Le temps passé au travail tout au long de la vie des Français a chuté depuis le XIXe siècle de 50% à 12% aujourd’hui. L’allongement de la durée de la vie est le principal facteur expliquant ce phénomène. Paradoxalement, mis à part certaines œuvres de Zola, Balzac ou Hugo, qui ont montré en leur temps les conditions de travail, la littérature a longtemps délaissé l’univers laborieux. Or aujourd’hui, on assiste à l’apparition d’une forme nouvelle de récits qui rencontrent le succès, à travers de nombreux ouvrages et de films consacrés au monde de l’entreprise. Les heures souterraines de Delphine de Vigan, l’openspace m’a tuer d’Alexandre des Isnards et Thomas Zuber, Portrait de l'écrivain en animal domestique, de Lydie Salvayre, violence des échanges en milieu tempéré (film de Jean-Marc Moutout), parmi tant d’autres utilisent habilement fiction et témoignage pour relater une vérité impalpable du travail au quotidien. Pourquoi la littérature, le cinéma et les nouvelles formes d’auto-fiction fleurissent-elles alors autant dans le paysage culturel français, comme une tendance du début du XXIe siècle ?
Déjà, au début des années 1980, pour renouveler le genre romanesque des fictions naturalistes et structuralistes, une nouvelle génération d’auteurs met en lumière les conditions de travail ouvrier grâce à une forme d’écriture moderne, qui semble accompagner la désindustrialisation, comme pour lui rendre hommage, juste avant que l’outil de production ne laisse place à l’entreprise mondialisée. Des écrivains tels que Leslie Kaplan (l’excès-l’usine), François Bon (sortie d’usine), ou Gérard Mordillat (la voix de son maître, documentaire réalisé dès 1978, et censuré à la télévision jusqu’en 1991) se sont attachés à faire émerger, en l’extirpant du silence, une certaine idée du travail des hommes et des femmes qu’ils ont observé, en opposant les présupposés orthodoxes bienveillants des « patrons » et les transformations que l’organisation du travail opère sur les ouvriers et les salariés. Ils font vivre la voix de ceux que les DRH nommeront les ressources humaines puis les variables d’ajustement.
En élargissant cette année son programme à l’écriture, la troisième édition du festival international Filmer le Travail de Poitiers tente de tracer les lignes et se faire rencontrer littérature, cinéma, documentaire, science et travail. Quel regard la littérature porte-t-elle sur le monde du travail ? Est-ce toujours aussi difficile aujourd’hui de réaliser un documentaire dans l’entreprise ? Comment peuvent s’articuler les regards croisés d’un sociologue, un écrivain et un réalisateur de fiction pour traiter d’un conflit social comme celui de la fermeture de l’usine de Goussainville ? Comment la fiction influence-t-elle les chercheurs en sociologie du travail ? Comment dire la souffrance au travail ? Autant de points de rencontre à décrypter par des intervenants et intervenantes qui font autorité dans le cadre de ce festival entièrement consacré au travail en n’oubliant pas de se pencher sur la place des femmes et les questions de parité, et d’inégalités.
Les auteurs, cinéastes et documentaristes contemporains comme François Bon, Gérard Mordillat, pour qui la littérature reste « le dernier espace de liberté », Pierre Carles, et de nouveaux écrivains comme Joachim Sené (sans, c’était), l’historienne Martine Sonnet (atelier 62) et Thierry Beistingel (central, retour aux mots sauvage) s’élèvent pour montrer, en le dénonçant parfois, le paradoxe schizophrénique entre le langage, la culture et les valeurs de l’entreprise d’aujourd’hui d’un côté, et la condition des individus de l’autre. Tous témoignent de l’enjeu qui consiste à redessiner les formes du travail par l’écriture, sous toutes ses formes, en redonnant au verbe de la signification, et aux phrases sans sujet qui émanent de l’entreprise contemporaine un caractère sensible. Et même si, comme le dénonce Mordillat, « la plupart des fictions ne font apparaître sur les écrans de la télévision française que des policiers ou des avocats en activité au travail », la variété des représentations du travail qui foisonne de plus en plus a besoin de l’écrivain, du romancier, du scénariste, du blogueur pour extrapoler et rendre justice à ceux qui ont besoin du langage pour résister face à un langage managérial toujours plus insidieux.
Festival Filmer le travail, du 3 au 12 Février 2012 à Poitiers.