Lundi et mardi ont été des jours de préparation. Après le feuilleton des candidatures de dimanche, nous avions d’abord besoin de débriefer et d’accorder nos violons. Un peu comme vendredi dernier, la question principale pour les briscards du militantisme local, reste la possibilité, morale plus que pratique, de faire campagne pour un candidat centriste ou réformiste, disons, pour ne pas dire macroniste. La réponse est pratiquement unanime : non, pas moyen, niet, jamais.
Maintenant que je les connais mieux, je les comprends. Cela fait des années qu’ils se battent en vain et qu’ils souffrent, dans leur âme et dans leur chair, des mépris, des dédains, des renoncements, des hypocrisies, des dénigrements, des trahisons et des répressions. Même si Harold Huwart n’a jamais officiellement rejoint le camp présidentiel, ni travaillé avec lui, il fait partie de la même classe, il porte la même morgue et il semblerait qu’il a la même conception de l’exercice du pouvoir. Je les comprends, donc, et je les rejoins. Malgré l’urgence de la situation, il m’est moralement impossible de faire campagne pour Huwart.
Lundi matin, le doute m’habitait encore mais la particularité de notre circonscription - il n’y a qu’une poignée de circonscriptions sans candidat officiellement investi par le Front Populaire - a attiré les médias nationaux et le maire de Nogent a eu le privilège d’une interview sur BFMTV. Enfin une interview… Quelques secondes sur la place de la mairie face à un journaliste reporter d’image. Quelques secondes suffisantes, cela dit, pour préciser le sens de sa candidature, je cite de mémoire, “une candidature contre le péril des extrémismes.” Pas le péril de l’extrême-droite, qui est pourtant très réel dans notre région, le péril DES extrémismes. Il met donc, comme Macron et sa clique, l’extrême-droite et l’extrême-gauche dans le même sac et il fait du Nouveau Front Populaire un mouvement d’extrême-gauche. Autant pour la hauteur de vue intellectuelle des normaliens… Mais au moins mes doutes sont chassés.
Lundi après-midi, nous débattons donc sous le soleil de l’orientation de nos actions. Contre le RN, oui, certes, évidemment. L’avantage c’est qu’entre la collection de casserole qu’il se traîne et son curriculum vitae d’énarque et de haut fonctionnaire, le parachuté du RN est facilement attaquable. Mais certains, dont je fais partie, redoutent les effets psychologiques, moraux et spirituels même, d’une campagne uniquement en opposition, contre un parti et contre une personne. D’autant que le barrage républicain est une expression totalement galvaudé dans notre région, la plaine est noyée sous débris des trahisons du camp “progressiste” et les flots de l’extrême-droite. Nous voudrions pouvoir faire campagne pour l’espoir que porte en lui le programme et le nom même de la coalition des partis de gauche, le Front Populaire. Alors, certes, nous n’avons pas de candidat à soutenir mais, au prix de quelques efforts de pédagogie, nous pensons quand même pouvoir faire une campagne positive, porteuse d’espérances concrètes et dirigé vers les jours heureux. Les débats s’enlisent un peu mais dans le fond nous sommes tous d’accord.
La pluie nous force à migrer vers le kiosque belle époque, qui trône à une des extrémités du parc où nous nous étions donné rendez-vous, et nous force du même coup à revenir à des considérations plus pragmatiques. Quelque soit la stratégie argumentative, il va falloir tracter, coller des affiches et faire du porte à porte, c’est ça la réalité d’une campagne. Sur les conseils des vétérans de la lutte, nous décidons de prendre un jour de plus pour nous préparer et nous créons une commission porte à porte et une commission tract. Ce n’est pas moi qui utilise le mot de commission mais il fait immédiatement ressurgir en moi les souvenirs de Nuit Debout, place de la République à Paris. À l’époque, nous n’avions pas accompli grand chose mais on s’était retrouvé, reconnu, rassemblé et, à posteriori, nous avions tant appris.
Mardi, nous nous retrouvons un peu plus tôt, dans le même parc, pour travailler par commission. J’ai tout de suite voulu faire partie de celle qui s’occupera du porte à porte alors que je n’en ai jamais fait et que, comme je l’ai déjà dit, l’idée me terrifie. Je ne sais toujours pas vraiment pourquoi. Est-ce l’attrait de la découverte, de la nouveauté ? L’expression d’une part téméraire et intrépide de ma personnalité qui s’était jusque-là montrée plutôt discrète ? La conviction instinctive que j’ai besoin de me frotter à cette épreuve, qu’elle me fera apprendre, grandir, évoluer ? Je n’ai pas de réponse à cette question mais j’ai appris à suivre mon instinct, il se trompe rarement, et de toute façon les dés sont jetés, je fais partie de la commission porte à porte.
Nous sommes quatre ce jour-là : un prof la quarantaine, père de famille, en tout point conforme à l’idée qu’on se fait d’un prof de gauche, jusqu’à la forme de ses lunettes, et je dis ça avec toute l’affection et le respect que je peux avoir pour sa profession ; un agriculteur à la retraite, pull coloré, lunettes fumées, à l’opposée de l’image que je me fais d’un ancien paysan, à l’exception de ses mains dont les innombrables rides sont encore pleines de terre ; mon ancien syndicaliste moustachu, membre du NPA, à la détermination et aux yeux bleus d’acier et moi-même, tout de noir vêtu comme le black block que je ne suis pas.
Après nous être mis d’accord sur la façon dont nous allions entamer la conversation, comme des citoyens inquiets de la situation, prêts à écouter et discuter et non pas comme des militants d’un parti ou d’un candidat que de toute façon nous n’avons pas, nous décidons d’imaginer les réponses possibles de nos futurs interlocuteurs, leurs griefs et les raisons de leur colère et de lister les arguments que nous pourrons leur rétorquer. Sans vraiment nous en rendre compte, nous brossons le portrait de l’électeur moyen du Rassemblement National, l’idée que nous nous en faisons du moins, et nous l’imaginons ouvert au dialogue et capable de renoncer à son vote en quelques minutes de débat. Nous parlons immigration, économie, insécurité culturelle autant que physique, dégoût de la politique, des politiciens et du système et nous cataloguons les propositions du Front Populaire pour y répondre et nos propres idées issus de nos expériences personnelles ou de nos lectures.
Un peu moins de deux heures plus tard, nous sommes content de nous et il est temps de rejoindre les membres de l’autre commission et ceux de notre groupe qui ne pouvait être là en plein après-midi parce que, malgré tout, la vie et son cortège d’obligations professionnelles ou familiales continuent. Nous sommes maintenant une douzaine et nous on rejoint, entre autres, deux femmes, la quarantaine environ, actives, cultivées, modernes. C’est notre commission qui commence par rendre compte de son travail et, après une brève introduction, nous entamons fièrement la liste des problèmes de nos français imaginaires. Très vite, les deux femmes nous interrompent en chœur : “Vous avez parlé du prix de l’énergie ?” Silence. Nous nous regardons, gênés : “Non…” Nous avons beau être à la pointe du militantisme de gauche et donc idéalement des contempteurs convaincus des inégalités homme-femme, nous avons pensé comme des mecs, qui ne s’occupent pas du budget du foyer. Les œillères de notre genre nous ont fait passer à côté d’un des principaux sujets de préoccupation des français. Et pourtant, il se trouve en tête du programme du RN, même si les solutions qu’il propose sont en contradiction avec le reste de sa politique et la volonté des milliardaires qui sont de plus en plus à le soutenir.
Bref, nous sommes penauds. Mais la discussion permet de combler en partie nos angles morts. La commission tract enchaîne. Elle a, elle aussi, bien travaillé. Le tract reprend un visuel et des arguments d’autres organisations de gauche qui pointent la discordance entre le discours du RN et les votes de ses députés lors des dernières mandatures, notamment en ce qui concerne le volet social. Nous pinaillons un peu sur la formulation d’une phrase mais l’heure tourne, il est temps de préparer la journée du lendemain. Le jour où enfin nous allons mettre les mains dans le cambouis, nous frotter au terrain. Je mentirais si je disais que je ne l’appréhende pas. Beaucoup parmi les présents ne sont pas disponibles en journée. Beaucoup, comme moi, ont peur d’y aller, c’est humain. Je me porte tout de même volontaire pour aller faire du porte à porte avec l’ancien syndicaliste que j’affectionne tant et de qui je me suis beaucoup rapproché. Rendez-vous est donné à 15h pour se motiver et faire une dernière répétition avant d’aller dans le quartier le plus populaire de la ville. C’est là où nous pensons trouver le plus d’abstentionnistes et d’électeurs sensibles à notre discours. D’un point de vue purement pratique, cela nous permettra aussi de frapper à plus de portes que dans un quartier pavillonnaire.
Le mercredi matin est aussi jour de marché à Brou, ville plus petite que Nogent et sur une autre circonscription mais aussi plus proche pour certains d’entre nous. C’est à Brou, en temps normal, que je fais mes courses et que j’achète mes clopes, que ma compagne fait du cheval. Je connais un peu mieux cette ville que Nogent, elle n’a aucun charme, aucun attrait et aucun intérêt touristique, à part ce marché hebdomadaire. Elle est l’exemple typique de ces petites villes de provinces où les magasins du centre ville ferment les uns après les autres et où les services publics se réduisent à peau de chagrin. Si j’avais grandi à Brou je pense que j’aurais moi aussi des raisons extrêmement concrètes d’en vouloir à la politique et au système, à Sarkozy, à Hollande et surtout à Macron. Une femme âgée, les convictions chevillées au corps, et moi-même nous proposons pour aller y faire un tour, tâter le terrain, sonder la présence du RN et éventuellement aider les camarades de cette circo.
J’y arrive à 11h tapante, il fait moche, presque froid, je suis tendu. Je traverse le marché d’un pas rapide. Dans une rue commerçante, je croise la délégation RNiste, qui parade avec toute la morgue de sa condition bourgeoise, sûre d’être en terrain conquis. Je prends un de leur tract au passage, visage fermé, pour connaître leur angle d’attaque. Plus loin, entre les étals, j’observe les groupes qui se forment, j’essaie de tendre l’oreille pour capter des bribes de leur conversation. Je les imagine plus que je ne les entends. Depuis la dissolution et depuis que j’ai regardé les scores de l’extrême-droite aux Européennes dans la région, je suis gagné par la paranoïa. Statistiquement, un quart d’entre eux (50% des 50% de votant en gros) vote pour le parti de la violence, du racisme et de la haine de l’autre et je suis convaincu d’un coup d’avoir l’air un peu trop bronzé pour être innocent, qu’ils ont mes idées politiques en horreur et que les principes d’humanisme, de démocratie et de fraternité ne sont plus au panthéon de leurs valeurs depuis longtemps. Je ne m’arrête pas, je marche, je tourne en rond, je vais finir par avoir l’air suspect. La peur envahit mon esprit, je ne peux plus réfléchir, je perds pieds, je me noie… Non. Enfin j’aperçois à l’une des sorties du marché un autre militant. Mon radar à gaucho ne s’affole pas mais me dit que je n’ai pas affaire à un adversaire politique et en me rapprochant j’aperçois les couleurs du Nouveau Front Populaire sur les tracts qu’il tient à la main. Je me précipite presque sur lui, comme sur un récif au milieu de la tempête.
Il a une vingtaine d'années, les cheveux bouclés et une petite moustache, presque hipster. Il est en pleine discussion avec deux hommes d’au moins 70 ans. L’un est un ancien militant communiste dont la femme a failli partir quand il passait plus de temps à vendre l’Humanité et aux réunions de section qu’à la maison. Il a des reproches à faire à Mélenchon mais il votera Front Populaire, ce n’est pas à son âge qu’il va se mettre à voter à droite. L’autre fait partie du groupe de soutien de la candidate NFP locale et d’ailleurs celle-ci est dans les parages, nous dit-il. C’est son suppléant, à peine 20 ans, les joues encore pleines d'acné qui nous rejoint en premier. Il nous serre la main comme un professionnel de la politique, il est fait pour ça. La candidate arrive ensuite, la cinquantaine peut-être plus, cheveux poivre et sel coupés courts, calme, presque discrète, mais charismatique à sa manière. Elle nous remercie d’être là, prend mes coordonnées pour me “mettre dans la boucle” et nous invite tous à prendre une photo devant la mairie toute proche. Ma trogne se retrouvera peut-être derrière elle sur une page de soutien sur facebook. Elle repart vite, elle est attendue ailleurs. Je décide de rester avec l’étudiant moustachu pour l’aider à tracter à la sortie du marché (le maire de Brou a pris un arrêté interdisant le prosélytisme politique dans l’enceinte du marché, cela n’a pas eu l'air de gêner les séides du RN mais, nous, nous respectons les règles).
Pendant une petite heure nous tendons donc des tracts aux gens qui entrent, pressés parce que le marché touche à sa fin, ou qui sortent, les bras chargés de courses. La plupart prennent notre tract par politesse, beaucoup s’en foutent, en ont marre de la politique et des élections, quelques-uns nous font clairement comprendre qu’ils votent pour le camp d’en face. Je m'efforce de rester souriant au point d’en avoir mal aux maxillaires, parce que je pense qu’il est important de montrer que nous sommes les gentils dans cette histoire, que ce n’est pas de notre camp que viennent les insultes et la violence. J’ai déjà tracté pour mon spectacle au festival d’Avignon ou devant des boutiques pendant les fêtes de Noël quand j’avais vraiment besoin d’argent, les réflexes reviennent vite. Ce n’est pas très compliqué, il faut juste se blinder, étouffer les envies de tout plaquer, de hurler, de jeter les flyers en l’air et de danser comme un possédé sous une pluie de papier.
Heureusement certains passants nous montrent ouvertement leur soutien. Un homme notamment, la soixantaine, chapeau australien vissé sur la tête, en short et chemise à manches courtes colorée, nous félicite pour notre engagement après avoir vérifié que nous étions “du bon côté”. Il repart immédiatement à grandes enjambées. Sa femme arrive quelques secondes plus tard en trottinant pour le rattraper, elle nous sourit “il est toujours comme ça, il fonce partout, tout le temps. Mais il vote toujours à gauche, ne vous inquiétez pas.” De lui, je n’étais pas inquiet, des autres qui nous regardent en coin ou qui soupirent en levant les yeux au ciel, un peu plus, même si tout le monde reste relativement cordial. Je le fais remarquer à mon binôme. “Ceux qui insultent étaient là ce matin, tu les as ratés.” me répond-t-il. Je ne sais pas s’il me lira un jour mais j’espère qu’il va bien. Moi, en écrivant ces lignes, j’ai le cœur gros et les larmes aux yeux...
Il s'est passé beaucoup de choses cette semaine et j'ai beau prendre plusieurs heures chaque matin pour écrire, je manque de temps pour garder le rythme de publication quotidien que je m'étais fixé. Aujourd'hui je me rends compte qu'il était illusoire. Je tire sur la corde et je me brûle, je dois ralentir. Suite donc au prochain épisode, dans quelques jours...