J'ai du mal à concevoir qu'à donc presque 40 ans, je vais participer à ma première campagne. J'ai l'impression d'avoir toujours été politisé, d'avoir toujours été de gauche, d'être depuis ma majorité un citoyen engagé, et pourtant je n'avais jamais franchi le pas.
Mon premier souvenir de manifestation remonte au 21 Avril 2002, contre l'extrême-droite déjà. J'ai l'impression que ce n'était pas ma première manif, j'avais sûrement dû participer à une marche du 1e Mai avant mais je n’en ai aucun souvenir. À l'époque, à quelques mois près, je n'avais pas pu voter mais j'avais convaincu ma copine du moment, qui avait, elle, fêté ses 18 ans en début d'année, de voter pour Christiane Taubira au premier tour. Elle me l'a longtemps reproché je crois. Depuis j'ai voté à toutes les élections sauf deux : le référendum sur la constitution européenne, parce que j'avais oublié ma carte d'électeur et ma carte d'identité et que de toute façon je ne savais pas quoi voter ; et celle de dimanche dernier, parce que je travaillais loin de chez moi et que je pensais que cette élection n'aurait pas beaucoup de conséquences. Comme j'étais naïf.
Je ne me suis jamais engagé dans une campagne mais j'ai participé à tous les principaux mouvements sociaux depuis 2002. J'ai fait des AG étudiantes à Censier à l'époque du CPE, j'ai marché contre la guerre, contre le racisme, contre le capitalisme, contre le réchauffement climatique, contre les réformes des retraites, de l'assurance chômage, de l'éducation nationale, des retraites encore, du droit du travail, du statut des intermittents du spectacle, des retraites toujours. J'ai marché pour le mariage gay, pour Charlie Hebdo, pour la paix, pour l'élection de François Hollande même, naïveté encore. J'ai tant marché dans Paris que je connais l'emplacement des épiceries, des bars et des toilettes publiques le long de tous les parcours habituels de manifestation. La manifestation elle-même, quelque soit la cause, est devenue pour moi un événement social, l'occasion de croiser des copains, de revoir des amis un peu perdus de vue, de rencontrer les collègues, les camarades ou les nouveaux partenaires des uns et des autres. Je n'aime pas la foule mais j'aime bien manifester, j'aime l'ambiance, les rencontres donc et surtout, je crois, le sentiment de faire ma part, la bonne conscience de savoir que j'ai participé à ce qui est juste.
Je n'ai jamais fait de campagne mais je suis allé à quelques meetings de Jean Luc Mélenchon. La première fois en 2012, seul. Je m'ennuyais, je ne savais pas quoi faire et j'étais en école d'art dramatique. Je me suis dit qu'à défaut d'être convaincu, j'aurai l'occasion de voir un tribun en action et d'observer la réaction des gens. Je n'ai pas été déçu. J'ai vu des gens pleurer, répéter à voix basse chaque phrase, hurler de joie et chanter à tue-tête l'Internationale, la main sur le cœur. Cela ne m'a pas rendu Mélencholâtre mais je suis d'accord avec la plupart de ses idées et le fait est qu'il sait y faire, s'il n'avait pas choisi la politique, il aurait fait un formidable comédien de théâtre. J'y suis retourné une fois ou deux par campagne en 2017 et en 2022, et pendant un bref instant j'y ai cru. J'ai vu notre camp accéder au pouvoir. Naïveté toujours.
J'ai souffert de ces défaites à répétition, je ne dirai pas qu'elles m'ont plongé dans la dépression mais elles ont affecté mon humeur et mon moral. Ce matin, alors que je lui annonçais que j'allais à ma première réunion d'équipe aujourd'hui, ma compagne me l'a rappelé et a insisté pour que je me protège, que je trouve un moyen de réguler mes émotions et ma santé mentale pendant les trois semaines qui vont venir. Je lui ai promis de faire attention, d'où ce texte et ceux qui vont suivre.
Depuis dimanche déjà, elle a bien vu que quelque chose n'allait pas. Elle n'est pas française, ne parle pas bien notre langue et ne suit donc pas très bien l'actualité. Nous n'étions pas ensemble ce soir-là, j'étais à Paris pour le travail, elle dans notre maison du Perche mais elle l'a senti. Je suis rentré tard et fatigué. Vers 20h, machinalement, j'ai regardé les titres sur google news, j'ai vu Bardella annoncé vainqueur, j'ai laissé mon téléphone pour regarder un film. Et puis vers minuit, j'ai appris l'annonce de la dissolution, un article de BFM, un paragraphe, laconique, le couperet. Pour la première fois je crois j'ai eu peur, vraiment peur, pour l'avenir de notre pays, pour moi, pour mes proches, pour mes inconnus familiers, jeunes, femmes, queers, issus des minorités ou de l'immigration. J'ai ouvert twitter et la peur a laissé la place à la colère. Je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit-là.
Mais dès dimanche soir, Ruffin, entre autres, a appelé au Front Populaire, à l'union des gauches, et lundi matin l'espoir est revenu. Le jupiter d’opérette qui nous sert de président nous a laissé 20 jours pour nous organiser, les partis de gauche l'ont pris au mot, en moins de 24h l'idée d'un nouveau front populaire était acceptée par tous. Les leaders de la gauche ont pris leurs responsabilités, à moi de prendre les miennes.
Pendant 20 ans, j'ai habité Paris, je ne me suis jamais engagé dans une campagne parce que l'élection n'était jamais assez importante, parce que je n'avais pas le temps, parce que mon arrondissement et tous les gens que je connaissais votaient à gauche de toute façon, parce que je n'aurais servi à rien, pensais-je. Soyons francs, j'avais la flemme, et ma vie, quelque soit l'issue de l'élection en question, n'en aurait pas été bouleversée. A la fin des confinements, ma compagne a voulu aller vivre à la campagne. Nos carrières respectives nous le permettent, j'ai de la famille en proche banlieue chez qui nous pouvons dormir quand nous avons besoin de rester à Paris, nous avions le privilège de pouvoir le faire, j'ai accepté. Aujourd'hui nous vivons dans un petit village du Perche qui vote à presque 50% pour l'extrême-droite, aujourd'hui cette élection est sûrement la plus importante de ces 20 dernières années, aujourd'hui ma vie peut en être bouleversée, aujourd'hui mes voisins ne votent habituellement pas à gauche, aujourd'hui mon engagement peut avoir un impact.
Alors aujourd'hui je vais participer à ma première réunion militante. À bientôt 40 ans, je vais participer à ma première campagne électorale.