Lors des débordements des dernières manifestations contre le mariage pour tous, orchestrés par des groupuscules d’extrême-droite nationaliste, des propos sur la juiverie mondiale se sont mêlés à ceux contre l'« accouplement sodomite ». L’occasion pour moi de traiter d’un parallélisme souvent repéré entre l’antisémitisme et l’homophobie.
Rien pourtant ne semble relier, au départ, ces deux haines. L’une, l’antisémitisme, s’ancre dans l’histoire des peuples et religions, et revient chroniquement sous des formes variées : jadis concentrée sur l’argument chrétien du peuple déicide, puis, avec le développement des métiers d’usure et de finance, sur la question de l’argent (Shylock), et, avec l’avènement du nationalisme, sur l’idée d’étrangers de l’intérieur et donc de traîtres (Dreyfus), elle se déguise, de nos jours avec le conflit israélo-palestinien, sous l’apparât d’antisionisme ou d’anti-israélisme. L’autre, l’homophobie, se nourrit également de relents chrétiens (Sodome & Gomorrhe), mais s’articule autour d’une référence à la morale ou à la nature (nature fantasmée, voir mon précédent billet), et provient avant tout d’une conception propre des rôles immuables de l’homme (actif) et de la femme (passive) dans la société et dans le couple, qu’on peut considérer comme sexiste. Pourtant, les propos des skin-heads et autres nationalistes lors des dernières manifestations ne sont pas, loin de là, le premier rapprochement qu’il y a pu avoir entre homophobie et antisémitisme.
Dans un premier post, j'exposerai plusieurs cas montrant les atomes crochus entre homophobie et antisémitisme. Dans un second billet, j'essaierai de comprendre pourquoi ces deux haines, portant sur des sujets différents, se retrouvent autant.
Nazisme et déportation : étoile jaune et triangle rose
Juif(ve)s comme homosexuel(le)s furent persécuté(e)s et déporté(e)s par les nazis, les un(e)s avec l’étoile jaune, les autres avec le triangle rose. La comparaison entre les deux marques ostentatoires s’arrête là, car les Juif(ve)s n'attendirent pas la déportation pour devoir montrer leur insigne (qui d’ailleurs date de Saint-Louis) et être refusé(e)s en divers lieux. Les Juif(ve)s étaient alors perçu(e)s comme un peuple ennemi dont on orchestrait l'extermination, le génocide, comme pour les tziganes. Les homosexuel(le)s étaient considéré(e)s comme des déviant(e)s, voire des criminels, car l'homosexualité (masculine) était interdite (paragraphe 175 du code pénal). Tou(te)s les homosexuel(le)s déporté(e)s n'arboraient d'ailleurs pas le triangle rose, mais uniquement les déportés sans jugement, tandis que d'autres portèrent des triangles de couleurs différentes (droit commun, asociaux, politiques...). La Gestapo, elle, tenait un fichier centralisé des homosexuels.
Ainsi, l'homophobie cotoya l'antisémitisme dans le régime et l'idéologie nazies. La répression homophobe augmenta d'ailleurs après la Nuit des longs couteaux lorsque furent massacrées les SA commandées par Röhm, homosexuel notoire.
Affaires Dreyfus & Eulenburg
Un autre haut fait historique de l’antisémitisme français, l’affaire Dreyfus, contient également sa part homophobe. Dreyfus, le Juif, et pour cela considéré comme « traître », était censé appartenir à un réseau d'espionnage. Devaient participer au même réseau deux autres militaires, le lieutenant prussien Maximilien von Schwartzkoppen et le major italien Alessandro Panizzardi, tous deux attachés militaires à Paris, qui tenaient une correspondance érotique et amoureuse. Selon les historiennes Pauline Peretz, Pierre Gervais & Romain Huret, cette correspondance servit, lors du procès de Dreyfus, à susciter auprès des juges un rejet des personnes rattachées au réseau, et favoriser ainsi la condamnation du capitaine juif. Il y eut donc une part homophobe dans l'affaire Dreyfus.
En 1907, du côté prussien, éclata une affaire similaire à celle de Dreyfus : l'affaire Eulenburg. Intime de Guillaume II, le prince Philipp von Eulenburg fut accusé avec d'autres « sodomites » d'influencer, à cause de leurs moeurs, le gouvernement vers une politique plus francophile et pacifiste. Quel rapport ? Aucune idée. Pas plus qu'avec la confession juive. Mais c'est cette homosexualité supposée qui donna la suspicion ou la confirmation de traîtrise. Par ailleurs, de notre côté du Rhin, celle-ci était appelée « vice allemand ».
Du côté de chez Proust
Les deux affaires précédemment citées, Dreyfus et Eulenburg, marquèrent l'auteur Marcel Proust, fortement intéressé par les deux questions de la judéité et de l'homosexualité. Cela ressurgit dans « La recherche du temps perdu », plus particulièrement dans sa peinture de la « bonne société » de la III° République, quant à son rapport à ces deux questions. Là encore, antisémitisme et homophobie se trouvent des similitudes dans les salons bourgeois ou aristocrates. Deux figures principales ressortent en effet du roman : le Juif assimilé Swann et l’inverti Baron de Charlus. Tous deux présentent une trajectoire assez analogue : on les accepte dans les salons non pas en dépit de leur « différence » mais peut-être grâce à elle, par goût d’exotisme ou volonté d’afficher l’ouverture des membres ; puis on leur préfère d’autres spécimens plus exotiques, Bloch, le Juif à la famille nombreuse plus « typique » ou Morel, le jeune amant de Charlus. Mais lorsque les choses se gâtent, les deux personnages souffrent d'exclusion. Les aristos du côté des Guermantes n'accepta jamais la relation de Swann avec une « cocotte », mais c'est surtout l'antidreyfusisme de ce milieu, au fur et à mesure que l'affaire se propageait, qui lui valut ce rejet. Le Baron de Charlus fut, lui, exclu du salon Verdurin, dont il était pourtant l'un des piliers ; le prétexte donné fut une sympathie avec les Prussiens, et « Frau Bosch » devint le surnom du Baron, surnom qui synthétise la part homophobe (et sexiste) et l’accusation de traîtrise, plus souvent estampillée aux Juif(ve)s. On sent l'influence de l'affaire Eulenburg dans la déchéance de Charlus. Pour souligner encore les similitudes entre le rapport de la société aux Jui(ve)s et celui aux inverti(e)s, rappelons que Proust parlait, pour ces dernier(e)s, de race maudite.
Réseaux, élite et théorie du complot
D’autres rapprochements entre homophobie et antisémitisme peuvent être signalés. Par exemple, un jour, un chirurgien très catholique de droite, après m’avoir expliqué anatomiquement pourquoi l’homosexualité était contre nature (le pénis est fait pour le vagin, et réciproquement, et l’anus n’a pas vocation à intervenir...), m’a développé tout un laïus sur le fait que le gouvernement comptait 20% d’homosexuel(le)s (évidemment incognito), ce qui semblait pour lui représenter une menace, sans vraiment qu'il m'explicite laquelle. Remplacez « homosexuel(le)s » par « Juif(ve)s » et vous retrouvez l’éternelle théorie du complot sioniste. Ce chirurgien n’est pas isolé : à l’occasion de la Palme d’Or attribuée à « La vie d’Adèle » de Kechiche, film relatant l’histoire d’amour entre deux jeunes femmes, Christine Boutin, en mal de mobilisation contre le mariage pour tous, se plaignait ouvertement, à la radio, qu'on était « envahis de gay ». Un hebdomadaire (Le Point, ou L'Express, je ne sais plus), le même qui, en panne d’imagination, titre régulièrement sur les Franc-Maçons, les mafias ou la menace islamiste, faisait un jour sa une sur les réseaux gay à la télévision... Les théories d’infiltration (voire d'invasion) et de complot font vendre, comme tout discours anxiogène. Parler de « réseau juif » promet une volée de bois vert de la part d’associations, médiatiquement puissantes, de lutte contre l’antisémitisme ; parler de « réseau gay » ou de « lobby gay » (expression assez présente sur la toile), pas encore, apparemment.
Ainsi, antisémitisme et homophobie présentent, dans l'histoire et dans la société d'antan et d'aujourd'hui, bien des rapprochements. Plus tard, quand j'aurai le temps, j'essaierai de comprendre pourquoi ces deux haines, portant sur des sujets différents, se retrouvent autant.