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Billet de blog 29 octobre 2013

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À New York, Banksy hausse le ton

« New York attire les graffeurs comme un vieux phare sale. On veut tous se prouver quelque chose ici. J’ai choisi la ville pour le nombre de piétons et la quantité de cachettes disponibles. Peut-être que je devrais être à un endroit plus pertinent, comme Pékin ou Moscou, mais leurs pizzas ne sont pas aussi bonnes. » - Banksy, Octobre 2013

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« New York attire les graffeurs comme un vieux phare sale. On veut tous se prouver quelque chose ici. J’ai choisi la ville pour le nombre de piétons et la quantité de cachettes disponibles. Peut-être que je devrais être à un endroit plus pertinent, comme Pékin ou Moscou, mais leurs pizzas ne sont pas aussi bonnes. » - Banksy, Octobre 2013

C’est fait. L’artiste britannique a fait un retour remarqué à New York, cinq ans après son dernier passage officiel. Cette fois-ci, il a réinvesti la rue (et les médias) pour frapper un grand coup. La Grosse Pomme a offert à celui qu’on ne connaît que sous le célèbre pseudonyme Banksy de prendre un nouveau tournant, grâce à sa résidence « Better Out Than In » (Mieux Dehors Que Dedans). Que faut-il retenir ?
Rattrapage et mise en contexte pour ceux qui auraient manqué la performance du maître de la rue...

Illustration 1
Peinture murale à New York en 2008, par Banksy

Le grand détournement

Banksy s’invite dans le débat sur l’art, avec, en guise d’introduction, une citation détournée pour l’occasion de Paul Cézanne : « tous les tableaux peints à l’intérieur, en studio, ne seront jamais aussi bons que ceux peints à l’extérieur ». L'artiste britannique poursuit son inéluctable métamorphose de « graffeur/street-artist » à « artiste » tout court, et ce, sous les yeux du monde entier. Banksy, en bon chef de file d’une nouvelle génération « Post-Pop » teintée de marketing 2.0, est venu défier les convenances, au nez et à la barbe des autorités, et même de ses propres fans qui s’en sont plutôt bien accommodés. L’artiste leur a offert une opportunité de se dévoiler. Mais alors, que doit-on réellement retenir de cette résidence ultra-médiatisée, et politisée de surcroît, à la taille de la mégalopole new-yorkaise ?

Longtemps avant Banksy, Jean-Michel Basquiat, Keith Haring et d‘autres jeunes artistes, avaient dû faire leurs preuves auprès d’aînés institutionnellement en place, comme Andy Warhol, ou auprès de galeristes visionnaires, avant de pouvoir jouir du statut d’artiste moderne, synonyme de succès. Le Britannique, lui, refuse les galeries d’art. Sauf lorsqu’il s’agit d’y imposer des pièces inattendues, empreintes du ton acéré qu’on reconnaît à l’artiste, Banksy préfère prouver qu’on peut amener une vraie réflexion sur l’art dans la rue. « J’ai commencé à peindre dans la rue, explique-t-il, parce que c’était le seul endroit qui m’offrait un spectacle. (…) Maintenant, je continue à peindre dans la rue pour me prouver que ce n’était pas un plan cynique. » Ses sorties médiatiques son rares. Dans une interview, qui a eu lieu par emails interposés par l’intermédiaire de son équipe, il argumente avec humour : « Et en plus, ça m’économise l’argent des toiles. »

Qu’a-t-il bien pu se passer dans la tête de Banksy ? L’idée de sa résidence « Better Out Than In » reste assez simple : l’artiste dévoile une œuvre par jour pendant le mois d’Octobre 2013 dans les rues de la capitale occidentale, tout en préservant son anonymat. Il propose « des graffiti élaborés, des grandes sculptures de rue, des installations vidéo, et des performances artistiques insalubres. » Jo Brooks, la célèbre chargée des relations publiques, qui officie notamment pour Banksy, affirme que l’idée de dévoiler une œuvre chaque jour au public « donne à la ville des airs de chasse aux trésors géante ».

Des trésors qui suscitent la convoitise et la jalousie, mais qui ont le mérite d’interroger en temps réel le public hyper-connecté. L’artiste crée le buzz, c’est un fait. Mais il réussit surtout à brouiller les pistes : c’est sa marque de fabrique. « Il n’y a absolument aucune raison de faire ce spectacle du tout. Je sais que l’art de rue peut ressembler de plus en plus à l’aile marketing d’une carrière artistique, donc, je voulais faire de l’art sans les étiquettes de prix. Ce n’est pas une exposition en galerie, un livre ou un film. Ça n’a pas de but. Ce qui, je l’espère, veut dire quelque chose. »

Banksy avance masqué comme pour mieux exposer son travail. Malgré son statut de célébrité de la culture pop, ni son nom, ni son identité n’ont été confirmées jusqu’à présent. Il a déjà expliqué que la nature illégale de son activité artistique lui impose de rester dans le secret. Apposer son empreinte astucieuse sur des propriétés privées ou publiques lui fait courir le risque d’avoir affaire très fréquemment aux forces des polices municipales. Le strict anonymat de l’artiste participe également à sa légende, et demeure cohérent avec les codes culturels de son art, de par le média qu’il utilise (le graffiti) et le message de contestation du système sociétal contemporain qu’il véhicule. L’artiste garde, de fait, un contrôle absolu de son image. D’ailleurs, quoi qu’en disent les chasseurs de scoops, nul n’est besoin de connaître l’identité de Banksy pour reconnaître son talent corrosif. Mais compte tenu de l’étendue de l’espionnage systématique du web, et des communications téléphoniques, à l’initiative des agences de renseignement américaines, la préservation de l’identité réelle de Banksy est plutôt prudente. Banksy s’expose pourtant au vu de toute la planète, dans une ville ultra-policée comme New York, et on peut lui reconnaître le courage de se fixer ce challenge, à la hauteur de son personnage.

Banksy et l’art du graffiti

Depuis qu’il officie, c’est à dire vers 1992, Banksy évite les galeries et les lieux artistiques traditionnels. Il réserve son travail aux lieux improbables – et publics, le plus possible. Le territoire de Banksy est vaste : de Bristol à Londres, Los Angeles à Paris, Berlin à New York en passant par la Cisjordanie, son arme c’est le repérage : il sélectionne la surface de ses tableaux – un mur le plus souvent – comme un peintre classique choisit son pinceau. Mais il aime varier les supports : parcs, zoos, plages, terrains vagues, animaux vivants, peinture classique, musées poussiéreux…

Le langage visuel développé par le Britannique associe souvent deux ou trois éléments conceptuels pour donner un sens comique et/ou tragique à ses œuvres. Son langage est universel, et il reprend et détourne le plus souvent les codes de la communication imposés pendant le XXème siècle : les images, les slogans, l’humour. La technique qu’il utilise abondament pour livrer ses messages n’est en rien nouvelle : ses œuvres au pochoir s’inspirent très largement de celle de Blek le Rat, graffeur français autoproclamé « pionnier du pochoir » dans les années 1980-90.

En 2008, une vente aux enchères a attribué à l’un de ses tableaux originaux « Laugh Now, But One Day We’ll Be In Charge » 228 000 Livres Sterling (près de 300 000 euros de l’époque). En Mars 2012, la vente aux enchères chez Bonhams, à Londres, de 16 œuvres originales de Banksy, pour un total de plus de 400 000 Livres sterling a préparé les consciences à la vente quelques années plus tard d’un morceau de mur volé dans le quartier londonien de Wood Green. Le mur, portant la peinture intitulée « Slave Labour », a atteint la somme de 1,1 million de Livres. Banksy a démenti avoir été impliqué dans ces transactions. Il affirme que les galeries qui vendent son travail sont « non-autorisées », et il s’amuse à dire qu’il se fait représenter par l’organisation The Pest Control Office pour authentifier son travail. Alors, comment le Britannique a-t-il pu jouir financièrement de son art ? En publiant notamment des compilations de ses graffiti dans des livres à succès comme Wall and Piece (éd. Century, 2005) ; ou en vendant à d’illustres célébrités (comme Brad Pitt et Angelina Jolie) qui déboursent des millions de dollars pour ses œuvres, ce qui contribue à légitimer son statut d’artiste influent. Doit-on y voir un paradoxe, Monsieur Subversion ?

Quand on lui parle de son rapport à l’argent, l’artiste botte en touche. Sur son site internet officiel, avant le lancement de « Better Out Than In », il y avait une FAQ (foire aux questions) dont une des questions posées était la suivante : « Pourquoi êtes-vous devenu un tel vendu ? » La réponse suivait : « J’aimerais recevoir une livre à chaque fois que quelqu’un me pose cette question ». Selon Banksy « la meilleure façon de gagner de l’argent, c’est de ne surtout pas essayer. » Il ajoute « qu’il n’y a pas besoin de grand chose pour être un artiste à succès, dédier sa vie entière à ce projet, c’est suffisant. » Il a lui-même révélé ses inquiétudes – phénomène plutôt rare – au sujet du défi perpétuel d’obtenir un équilibre entre le succès commercial et l’intégrité artistique : il admet son désir d’abandonner entièrement les galeries et retourner pour de bon à ses racines : l’art de rue. La fidélité à ses valeurs alternatives, du moins dans ses propos, est devenu son plus important gage de crédibilité : « le succès commercial, dit-il, marque la défaite d’un artiste graffeur. Nous ne sommes pas censés être conduits sur ce chemin. Quand on voit à quel point la société récompense les mauvaises personnes, c’est difficile de ne pas voir la rémunération financière comme la médaille de la médiocrité égoïste. » Le ton est donné. Avec sa résidence orchestrée grâce à l’outil internet, le monde regarde Banksy prendre d’assaut New York en temps réel.

L'ironie Pop, le poil à gratter du système

Banksy est un héritier du Pop Art. Selon Alain Korkos, « disséqueur » d’images sur @rrêtsurimages, le Pop Art utilisait les marques commerciales, la publicité et le marketing, la BD, les images tirées de magazines, de la télévision pour montrer avec beaucoup d’ironie et de fascination la « banalité confondante des objets qui nous entourent, avec une prédilection pour la nourriture emballée ou en boîte ». Banksy prolonge l’utilisation de détournements des marques commerciales, comme l’ont fait avant lui Richard Hamilton ou Andy Warhol.

Tout son vocabulaire détourne les codes véhiculés par les médias de masse, et on peut reconnaître un de ses « tableaux » à son trait caustique inimitable. Véritable style dérivé contemporain du pop art, du punk et de conscience politique, son côté anarchiste tente de décrédibiliser les institutions, notamment culturelles. La « vulgarisation » de son art est nécessairement passée par l’emprunt des codes de la publicité et du marketing. Les « concepts de marque » comme Tesco, Mc Donald’s, Disney sont inlassablement détournés, dans des messages visuels contestataires très fort, uniques et simples, ce qui explique l’adhésion d’un public enthousiasmé par sa verve originale, au delà des frontières culturelles.

À la différence de certains de ses contemporains comme Damien Hirst ou Matthew Barney, plus traditionnels et probablement plus élitistes dans leur approche, le « guerilla street artist » de Bristol semble assumer être l’un des porte-drapeaux artistiques de mouvements sociaux tels que les 99% d’Occupy Wall Street, des Indignados espagnols, des révoltés d’Athènes, des rioters de Londres, des révolutionnaires arabes. Son travail donne de la matière à ceux qui n’acceptent pas la marchandisation des hommes et de la culture telle quelle est au début du XXIème siècle. À ceux-là, Banksy n’ouvre pas de perspective politique ; il déconstruit seulement des vérités désuètes, qui ont toujours pignon sur rue. Aux lucides qui ont cessé de croire, Banksy ne donne pas l’envie de se révolter contre le système ; il leur montre seulement qu’il reste encore des questions laissées sans réponses.

Banksy, en plaçant son art dans la rue, pose la question de l’Humanité directement à l’Humanité. Il attaque les bonnes consciences qui soutiennent l’édifice de manière insidieuse. Il reconstruit les paradoxes de la grande machine idéologique : capitalisme financier, industrie agro-alimentaire intensive, propagande médiatique, surveillance vidéo, endoctrinement consumériste, maltraitance vis-à-vis de la nature (animaux, environnement, énergie), politiques sécuritaires, culte de la célébrité… Il faut dire que les scandales financiers internationaux de ces dernières années et leurs répercussions économiques et sociales, les guerres conduites en dehors de tout cadre légal international, la dérégulation des échanges commerciaux, etc. sont un vivier inépuisable de sujets d’indignation. La tension sociale est perceptible sur plusieurs continents, et en rire n’est pas interdit. Banksy se pose en poil à gratter des puissants.

Banksy brouille les piste, on vous dit !

Dans son faux-documentaire « Exit Through The Gift Shop », sorti en 2010 (dont le titre a maladroitement été traduit en français par un simpliste « Faites le Mur »), Banksy propose un jeu de piste en trompe-l’œil pour nourrir les amateurs de la théorie du complot. En nous amenant à contester la notion de droit chemin, grâce à l’utilisation d’images retraçant l’épopée des artistes de rue (Invader, Shepherd Fairy, Monsieur André…), Banksy s’attaque à la superficialité de l’art en général. Sur le mode satirique, il dénonce la tendance à l'industrialisation de l’art. Son remarquable tour de force est celui de faire émerger un épouvantail artistique : Thierry Guetta, alias Mr Brainwash. Guetta s’est laissé convaincre par Banksy de « faire de l’art ». Et avec quel succès ! Par la suite, Guetta a réalisé la pochette d’un album de Madonna (icône Pop par excellence), un clip vidéo pour le businessman de la dance music David Guetta, des expositions ultra-médiatisées de ses œuvres d’art à Los Angeles, Londres et Paris. Il ne s’embourbe pas dans les concepts artistiques. Mr Brainwash est un pur produit d’art contemporain décomplexé tel que Banksy le déteste, et pourtant, c’est la véritable créature de l’artiste britannique. Banksy est derrière le coup : Brainwash n’est que la marionnette anti-artistique créée de toute pièce par Banksy, pour mieux tromper son monde. À moins que ce ne soit qu’un alibi marketing, un moyen détourné de remplir les caisses. Dans tous les cas, le film donne à s’interroger sur le sens, et l’essence de l’art : le pari est une nouvelle fois gagné.

Là où Banksy marque des points, c’est qu’il tape souvent dans le mille : le principe de l'art est de donner à réfléchir. Son détournement du générique de la série The Simpsons avait fait du bruit, parce qu’il dénonçait l’industrialisation de la production du dessin animé populaire, et la fabrication à l’étranger des produits dérivés, conduites par le géant du divertissement Fox.

En 2011, dans son documentaire « Antics Roadshow », diffusé sur la chaîne Britannique Channel 4, il mettait à l’honneur les « pranksters », les empêcheurs de tourner en rond du monde entier. De Rémy Gaillard aux Yes Men, en passant par les entarteurs et les exhibitionnistes de matchs sportifs, Banksy montrait son faible pour les amuseurs qui embêtent les puissants... Il est ici question de ne pas se prendre au sérieux. La désobéissance civile, la subversion, ne sont pas pour autant éloignées de la posture de l’artiste. Banksy fait l’éloge de la liberté de conscience.

Il ne faut pas réduire Banksy à un maître du marketing révolutionnaire. La question de la place du marketing dans le succès artistique n’est de toute façon pas nouvelle : le New York Times s’interrogeait déjà en 1985, sur la marchandisation de l’artiste américain Jean-Michel Basquiat. Pour Korkos, le Pop Art nous permet de « redécouvrir notre monde, que nous n’étions plus capables de voir. Il nous a donné les outils pour s’en moquer, ou le porter aux nues. » Le Britannique regrette simplement que les véritables talents créatifs soient tous soumis aux sirènes de l’argent que propose l’industrie du marketing et de la publicité, et qu’ils ne squattent pas davantage les écoles d’art, quitte à révolutionner les paradigmes. On peut difficilement lui donner tort.

Le défi new-yorkais

L’art de Banksy peut-être aussi poétique : il redessine les contours de notre perception avec un humour acerbe, frôlant le potache, mais il rend hommage à l’innocence. La première œuvre de sa résidence, s’intitule « The Street Is In Play ». Sur la photo dévoilée en direct sur le site de Banksy, on trouve un numéro de téléphone qui renvoie le visiteur de l’exposition vers un message audio. Sur fond de musique d’ascenseur ringarde, la voix d’un homme nous raconte que la peinture, qui a « probablement déjà été effacée, ressemble à un graffiti, du latin ‘graffito’, qui veut dire ‘graffiti’ avec un ‘o’ ». La voix poursuit avec une pseudo-analyse qui parodie les guides audio dignes des pires musées d’art moderne : « l’œuvre est peut-être une réponse à l’ardent désir primaire de retourner les outils de notre oppression en simples jouets. Ou bien un commentaire post-moderne sur le fait que la signification de l’objet est devenue aussi réelle que l’objet lui-même. Vous vous fichez de moi ? Qui a écrit ce truc ? Bref… Vous décidez. Allez-y. Moi, je n’ai aucune idée. » Banksy avoue que l’idée d’un guide audio a commencé comme une blague facile, mais reconnaît que l’idée contient un fort potentiel pour la suite de ses travaux.

Chaque jour de sa résidence, Banksy pose des questions : à quoi sert l’art de Banksy ? Pourquoi fascine/dérange-t-il autant ? À qui appartient l’art de rue ? Peut-on acheter l’art de rue ? Combien cela coûte-t-il ? L’art a-t-il besoin des institutions officielles pour exister en tant qu’art ? L’art peut-il être instantané, ou doit-il rester durable ? Faut-il protéger les œuvres de Banksy ? Vandaliser, est-ce une démarche artistique ? Peut-on parler de vandalisme s’il s’agit d’art ? L’illégalité d’une œuvre d’art l’empêche-t-elle d’être considérée comme de l’art ? L’anonymat de Banksy pose-t-il un problème ? Banksy peut-il légitimement donner son avis sur l’architecture d’une tour qui est censée remplacer le World Trade Center ? Les parpaings qui constituaient la réplique éphémère du sphinx de Gizeh de Banksy, après sa démolition par des vandales valent-ils vraiment 100 dollars ? Faut-il arrêter Banksy ?

Haterz gonna hate (les haineux vont avoir la haine)

Chacun a ses raisons, mais on ne peut que constater que le plan de Banksy fonctionne parfaitement : les médias, les fans, la NYPD, les crapules, tous sont à la recherche de l’identité du graffeur. Plus fort : les théoriciens du complot ont spéculé que Banksy lui-même a intentionnellement saboté ses pièces pour contribuer au bruit autour de son exposition. L’artiste dément : « Je ne défigure pas mes propres tableaux, non. Je pensais que les autres graffeurs me détestaient parce que j’utilisais des pochoirs, mais ils me détestent de toute façon. »

Le maire sortant de la ville de New York, Michael Bloomberg, ne s’est pas posé la question. Lors des élections municipales en cours, il a porté une franche offensive publique en condamnant le 16 octobre les graffitis qui « dégradent les propriétés des gens et sont un signe de décadence et de perte de contrôle. Se rendre sur la propriété de quelqu'un, ou sur une propriété publique, et la défigurer, cela ne correspond pas à ma définition de l'art. Ou alors c’est de l’art, mais ça ne devrait pas être permis, et je pense que c’est exactement ce que la loi dit. »

Au procès du vandalisme, qu’agitent tous les gardiens de la bienséance, Banksy avait déjà prévenu : « ceux qui défigurent nos quartiers sont les entreprises qui gribouillent leurs slogans géants en travers des bâtiments et des bus pour nous faire nous sentir inadéquats, si n’achetons pas leurs trucs. Elles s’attendent à ce que nous les laissions crier leurs messages à la figure, depuis n’importe quelle surface disponible, et nous n’avons jamais le droit de répondre. Et bien, ils ont commencé la bataille, et le mur est une arme de choix pour leur répondre. » Alors pour répondre précisément à ses détracteurs, Banksy impose une sévère critique détaillée de la nouvelle tour du One World Trade Center, qui pour lui est d’une frilosité artistique qui donnerait presque raison à la folle équipée du 11 Septembre 2001. New York mérite mieux que ça, en substance. De quoi alimenter la polémique.

Enfin, le très respecté graffeur King Robbo avait lui-même reproché à l’artiste de Bristol d’avoir saccagé l’une des pièces les plus anciennes de l’histoire du graffiti. La peinture de Robbo avait survécu pendant plus de 25 ans sous un tunnel du Regent’s Canal à Londres, ce qui est tout à fait exceptionnel pour un graff, avant que le geste de Banksy mette le feu aux poudres. Alors, à partir de quel moment le graffiti perd-il son statut de graffiti pour devenir une œuvre « à conserver » ? À New York, pour entretenir l’ambiguïté à propos de la propriété privée de l’art de rue, des gardes de sécurité ont été recrutés par l’équipe de l’artiste pour surveiller une de ses œuvres new-yorkaises. Les gardes derrière des grillages, avaient pour consigne de faire respecter l’ordre « avec zéro tolérance » devant l’une de ces installations. De quoi cultiver l’ironie de ceux qui continuent de croire que Banksy est tout à coup devenu sérieux.

De l’autre côté, les hipsters, nouveau mot à la mode, qu’on pourrait aussi appeler les bobos branchouilles, adulent tellement la marque Banksy – comme un produit marchand – qu’on peut se demander si le message est bien passé. Comprennent-ils réellement le dispositif complexe mis en œuvre par l’artiste pour dénoncer leur propre adulation ? Dans tous les cas, Banksy s’amuse. Il laisse des traces. Un million de dollar la trace. Il faudrait plutôt prendre Banksy comme une énorme blague qui donne une vision tellement juste de notre société, qu’il est encore difficile d’en rire pleinement. Il y a différents niveaux de lecture, qui peuvent facilement rebuter. C’est le propre de l’art.

Blek le Rat, celui qui a inventé la technique du pochoir, s’étonne aujourd’hui que les jeunes générations voient en Banksy un Dieu, alors qu’il a « pompé » ses techniques, ses idées. Il semblerait que Banksy ait eu la manière de s’approprier le travail du précurseur, pour en faire un phénomène artistique de grande ampleur. Phénomène courant dans l'Art... Le nombre de graffeurs qui détériore le travail de Banksy après son passage est un signe d’influence. Banksy dessinerait-il l’air du temps artistique ?

Chacun des tableaux de Banksy est éphémère, mais l'artiste veut qu’ils soient découverts dans des allées, proches de décharges, et non pas dans des musées « stériles ». Avant « Better Out Than In », il avait affirmé qu’il s’était mis à la création de grandes sculptures d’argile depuis la sortie de son film, nominé aux oscars. La raison donnée – à part celle de se lancer un nouveau défi – était la suivante : après avoir passé un an dans un studio de montage, il voulait « faire quelque chose debout ».

Banksy est allé très loin dans l’exploration artistique à New York. Qu’on le veuille ou non, il est parvenu à mettre en scène tous les personnages de son exposition : les flics à sa recherche, les vandales qui s’empressent de défigurer ses pièces, les racketteurs locaux qui taxent les passants pour une photo, les fans qui protègent ses œuvres, les politiciens qui se posent logiquement en gardiens de la propriété privée et publique, les médias qui relaient l’information, le public qui prend les photos et les partage sur les réseaux sociaux. Et enfin, encore plus fort, et plus cruel de la part du maître de l’art de rue : Banksy réussit l’exploit de mettre en lumière les opportunistes qui, publiquement, emportent les œuvres pour leur valeur marchande, sans se soucier de connaître le travail de l’artiste. La boucle est bouclée.

Aucun doute là-dessus. Banksy reste debout.

S.T.

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