La thématique de ce blog nouveau-né porte sur le jeu des appartenances sociales (sexuelles, nationales, ethniques…), relativement à des débats d’actualité (mariage pour tous, vote des extra-communautaires, immigration, égalité hommes-femmes…). On peut donc s’étonner de la présence ici d’un billet à portée plus économico-sociale, concernant le chômage de masse. C’est oublier que le système actuel divise la population active en deux catégories, les personnes qui ont un travail à temps plein ou presque (4/5° choisi), et les autres : les chômeurs et chômeuses ou ceux / celles qui travaillent très peu. De cette deuxième catégorie, sur laquelle tout gouvernement devrait concentrer ses efforts, on parle et on s’occupe très peu.
Oublié(e)s médiatiquement
A Nantes, le mercredi 13 février, Djamal Chaab, au chômage et en fin de droits, s’est immolé devant le Pôle Emploi. Le vendredi 15, un autre homme « seul et sans travail », s’est immolé à Saint-Ouen, avant d’être secouru. On parla dans les journaux du suicide de Nantes, moins de la tentative de Saint-Ouen, mais ces drames furent malheureusement rapidement éclipsés par le coup médiatique, effectué dans la même ville de Nantes le samedi, par un mec retranché sur une grue – et rejoint quelques heures par un compère - pour dénoncer, selon lui, le traitement injuste fait aux pères séparés. Les médias ont alors oublié le chômeur immolé pour s’intéresser à ce « papa en colère ». Qu’importe d’ailleurs que ce type ait été condamné pour l’enlèvement de son fils et des violences, qu’il ait tenu des propos très misogynes à sa descente de grue, que son compère soit lui accusé de violences conjugales et que tout ceci soit probablement lié à l’inquiétant mouvement « masculiniste ». Outre la montée en puissance de cet « anti-féminisme », qui inquiète l’égalitariste que je suis, outre le suivisme des médias qui sont probablement tombés dans le panneau du plan de com, on retiendra ici la manière dont l’action du « papa en colère » a effacé, dans le fil de l’actualité, les drames des deux immolations de chômeurs. Ceci me paraît assez symptomatique du traitement, ou plutôt du non-traitement médiatique des chômeurs et chômeuses, et de manière plus générale, des personnes précaires : en effet, ces personnes sont peu présentes médiatiquement : en 2008, on parle de la crise des subprimes, et des conséquences sur l’économie et l’emploi, mais on montre surtout les images des traders remballant leur carton, alors qu’on sait bien que ceux-ci et celles-ci seront rapidement ré-embauchées ; on montre les ouvrier(e)s qui risquent de perdre leur travail, suite à des fermetures d’usine, mais peu ceux et celles qui l’ont déjà perdu. Et quand on parle du chômage, c’est en termes de chiffres, de statistiques. Les chômeurs et chômeuses deviennent des nombres, qui ont l’avantage d’être dépersonnalisés, abstraits et non montrables. Bref, la personne au chômage n’est pas une bonne « cliente » médiatique. D’ailleurs, on ne dit pas chômeur mais demandeur d’emploi : c’est plus édulcoré.
Oublié(e)s statistiquement
Même le traitement statistique des chômeurs et chômeuses en oublie toute une part, notamment les plus défavorisé(e)s. En effet, bien des politiques, économistes et journalistes ont tendance à ne suivre que quelques indicateurs statistiques, même très biaisés et mal utilisés : pour savoir si le pays va bien, on regardera le taux de croissance (du PIB), et on se contentera d’un faible taux positif (non créateur d’emplois) ; pour connaître l’état de l’économie, on auscultera le CAC 40 ; pour prédire qui va gagner, on sortira les sondages ; eh bien, pour décrire l’évolution du chômage, on suit la courbe de la catégorie A. Or, cette catégorie ne concerne que les demandes de CDI à temps plein. Si on vous met en pré-retraite, si on vous incite à rechercher plutôt du temps partiel, un CDD ou de l’intérim, si on vous met en formation ou en stage payé au lance-pierre, si vous ne vous inscrivez-plus de guerre lasse, si, ne trouvant rien, vous restez finalement femme au foyer ou si vous ne travaillez que quelques heures par mois, alors vous sortez de la case. Cela permet de ne compter « que » 3 millions de personnes en recherche d’emploi quand il y en a en fait plus de 5 millions. Cela permet de se féliciter de la baisse de la courbe A quand l’ensemble augmente. Cela permet de jouer sur les chiffres comme on joue sur les mots. Conséquence ou symptôme, ce jeu statistique confirme le non-traitement médiatique des personnes au chômage, notamment en fin de droit, et rejoint l’absence de véritable politique pour offrir une alternative à ces laissé(e)s-pour-compte de notre société.
Oublié(e)s voire dénigré(e)s politiquement
Les chômeurs et chômeuses de longue durée votent peu. Certain(e)s votent, mais, se sentant (à juste titre) oublié(e)s par les politiques, se laissent tenter par les sirènes extrémistes, notamment lepénistes, qui leur proposent non pas une réponse au chômage, mais un bouc-émissaire (au sens de René Girard) à leurs maux : les immigré(e)s, les musulman(e)s, et un remède miracle à la crise : les expulser. Les abstentionnistes et électeurs / électrices du Front National sont considéré(e)s comme perdu(e)s électoralement par une bonne part des politiques, à droite comme à gauche, qui, avec le scrutin majoritaire à deux tours, peuvent se permettre de les laisser de côté et se concentrer sur l’opposition droite-gauche et la mobilisation de leur électorat privilégié.
Une part grandissante de la droite, mise en mauvaise posture par la faillite sarkozyste a toutefois, lors des dernières campagnes présidentielle, législative et interne à l’UMP, de plus en plus cherché à récupérer l’électorat d’extrême-droite. Pour ce faire, tente-t-elle de proposer une réponse aux problèmes (chômage, précarité…) et difficultés rencontrées par ces personnes ? Non, pour ce faire, la droite court derrière l’extrême-droite et montre du doigt le même bouc émissaire : les immigré(e)s, les musulman(e)s. Aux élections internes de l’UMP, la motion de la « Droite forte », dont le programme ressemble en bien des points à celui de Marine Le Pen, a obtenu 28% (première place), tandis que le courant de la « Droite populaire », également proche des idées frontistes, en a obtenu 10,8 %. Près de 40% donc, pour colorer l’UMP de « bleu marine ».
Quand la droite ne suit pas le Front National, et parle vraiment des chômeurs et chômeuses, c’est pour mieux les dénigrer. Le mouvement de la « Droite [dite] Sociale », qui a glané 21,7% aux mêmes élections internes de l’UMP, a comme un de ses principaux chevaux de bataille la lutte contre l’assistanat. Son leader, Laurent Wauquiez, pourtant un temps secrétaire d’Etat à l’Emploi (où il n’a rien fait contre le chômage de masse), semble plus intéressé à dénoncer leur position d’assisté(e)s que de leur trouver du travail à plein temps. Parlant de « cancer de l’assistanat », il préconise de conditionner une part du RSA à la tenue de travaux non rémunérés. Comme si le chômage n’était le fruit que de leur fainéantise (et non pas de la productivité galopante et d’une mauvaise gestion du temps de travail). Comme s’il faisait bon vivre au RSA. Comme si montrer du doigt des gens en disant qu’ils ne foutent rien et coûtent de l’argent était le meilleur moyen de les réinsérer. Comme si maintenir des personnes à un niveau de vie décent n’avait pas, outre les raisons humaines évidentes, une vertu pour l’économie du pays (Beveridge). De même, la « Droite forte » veut faire la guerre aux fraudeurs, sous-entendez les fraudeurs dans les allocations, et supprimer la CMU. Comme si les fraudes aux allocations avaient un fort coût économique (par rapport à l’exil et surtout l’évasion fiscales), comme si on pouvait trouver facilement du travail en mauvaise santé.
La position de la « Droite [dite] Sociale » de Laurent Wauquiez est avant tout une tactique électorale. Elle veut en effet miser sur l’électorat des classes moyennes, et d’ailleurs ne s’en cache pas. Mais cette focalisation sur les classes moyennes revient à laisser de côté toute une part (les chômeurs / chômeuses, notamment de longue durée, et les précaires). Pire : dans une stratégie bien connue de monter une partie de la France contre une autre, l’attention envers les classes moyennes s’opère via la mise à l’index de cette autre catégorie délaissée !
Cette focalisation envers les classes moyennes n’est pas l’apanage de la droite. Le think tank Terra-Nova, proche du PS, préconisait en effet, avant la campagne présidentielle, de recentrer son discours sur ces mêmes classes moyennes, actant que l’électorat qui permettra de faire gagner la gauche n’est plus l’électorat ouvrier ou populaire. Cet électorat est donc considéré comme perdu, dans l’abstention ou le vote extrémiste. Mais comme c’est ce même électorat qui est le plus touché par le chômage et la précarité, cela revient à mettre complètement de côté la population pour laquelle la gauche devrait se battre le plus. Toutefois, à la différence de la « Droite [dite] sociale », cette mise au ban stratégique ne s’accompagne pas de dénigrement.
« Sauver les emplois », et non pas « vaincre le chômage »
La mise de côté des chômeurs et chômeuses de longue durée à gauche est caractéristique d’une manière de présenter les choses ou de penser, qui focalise le débat, quand il a lieu, non pas sur le chômage en lui-même, mais sur les emplois existants menacés. On attribue volontiers la hausse du chômage à la crise depuis 2008, mais on oublie que le chômage était déjà très fort avant cette crise, en étant même non pas la conséquence mais une des causes. De même, on se réjouira quand la courbe s’inversera (objectif du gouvernement pour 2013), alors qu’il faudrait diminuer le taux au moins par deux ! De manière générale, tout le débat politique et médiatique sur la question de l’emploi, de plan social en plan social, de manifestations en discours d’Arnaud Montebourg, tourne autour de l’expression « sauver les emplois ». Or, « sauver les emplois », cela signifie agir sur les emplois en place pour que le chômage n’empire pas, ce qui est évidemment louable. Mais cela sous-entend surtout qu’on a fait une croix sur les personnes qui sont déjà au chômage, que cette expression exclut. Une fois de plus, ces personnes sont oubliées. Plutôt que seulement « sauver les emplois », la gauche ne doit-elle pas « vaincre le chômage de masse » ?
Cet oubli du chômage préexistant à gauche me semble presque inconscient. Ainsi, sur France Inter, j’ai entendu l’autre matin un auditeur, membre (comme moi) du « Collectif Roosevelt 2012 », qui préconisait le passage aux quatre jours dans l’entreprise, seul moyen pour créer beaucoup d’emplois. Le ministre (je ne sais plus lequel) qui lui a répondu a semblé aller dans son sens, disant qu’en effet on pouvait s’inspirer de ce qu’avait fait l’Allemagne avec le « kurzarbeit » pour, je le cite, « sauver des emplois ». Mais c’était là une mécompréhension (que j’aurais tendance à croire involontaire) du ministre : l’auditeur parlait d’une réforme globale permettant de vaincre le chômage de masse, quand lui se contentait d’une application dans les entreprises menacées, pour éviter les licenciements. Là encore, « sauver les emplois », et non pas « vaincre le chômage de masse ».
Un exemple frappant de cette tendance est d’ailleurs le débat sur les délocalisations. Droite comme gauche présentent leur lutte contre ce « fléau ». La droite profite de la question pour prôner la baisse des « charges » (notez le côté très négatif du terme), comme si les coupes déjà effectuées avaient eu un effet bénéfique sur l’emploi, et on peut se désoler de voir la gauche au pouvoir prendre en partie la même pente. Mais l’important ici est que les délocalisations, qui ne représentent que 10% environ des emplois perdus (le reste étant dû à la hausse de la productivité), prennent un poids hypertrophié dans le débat sur l’emploi. Une raison à ce décalage est que les délocalisations ont l’avantage de présenter un(e) responsable autre que le système en place, à savoir un(e) méchant(e) patron(ne) qui délocalise et le pays émergent qui fait du dumping social. Une autre est le climat anxiogène dont les médias ont besoin, ici alimenté par la menace venue d’extérieur (patron(ne), pays émergent) sur nos emplois. Mais derrière ce décalage se trouve toujours cette focalisation sur les emplois menacés, au détriment du problème plus endémique du chômage de masse.
Des « travailleurs sans travail »
On peut se poser la question du pourquoi de cette dérive de la question de l’emploi. Pourquoi, à gauche, ne s’attaque-t-on pas au chômage de masse et se focalise-t-on presque uniquement sur les emplois à sauver ? Pourquoi à droite dénigre-t-on les chômeurs et chômeuses plus facilement qu’on ne cherche à les aider ? A droite, la réponse est facile : la droite a besoin du chômage de masse, car ça lui permet, grâce à la tension dans le marché du travail, de rendre la négociation employé(e) – employeur(e) la plus inégalitaire possible, le « Si t’es pas content(e) t’as qu’à aller ailleurs ! » laissant le dernier mot à l’employeur(e). Mais à gauche ? A gauche, cette dérive peut s’expliquer par la frilosité d’une certaine part (qui se dit « réaliste ») devant des grandes réformes (fiscale, bancaire, démocratique…). Or, admettre la réalité du chômage de masse, indépendamment de la crise de 2008 ou des délocalisations, cela sous-entend que le système lui-même est à réformer, cela appelle à un gros chantier.
Toutefois, il faut à mon avis voir dans cette mise au ban médiatique et politique des chômeurs de longue durée et des précaires quelque chose de plus fondamental qu’une frilosité face aux réformes ou qu’une protection des intérêts patronaux. Il faut à mon avis voir dans cette mise au ban une « honte » de notre société par rapport à ces « travailleurs [et travailleuses] sans travail ». L’expression vient d’Hannah Arendt. Notre société est en effet basée sur la valeur « travail » plus que toute autre. Quand on vous demande ce que vous faîtes dans la vie, on ne vous questionne pas sur vos loisirs, ni vos passions, mais bien votre travail. Quand on demande à un enfant ce qu’il voudra faire plus tard, on ne veut pas savoir s’il veut deux ou trois enfants ou habiter une grande maison ou un appartement, mais à quel métier il pense. Ainsi, ce n’est pas seulement notre économie de consommation qui est organisée autour du travail (donnant salaire donnant pouvoir d’achat donnant consommation donnant emplois), c’est toute notre société, notre façon d’appréhender la place sociale des gens, qui est construite sur le travail : nous vivons une société de travailleurs et travailleuses. Dès lors, comment, dans une société de travailleurs et de travailleuses, comment appréhender ceux et celles qui, malgré elles, n’ont pas de travail ? Elles montrent que le système ne tourne pas rond. Elles remettent en cause la société. En confondant société et nature, j’oserais même : elles sont contre-nature (et là on pense à d’autres personnes mises au ban, comme les homosexuel(le)s). Dès lors, on les oublie, on ne veut pas les voir, ou on les dénigre.
Vaincre enfin le chômage de masse
Notre société doit mieux prendre en compte les chômeurs et chômeuses en fin de droit et des précaires. Cela passe par des aides et une sécurisation des précaires pour que ces personnes gardent la tête hors de l’eau. Cela passe par un accompagnement (et non une stigmatisation) pour leur réinsertion dans le marché du travail. Cela passe également par une remise en cause de la place du travail dans notre société où, avec la hausse vertigineuse de la productivité (responsable de 90% des pertes d’emploi), le monde, pour tourner, pour produire, pour vendre, a de moins en moins besoin de travailleurs et travailleuses (ce constat était déjà présent chez un philosophe comme Günther Anders dans « l’Obsolescence de l’homme », vers les années 50-60, où l’emploi était encore fort, et la productivité plus faible). Mais cela passe surtout par une réforme de grande ampleur pour vaincre le chômage de masse. Des initiatives très intéressantes existent déjà : les « emplois d’avenir » vont lancer des jeunes dans le monde du travail (la première embauche, celle sans expérience, étant la plus difficile), les « contrats de génération » permettront la formation de jeunes et le maintien de séniors dans l’entreprise, diminuant ainsi la concurrence entre les deux générations les plus défavorisées dans le marché du travail. Mais ces initiatives ne suffiront pas, et il manque une grande réforme. Or, cette réforme est possible (et a déjà été expérimentée à petite échelle) : elle passe par la semaine des quatre jours, à savoir une politique du temps de travail adaptée à l’état actuel de la productivité, du besoin global d’heures travaillées et du nombre d’actif(ve)s, un partage du travail qui ne soit pas « les un(e)s à plein temps / les autres au chômage », véritable ségrégation sociale, mais « l’emploi pour tou(te)s ». Je ne vais pas détailler les modalités, et vous pourrez trouver de plus amples explications sur le site du « Collectif Roosevelt 2012 ».
Il est donc urgent de se pencher sur la question du chômage de masse, et de ne pas se contenter des quelques chantiers actuels (« emplois d’avenir », « contrats de génération »). La France a besoin d’Etats Généraux de l’Emploi. Des socialistes (militant(e)s, élu(e)s et responsables), de plus en plus en nombre, réclament la tenue de ces Etats Généraux, et ont lancé à ce propos l’appel « Urgence Emploi » (attention : la pétition est réservée aux adhérent(e)s du PS). Preuve qu’à gauche, beaucoup de personnes comme moi s’inquiètent que le chômage de masse ne soit pas au centre des préoccupations.