, j’en ai conscience, mais le militantisme a ceci de particulier qu’il ne fait aucune discrimination à l’embauche, tout le monde est le bienvenu tant qu’il a du temps et de l’énergie à donner. Pour autant, il nécessite quand même quelques dispositions que tout le monde n’a pas. À notre niveau, les rôles se distribuent sans friction, les enjeux ne sont pas assez importants pour affoler les égos. Plus haut dans l’appareil ou dans des campagnes plus longues et plus organisées - celles qui ont un candidat notamment - je suppose que les luttes de pouvoir apparaissent vite et je dois dire que je ne suis pas impatient de les découvrir.

La veille c’est déjà moi qui avait rédigé le compte rendu de la journée, jeudi je prends encore des notes pour rédiger celui du jour. Très vite, tout le monde comprend que l’énergie n’y est pas et que nous ne retournerons pas faire du porte à porte. Nous nous contentons donc de discuter des actions à venir, notamment à la fête de la musique qui aura lieu vendredi et au marché de samedi matin. Nous ne sommes pas assez nombreux pour qu’il y ait vraiment besoin de faire tourner la parole, je n’ai pas beaucoup à intervenir, heureusement. Le soir, j’oublie de parler du marché dans mon compte rendu et je me mets au lit à 22h, avant ma compagne pour la première fois peut-être depuis que nous nous connaissons. Elle est attendrie par l’état dans lequel elle me trouve et me remonte le moral en se moquant gentiment de moi, elle est mon roc, mon carburant, ma flamme. Mais, malgré l’épuisement, l’insomnie s’empare de moi.

Vendredi, le moral est meilleur mais l’énergie est toujours larvaire. J’écris péniblement et en fin d’après-midi, je reprends la route pour Nogent. Pour la première fois depuis des années, j'entrevois dans ce trajet quotidien la lassitude du boulot, l’aliénation de l’ouvrier ou de l’employé qui chaque jour remet son ouvrage sur le métier sans ne voir d’autres résultats qu’un jour de moins avant la quille. Heureusement, la journée est radieuse et à l’anticipation du week-end se mêle un air de fête. Cela fait des années qu’en bon parisien blasé, je dénigre la fête de la musique, sa collection de groupes amateurs qui massacrent des classiques à tous les coins de rue et ses régiments de viandes saoulent qui viennent brailler sous mes fenêtres au milieu de la nuit. Mais dans cette petite ville où les événements culturels sont plutôt rares, elle reprend toute son importance. Je ressens chez les passants et chez mes camarades une excitation et une joie presque enfantine à l’idée d’écouter de la musique dans les rues de leur ville, de vibrer à l’unisson et de danser au milieu d’inconnus.

Je retrouve les membres de notre collectif au kiosque, nous nous répartissons quelques tracts imprimés pour l’occasion - un petit quiz sur la fête de la musique et les autres avancées sociales de la gauche - et nous nous dirigeons par petit groupe vers la rue commerçante du centre ville où la foule sera la plus dense. Je marche en débriefant avec l’étudiant en socio notre porte à porte de mercredi et, en chemin, nous rencontrons, assis sur la clôture d’un petit square, le couple de jeunes gens avec qui nous avons tant discuté. Ils nous apprennent qu’après notre départ, ils ont encore parler politique une bonne heure avec leur parrain. C’est réconfortant, cela prouve que ce que nous faisons n’est pas vain, même si nous n’avons pas la certitude d’avoir donné la moindre voix aux adversaires du RN.

Quelques camarades étaient partis en avance pour coller des affiches contre le RN sur un magasin désaffecté de la rue commerçante mais il se trouve que le propriétaire des murs était à l'affût et qu’il n’est pas prêt à donner ses vitrines vides à la cause. Qu’à cela ne tienne, les affiches ont été collées à même le sol et elles suffisent à arrêter les curieux avec qui nous tentons d’entamer la discussion. Les résultats et les réactions sont variables mais l’atmosphère est bon enfant, la musique adoucit bien les mœurs. Ma batterie sociale n’est pas encore assez rechargée pour parler avec des inconnus alors je me contente de bavarder avec mes camarades, de leurs vies, de la mienne, du quotidien ou du passé. C’est agréable d’apprendre à les connaître sans parler de la campagne ou de politique. Je m’en veux un peu de ne pas être plus entreprenant avec les passants mais je me rassure en me disant que ma simple présence à côté des affiches est un message et un soutien, un appuis pour ceux qui tractent. 

J’observe tout de même les gens qui passent, j’essaie de déduire d’un style vestimentaire, d’un tatouage ou d’une paire de chaussure leur orientation politique et je sens la paranoïa me reprendre. Nous sommes en minorité dans cette foule, si ce trio de sportifs ou cette famille de motards cachent des fascistes convaincus prêts à déchaîner la violence de leur idéologie, je ne suis pas sûr que grand monde prendrait notre défense. À un moment, nous sommes dépassés par un groupe de lycéens, ils sont entre mecs, ils ont sorti leur plus beau polo, nettoyé leurs baskets et abusé du déodorant, ils sont au paroxysme de l’adolescence bêtasse. Ils sont inoffensifs, touchants dans une certaine mesure et totalement indifférent à notre présence mais l’un d’entre eux, l’un de ceux à l’air le plus nigaud, se retourne pour lire nos affiches et, quand il comprend de quoi il retourne, il lâche “ils sont mignons” avec une moue de mépris condescendant digne d’une mean girl de sitcom américain. J’imagine immédiatement le gifler pour lui apprendre le respect, comme le plus imbu des boomers. Puis, une fois cette bouffée de brutalité crétine passée, je commence à imaginer un dialogue, un débat, un cours magistrale d’éducation politique à destination de cet adolescent crâneur et à travers lui de tous les futurs électeurs qui suivent bêtement les choix politiques de leurs parents abreuvés aux médias bollorisés. Perdu dans ce sermon imaginaire, je perds le fil de la discussion avec mes camarades. Une question de l’étudiant en socio me fait revenir à la réalité et je me force à y rester. Cet adolescent et sa remarque idiote ne méritent pas de squatter mes nuits d’insomnie pendant les dix années à venir, je dois laisser glisser, les effacer. C’est décidé, c’est la dernière fois que je pense à eux. J’espère. S’il te plaît mon âme, oublie-les.

Samedi et dimanche, je ne fais rien. Je ne culpabilise pas, j’ai besoin de ne rien faire. Mes camarades et ma compagne me l’ont conseillé, mon corps me l’impose. Samedi matin, je sais que, sur le marché de Nogent, mes camarades ont été rejoints par la fanfare qui avait animé notre rassemblement de la semaine dernière. Je sais que leur but est de perturber les militants du RN qui seront sûrement là pour tracter. Je m’inquiète pour leur sécurité, ma nature anxieuse a imaginé la présence de gardes du corps, de skinheads armés de barres de fer, de torches et de fourches brandies pendant le lynchage. Un rendez-vous banal de la vie quotidienne m’empêche d’y être. Je pense à eux, j’essaie de ne pas y penser, j’attends de leurs nouvelles, je ne veux pas en avoir. Les bonnes nouvelles seront toujours bonnes demain, les mauvaises peuvent attendre. Je coupe, je ne vérifie pas mon téléphone. Il vibre, je me précipite dessus. Pas de nouvelles. Bonne nouvelle ?

Moment d’abandon sur les toilettes, j’ouvre twitter. LFI est d’extrême-gauche, le NFP est antisémite, le RN protégera les juifs de France, il faut faire front contre le front s’il est populaire, pour s’il est national. Léon Blum fait des pirouettes dans sa tombe. La concurrence, c’est la fraternité. Le racisme, c’est l’égalité. Le fascisme, c’est la liberté. La guerre c’est la paix. On y est, George Orwell avait 40 ans d’avance. Je tire la chasse. 

En faisant la vaisselle, j’écoute Edouard Louis sur Blast, il reste des penseurs en France, heureusement. Il me rassure et me déprime. Dimanche, j’écoute Marc Endeweld sur Au Poste. D'après lui, Macron est et a toujours été conservateur, autoritaire, bonapartiste. D’extrême-droite quoi. Vertige, je comprends et je déprime. Il faut que je coupe, il faut que je m’occupe. Ma compagne n’est pas là, mon chien fait la sieste. Tu sais quoi ? Je vais relancer ce jeu vidéo dans lequel je vais pouvoir buter des nazis à la hachette. Oui, ça c’est bien, c’est bête, c’est parfait. Vas-y Blazkowicz, sauve-moi.

Lundi, je suis reposé, je retourne faire du porte à porte. C’est un peu moins dur et pourtant, entre le réfugié ukrainien, la commerçante qui a mis la clé sous la porte et doit retourner à l’usine à 55 ans et la mère célibataire de 30 ans qui en parait 45 et qui voterait Marine si elle avait le temps de voter, je croise toutes les nuances de la misère sociale. Mardi je travaille à Paris dans une école privée catholique, des CM2 qui fêtent la fin de l’école primaire. Des enfants qui hurlent et jouent comme des enfants. Pour eux, je suis un meuble, pour moi, ils sont des extraterrestres. J’entends “Mélenchon en prison”, “Macron tête de con”, “Sale juif”, je suis horrifié. Je sais qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent, qu’ils répètent ce qu’ils ont entendu à la maison ou à la télé, que j’étais probablement aussi con à leur âge mais tout de même, j’en ai des sueurs froides. En rentrant, je discute quelques instants avec un militant NFP qui tracte à la sortie du métro. Je vois bien qu’il souffre de la chaleur et de l’indifférence des parisiens. J’ai envie de lui dire que pour lui c’est facile, qu’il a un candidat, qu’il est dans un arrondissement de gauche, qu’il ne sait pas ce que c’est en province. Je m'abstiens, je me contente de lui donner quelques mots d’encouragement. Dans ma rame de métro, je regrette de ne pas être resté tracter avec lui, peut-être que ça m’aurait remonté le moral.

Mercredi, je n’y arrive pas. Je suis épuisé à nouveau, moralement et physiquement. Je reconnais les symptômes de la dépression que je croyais avoir vaincue. Je retourne tuer des nazis dans le monde merveilleux du divertissement vidéoludique. Jeudi, je retourne frapper à des portes et je découvre que la misère n’a pas de fond, qu’il y a toujours pire. Mais dans le sourire de cette femme amputée d’une jambe que son mari alcoolique insulte tous les soirs et dans l’absence de réaction de mon âme d’habitude si tourmentée, je comprends qu’à la misère, comme à tout, on s’habitue. Ça y est, plus rien ne me touche, je lutte pour lutter, j’ai pris le rythme. 

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