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Billet de blog 18 septembre 2013

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Antisémitisme & homophobie : atomes crochus (2/2)

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Dans le billet précédent, j’ai relaté plusieurs rapprochements entrevus entre l’antisémitisme et l’homophobie, que ce soit dans des événements historiques (déportations par les nazis, affaires Dreyfus et Eulenburg), dans la « bonne société » bourgeoise et aristo peinte par Proust, ou dans les accusations récurrentes : traîtrise, réseaux... Dans ce second volet, où la constatation fait place à l’hypothèse, je tente de comprendre pourquoi ces deux haines discriminatoires présentent tant d’atomes crochus (que je ne peux voir comme de simples coïncidences) alors qu’elles diffèrent fortement quant au critère de discrimination, l’appartenance à une religion ou un peuple pour l’une, l’orientation sexuelle pour l’autre. Si ce n’est par ce critère discriminatoire, les rapprochements repérés doivent donc provenir d’autres similitudes observées – ou plutôt fantasmées - dans les « populations » visées. J’en vois plusieurs, que je vais développer ici.

Minorités invisibles

Contrairement à d’autres groupes cibles discriminés telles les femmes, les « gens de couleur » (encore qu’il faille également déconstruire ces deux concepts de femme et gens de couleur), etc., dont les membres passent pour être repérables aisément, Juif(ve)s ou homosexuel(le)s, mis à part des individus très « marqués », n’arborent pas leur judéité ou leur homosexualité dans leur prime apparence. Certes, on se s’empêche pas d’attribuer aux israélites des traits propres (oubliant les origines diverses des populations juives), mais la fiabilité de tels critères est plus que douteuse, car même les plus convaincus en la matière, nazis et en France pétainistes, n’ont pas réussi à concocter un examen anthropométrique probant. De même, on associe souvent aux homos des comportements et accoutrements spécifiques, mais c’est souvent confondre l’ensemble des personnes concernées avec l’image donnée par cette grande fête carnavalesque (et revendicative) qu’est la Gay Pride, ou par celles qui, comme le garçon de café de Sartre (L’Etre et le néant, passage sur la mauvaise foi), jouent parfaitement le rôle ou la partitition qu’on veut qu’elles interprètent. Mais, de manière générale, mises à part quelques circonstances (fêtes relieuses, gay pride...) ou communautés, il est impossible de repérer du premier coup d’oeil un(e) Juive(f) ou un(e) homosexuel(le). Dès lors, puisqu’on ne peut pas les repérer, la question de la judéité ou de l’homosexualité de quelqu’un(e) peut se poser à certain(e)s, et susciter moultes discussions. Dans le cercle restreint de l’entourage, en tout cas le mien, c’est surtout l’homosexualité qui nourrit les bavardages. J’ai vu maints blablatages de pauses-café tourner autour de la question cruciale de savoir si tel(le) ou tel(le) collègue ou camarade de promo « en était » ou pas. Comme si ça les regardait, comme si toute la vision qu’on pouvait avoir de la personne dépendait de cette seule information. Dans un article consacré à l’homophobie dans le sport féminin, certaines lesbiennes se plaignaient qu’on leur ait reproché d’avoir « caché » leur homosexualité aux autres membres de l’équipe ou à leur staff. Comme si elles allaient forcément draguer ou mater les coéquipières, comme si le coming out demeurait obligatoire. Dans le domaine non plus de l’entourage mais des élites ou du people, si l’homosexualité reste un sujet qui en préoccupe plus d’un(e) (savoir si telle actrice ou tel chanteur « en sont », et des sites gay répertorient lesdites personnalités concernées), la judéité, elle, semble prendre le dessus, si on en croit le moteur de recherche google, qui, quand on tape le nom de la personnalité Trucmuche (pas forcément juive, d’ailleurs), propose en première recherche possible (i.e. recherche la plus fréquemment demandée par les internautes) « Trucmuche juif(ve) ». Cela ne relève a priori que du bavardage stérile, mais, quand on arrive aux élites, des questionnements pour savoir qui-en-est-sans-qu’on-le-sache aux suspicions de dissimulation, et par suite aux craintes d’infiltration cachée (au peuple-à-qui-on-ne-dit-rien), il n’y a guère que deux pas. D’où, au final, les réseaux gay ou les lobbies juifs, forcéments menaçants ou tout du moins inquiétants, variantes de l’Anti-France que certain(e)s Superdupont se targuent de dévoiler.

« Etranger(e)s parmi nous »

Juive(f)s comme homosexuel(le)s partagent un autre point commun, celui d’être perçu(e)s comme présent(e)s au sein de notre société depuis toujours, contrairement à d’autres minorités comme les personnes de couleurs, supposées venir d’une immigration contemporaine. Concernant la population juive, l’idée est à relativiser grandement, car, s’il y a des Juif(ve)s en France depuis des siècles, une bonne part de la population actuelle provient de migrations assez récentes (XXe), des pays de l’Est ou du Maghreb, tandis que bien des noir(e)s de métropole sont issu(e)s de l’outre-mer, i.e. de terres françaises depuis fort lontemps (plus que ma Franche-Comté, la Corse, la Savoie...). Quant aux homos, on dira qu’il en existe également depuis la nuit des temps (au moins l’Antiquité), en oubliant que, si on en croit Foucault (Histoire de la sexualité), l’estampille « homosexuel(le) » et le fait même de classer les gens selon leurs attirances sexuelles restent une tendance assez jeune. Qu’à cela ne tienne, Juif(ve)s et homosexuel(le)s sont considéré(e)s comme présent(e)s au sein de notre société depuis toujours. Au sein de notre société, certes, mais à la marge, puisqu’ils / elles restent jugé(e)s, par les antisémites et homophobes, comme « différent(e)s de nous ». Les Juif(ve)s forment en effet un peuple, et pour certain(e)s, cette appartenance à un peuple autre, basé sur un critère (religieux) non national, s’oppose à la pleine appartenance au peuple français, alors que la différence du critère d’appartenance invalide la prétendue incompatibilité. Quant aux homos, si on ne clame pas qu’elles / ils forment un peuple, on n’en est guère loin. En effet, la notion de communauté, au sens fort, est ici exacerbée, que ça soit par les homophobes mais aussi par certaines associations ou sites gay, alors qu’on peut se demander si la notion de communauté est vraiment pertinente ici, l’orientation sexuelle touchant non aux appartenances sociales mais aux rapports intimes. De plus, les textes bibliques évoquant Sodome & Gomorrhe, tout comme le terme lesbienne provenant de l’île de Sappho Lesbos, ou encore le qualificatif de quartier gay pour certains endroits tels le Marais à Paris, rattachent l’homosexualité à des lieux restreints, des cités ou une île et donc à leur population vue comme un peuple replié sur lui-même. Ce n’est donc pas un hasard si les ultra-nationalistes, en marge des manifestations contre le mariage pour tous, ont repris le terme « sodomite » et non « homosexuel » pour fustiger « l’accouplement sodomite » (alors que la sodomie, comme pratique sexuelle, peut également concerner les hétéros ; « accouplement », lui, renvoie au pur sexe - alors qu'on parlait de mariage - et à l’animalité, autre moyen d’exclure de l’humanité « normale »). L’idée de repli communautariste se perçoit également dans l’accusation, absurde, portée aux homos de refuser une moitié de la population : le sexe opposé. Dans le même ordre de rapprochement de l’homosexualité à la notion de peuple, on peut citer Proust, qui parle de « race maudite ».

Ainsi, Juif(ve)s comme homosexuel(le)s sont considéré(e)s comme à la fois présent(e)s depuis toujours dans notre société, tout en n'appartenant pas à la même communauté, puisque membres d’un peuple ou d’une communauté différentes (et volontiers repliées sur elles-mêmes). En résumé, un statut d’« autres parmi nous », voire « étranger(e)s parmi nous ». Ce statut propre peut susciter, chez les nous, des réactions diverses. On peut en effet rejeter ces autres, ces étranger(e)s, dans une forme de xéno-phobie au sens étymologique du terme. On peut également les accueillir comme « différent(e)s », par volonté d’ouverture ou envie d’exotisme : c’est le cas de Charlus, Swann, Bloch et Morel dans La recherche du temps perdu de Proust, avant que les deux premiers ne soient exclus, sous des prétextes variés, des cercles qui les avaient reçus. Car cette acceptation comme autre parce qu’autre par les nous reste à double tranchant : elle demeure une tolérance qui peut s’évanouir lorsqu’on a quelque chose à reprocher à la personne tolérée mais, in fine, pas vraiment intégrée. Par ailleurs, ce statut d’« étranger(e) parmi nous », qui plus est de manière invisible (cf paragraphe précédent), alimente, notamment en période tendue, la suspicion de traîtrise (préférer son origine autre au peuple d’accueil), d’où les affaires Dreyfus (parts antisémite et homophobe) et Eulenburg (homophobe), comme le qualificatif de « Frau Boch » attribué au déchu Baron de Charlus.

Gêne contre le système établi

Un autre point commun entre Juive(f)s et homosexuel(le)s, partagé d’ailleurs par d’autres groupes discriminés, est qu’elles / ils gênent le système ou la vision du monde établies de certain(e)s. Ainsi, une personne juive française présente une double appartenance : celle au peuple juif et celle à la nation française. Pour quelqu’un(e) qui se réfère à un système d’Etats-nations du XIXe (siècle où l’antisémitisme prit une couleur nationaliste, annonçant l’affaire Dreyfus), et n’accepte qu’un monde partitionné entre différentes nations distinctes voire disjointes, une telle appartenance à un peuple délié d’un Etat, qui de surcroît se rajoute à l’appartenance nationale déjà existante, devient intolérable (la création d’Israël ne change rien, tout(e) Juive(f) n’étant pas nécessairement israélien(ne)). Un autre peuple possède la même caractéristique (délié d’un Etat et même d’une terre) : les Roms, et présente pour cela bien d’autres convergences avec les Juif(ve)s quant aux discriminations éprouvées : il fut également exterminé par les nazis, et s’avère encore aujourd’hui particulièrement maltraité par les pays de l’Est (Bulgarie, Roumanie), comme par la France.

Les homos gênent tout autant un système accepté par bien des gens, comme on a pu s’en rendre compte lors des manifestations contre le mariage pour tous : non plus la partition nationale, mais la différenciation hommes / femmes. L’argument (sans preuve) le plus évoqué par les anti-mariage homo était qu’un enfant nécessite un père et une mère. Cela sous-entend qu’il existe une différence fondamentale entre l’homme et la femme, supérieure à l’altérité individuelle, à la différence rencontrée entre deux parents, qu’elles / ils possèdent le même sexe ou pas : deux femmes, même inconnues l’une de l’autre, seraient, suivant cette logique, plus semblables et proches par leur sexe qu’un frère et une soeur. Certes, toutes deux se retrouvent dans une même situation de femme, et subissent donc souvent toutes deux le système phalocratique et phalogocentrique en place, dans leur éducation, leur travail, leur vie de couple, qu’un homme ne peut envisager que par empathie. Mais de là à s’imaginer que le sexe, ou le genre, déterminent à tel point les comportements des personnes que l’altérité individuelle doit être mise en sourdine... Cette conception différencialiste voire essentialiste des sexes s’avère forcément hétérosexiste : si hommes et femmes diffèrent, elles / ils doivent, en tant que femmes et hommes, composer avec le sexe opposé, dans la société comme dans le couple : le couple type ou modèle est donc hétérosexuel. Voilà pourquoi les homosexuel(le)s qui n'arborent pas une des caractéristiques fondamentales des concepts ainsi établis femme et homme (aimer les hommes, aimer les femmes), s’écartent des modèles et définitions voulues, et gênent le système en place. Dans Trouble dans le genre, Judith Butler va même plus loin, quand elle affirme que les différents genres (butch, fem...) adoptés par des lesbiennes remet en cause non seulement les genres établis femme et homme, mais également la sacro-sainte division en deux genres seulement.

Conclusion

Toutes les discriminations et dénigrements associés (racismes, nationalisme, sexisme, homophobie, antisémitisme, islamophobie, rejet des Roms...) possèdent certes un même socle commun, celui de la différence entre le Même et l’Autre, entre nous et eux, entre les gens « normaux » et l’étrange ou l’étranger(e), bouc-émissaire sur lequel la communauté projettera sa propre insécurité et l’en rendra responsable. Toutefois, chacune de ces haines présente ses propres bagages et spécificités, dues à l’histoire, aux circonstances, aux situations particulières qui l’attisent, ce qui oblige à développer une analyse propre à chaque discrimination, si l’on veut bien la comprendre pour mieux la combattre. Et c’est dans ce cadre que j’ai essayé de traiter, à travers ce double billet, des similitudes observées entre antisémitisme et homophobie, et pas forcément dans d’autres xéno-phobies (sens étymologique), afin de dégager, dans les situations des deux populations visées, les points communs expliquant ces similitudes. J’en ai explicité quelques uns, on doit pouvoir en trouver d’autres.

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