On trouve bien des similitudes entre deux débats sociétaux majeurs actuels, celui qui anime ces derniers jours la sphère politico-médiatique : le mariage pour tous, et celui qui revient tel un serpent de mer depuis des lustres : le vote des personnes extra-communautaires aux élections locales. Pourtant, de prime abord, les deux thématiques paraissent peu liées : l’une porte sur le rapport que doit avoir notre République avec le couple et la famille, l’autre pose au fond la question de ce que l’on entend pas citoyenneté. Mais, à les examiner d'un peu plus près, on entrevoit quelques ressemblances.
Le conservatisme en commun
Politiquement, les deux questions divisent les Français(es) et les mesures sont, malgré des électrons libres des deux côtés (certainement plus s'y avait moins de consignes de vote), défendues par les diverses gauches et pourfendues par les droites plus ou moins extrêmes. On constate surtout, dans les deux cas, des relents chrétiens parmi le camp du non. Elle est évidente dans le débat sur le mariage pour tous, et c'est même frappant à quel point la droite chrétienne (et notamment la plus extrémiste : Civitas) a pris le leadership de l'opposition à la loi. Mais elle est présente également, de façon plus dissimulée, dans le débat sur le droit de vote des étranger(e)s aux élections locales : en effet, les arguments et peurs brandies (cantine halal, risque de communautarisme...) montrent que par étranger(e)s, les opposant(e)s comprennent musulman(e)s (erreur n°1: nombre d'extra-communautaires viennent d'Asie - je puis témoigner, j'habite le quartier asiatique de Paris, même si beaucoup sont naturalisé(e)s -, d'Europe hors-UE, d'Afrique chrétienne, et nombre de musulman(e)s en France sont français(es)), et ces mêmes opposant(e)s, souvent par musulman(e)s entendent islamistes (grossière erreur n°2). Ainsi, la laïcité menacée que l'extrême droite et la droite qui la suit invoquent, me semble être une laïcité bien chrétienne. Par exemple, Marine Le Pen n'aime pas les prières de rue. A-t-elle condamné pour autant celle de Civitas devant l'Assemblée Nationale à l'occasion du vote sur le mariage ? La présence en filigrane de la tradition chrétienne (du moins son aile conservatrice) n'est ici pas anecdotique.
Une autre similitude réside dans la comparaison avec les autres pays. Qu'il s'agisse du mariage homosexuel ou du vote des étranger(e)s aux élections locales, la France paraît en effet bien à la traîne. Les couples de même sexe peuvent déjà se marier en Belgique, en Scandinavie, aux Pays-Bas, en Espagne, au Portugal, dans certains états ou provinces brésiliennes, mexicaines et américaines, au Canada, en Argentine ou en Afrique du Sud, et le Royaume-Uni, pourtant aux mains des tories, vient de voter une loi en ce sens. Les résident(e)s étranger(e)s peuvent déjà voter aux élections locales en Scandinavie, au Bénélux, dans toute la péninsule ibérique (sous réserve de réciprocité), en Irlande, en partie au Royaume-Uni (citoyen(ne)s du Commonwealth), dans plusieurs pays d'Amérique du Sud, d'Afrique... Pour beaucoup de ces pays, la réforme est entrée dans les moeurs et les débats qui agitent la France étonnent pour le moins. On retrouve ici le conservatisme français, qui freina déjà tant de mouvements et d'avancées pour lesquelles d'autres pays se montraient plus prompts, telles l'avortement ou le droit de vote des femmes.
Déclinisme
Le conservatisme, avec notamment l'influence de la droite chrétienne, est donc partagé par les deux débats que sont le droit de vote des étranger(e)s aux élections locales et le mariage homosexuel. Mais, pour une bonne part des opposant(e)s, ce conservatisme est moins teinté d'un amour du passé ou du statu quo que d'une peur de l'avenir. En effet, et c'est là je trouve le principal point commun entre les deux débats, l'un des arguments les plus avancés dans chacun des deux est la crainte d'un effondrement des institutions. C'est le mariage et la famille qui sont menacées, selon les détracteur(trice)s du mariage pour tous. C'est « la remise en cause des principes fondamentaux qui fondent la République française » (?!), selon Christine Boutin (cf Atlantico), pour qui la loi « permettra d'abolir les Droits de l'Homme » (rien que ça). Côté droit de vote des étranger(e)s, ce n'est guère plus réjouissant : cela viendrait « fragiliser les fondements de notre République » (site de l'UMP), et « vider la citoyenneté française d'une part de sa substance » (ibidem). Bref, que ce soit pour le mariage gay ou le vote des extra-communautaires, tout risque de s'effondrer !
Je ne sais pas si les auteurs et auteures de ces lignes croient vraiment à ce qu'elles racontent (pour Mme Boutin, il vaudrait franchement mieux pour elle que ça ne soit pas le cas). Mais si elles brandissent cet épouvantail de cataclysme annoncé, c'est bien que la méthode doit s'avérer efficace. Et nombreux(ses) sont les opposant(e)s pour qui cette crainte est sincère. J'ai en effet visionné sur le Monde.fr, le lendemain de la manifestation dite "pour tous" (?!), une vidéo intéressante collectant les témoignages de manifestant(e)s. Or, outre les arguments différentialistes et essentialistes (que le beauvoirien que je suis ne peut pas partager), celui qui m'a le plus marqué venait d'une jeune manifestante qui tint à peu près ce langage : « On vit déjà une grande crise où notre système économique s'effondre, ce n'est pas le moment pour battre en brèche nos valeurs familiales... ».
Même si je ne les partage pas du tout, il me semble qu'il ne faut pas sous estimer ces craintes, cette peur d'effondrement des institutions, notamment si on veut argumenter en faveur des deux réformes en question. Et il ne suffira pas d'y répondre rationnellement, en prouvant par a+b que ces angoisses sont infondées. Le fait de montrer les exemples étrangers, pour lesquel ledit effondrement n'est évidemment pas advenu, ne les empêche pas de s'exprimer. Peut-être parce qu'elles paraissent assez symptômatiques de notre société actuelle, portée par un sentiment de déclin de la société, et par suite d'une volonté de préserver ce qui tent encore (conservatisme) et d'une peur du lendemain. J'appelerai ici ce sentiment ambiant le déclinisme.
Le déclinisme se nourrit de la crise économique, marquée non seulement par la chute de banques géantes, la quasi faillite de certains pays proches, mais aussi de la déchéance de l'Europe ou de la France par rapport aux nouvelles puissances. Il se nourrit tout autant, depuis le 11 septembre (et l'effondrement des tours), de la menace islamiste (fantasmée ou pas), et se manifeste dans les tribunes des penseurs que l'on nomme néo-réactionnaires. Il se nourrit également de la chute des utopies des siècles passés, le communisme bien sûr, ou encore le positivisme, la foi au progrès, battu en brèche par les utilisations effroyables de la science, du Dr Mengele à Hiroshima, mais également, à droite, ces dernières années, l'utopie néo-libérale qui devait faire fleurir l'économie globalisée et qui en fait la brise en mille morceaux. Le déclinisme se nourrit enfin du déclin de l'Eglise (d'où probablement la virulence de l'opposition de la droite chrétienne) qui non seulement n'est plus la référence qui dicte la morale, mais pas plus celle qui, comme dans les temps anciens, apportait l'Espérance après la chute de Rome. L'étrange buzz qu'a fait en décembre dernier la prétendue apocalypse maya (à laquelle personne n'a cru mais de laquelle tout le monde a parlé) montre peut-être à quel point l'idée de fin du monde résonne dans notre société. Dieu est mort, le Pr Nimbus itou, la Main Invisible aussi, tout comme le Grand Soir. Quoi donc pour les remplacer ?
L'égalitarisme comme remède ?
Comment en effet lutter contre le déclinisme ambiant ? Notre siècle passé proposait une alternative, d'un réalisme certes douteux, mais qui avait le mérite d'exister : le communisme. Mais le communisme est mort (je ne vais personnellement pas m'en plaindre), et sa place reste vacante. Dans ce vide se sont engouffrés le populisme d'extrême-droite et l'islamisme, non pas pour édifier une autre alternative (ces mouvements sont plus nihilistes que constructeurs), mais justement par qu'ils prolifèrent dans les champs de ruine. La droite, en panne d'idées depuis l'effondrement de l'idéologie néo-libérale, semble courir derrière l'extrême-droite. L'extrême-gauche, elle, ne se pose pas plus en alternative, elle n'est que contre, anti-capitaliste (combat d'une autre époque), et ne propose rien de constructif ni constructible en face. Le mouvement des Indigné(e)s, lui, s'il a permis d'exprimer un ras-le-bol de la société actuelle – et en cela il aura marqué son époque – n'a pas su enclencher la deuxième vitesse et élaborer un discours, un programme, dépassant l'indignation. C'est donc à la gauche de gouvernement de s'y atteler.
Mais la gauche, j'entends par là la gauche européenne, manque de souffle. Elle peut remporter des élections, mais un élan lui fait défaut pour gagner la pleine adhésion d'une majorité de la population (n'oublions pas que ses victoires s'obtiennent sur un fond de montée de l'abstention et des partis extrémistes, et sur un sentiment, pour beaucoup, de "faute de mieux"). Elle ne cherche qu'à freiner le déclin (par exemple qu'à sauver des emplois menacés alors qu'il faut vaincre le chômage de masse, via notamment la semaine des quatre jours). Il lui manque un souffle, la promesse (réaliste) d'une meilleure société, une nouvelle espérance (mais pas eschatologique), une volonté d'aller de l'avant. Il lui manque du coeur et du courage. Il lui manque tout cela pour répondre au déclinisme ambiant, pour construire un édifice face à celui qui périclite. Même l'avènement du mariage pour tous, sur fond d'homophobie même modéré (refuser aux couples homosexuels le droit de se marier et d'adopter, c'est continuer à les traiter de différents, et voir dans l'obtention de ces droits une menace pour nos institutions, c'est les considérer comme dangereux). Qu'il est loin le temps des combats féministes et homosexuels des années 70 (si bien évoquées dans le magnifique documentaire "Les Invisibles").
Or moi, j'en vois un, de souffle possible – et cela nous ramène aux deux débats à l'origine de ce texte, le mariage pour tous et le droit de vote des extra-communautaires aux élections locales : l'égalitarisme ? En effet, le mariage pour tous n'apporte-t-il pas l'égalité en droit entre les couples homosexuels et hétérosexuels ? Le droit de vote des étranger(e)s aux élections locales n'apportera-t-il pas une égalité entre tou(te)s les citoyen(ne)s qui participent pleinement à la vie de leur cité ? La lutte contre les inégalités sociales et contre le chômage de masse (de l'emploi pour tous) ne doit-elle pas redevenir le fer de lance de la gauche ? Le combat pour l'égalité hommes – femmes ne doit-il pas être continué (notons au passage que le modèle de famille que proposent les opposant(e)s au mariage pour tous, avec un père et une mère chacun dans son rôle, est assez inégalitaire du point de vue des sexes) ? Ne serait-il pas même intéressant, et novateur, que la gauche plaide pour une réforme grammaticale plus égalitaire (i.e. la règle de proximité) ? Point de naïveté ici, ni d'utopie. L'égalité, pas plus que Rome, ne se fait en un jour, d'un coup de baguette magique. Mais il existe des réformes pour répondre à ces différentes inégalités. Ne manque que le courage de les mettre en place. Et surtout, l'égalité doit redevenir la volonté motrice de la gauche, la pierre d'angle contre la peur des murs qui tombent.
L'égalitarisme devrait pouvoir devenir le liant non seulement des réformes mais aussi du discours cohérent de la gauche, son point central et incontournable, sa réponse au déclinisme de notre société. Cet égalitarisme passe par le mariage et l'adoption des couples homosexuels, et par le droit de vote des étranger(e)s aux élections locales. Les deux réformes figuraient au programme du candidat Hollande. La première réforme passera, mais cela n'est en rien une surprise, on la voyait venir depuis longtemps (les mariages homosexuels mixtes conclus dans les pays voisins ne pouvaient que pousser la France à suivre cette voie), elle n'aura pas vraiment eu de difficultés à y parvenir, et dans dix ans, les opposant(e)s au mariage pour tous seront aussi désavoué(e)s par les faits que ne l'on été en leur temps les opposant(e)s au pacs. La seconde réforme, elle, semble beaucoup plus menacée. Voilà pourquoi il ne faut pas baisser les bras, et se battre pour que le droit de vote aux élections locales soit élargi aux personnes résidentes extra-communautaires, pour que ce serpent de mer, maintes fois ressorti et enterré depuis des décennies, aboutisse enfin. Cette réforme-là, parce qu'elle demande véritablement du courage politique, parce qu'elle va à l'encontre des peurs grandissantes attisées par l'extrême-droite, permettra à ceux et celles qui l'auront mise en place, de marquer l'histoire, comme auparavant d'autres grandes avancées : le droit de vote des femmes, la légalisation de l'avortement, l'abolition de la peine de mort.