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Billet de blog 13 novembre 2014

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Le casse-tête ukrainien dans la compétition globale - de Marco Santopadre

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10.11.14  -  Ces derniers jours, pendant que les bombardements de l'artillerie de Kiev contre les villes rebelles du Donbass reprenaient en grand style, les agences de presse diffusaient sans les approfondir deux déclarations qui étaient par contre très intéressantes.

La première vient de Moscou, où le conseiller du président Poutine, Yury Ushakov, a affirmé que "Respecter" les élections dans le Donbass ne signifie pas "les reconnaître". Ushakov a dit que "reconnaître et respecter ce sont deux paroles différentes" et que Moscou, qui a déjà reconnu le résultat des élection de Kiev, sollicite à respecter les protocoles de paix signés à Minsk et demande une nouvelle réunion du groupe de contact.

La deuxième par contre vient, à l'opposé, d'un représentant de la junte putschiste. En particulier du gouverneur pro-Kiev de la région de Donetsk, Oleksandr Kikhtenko, qui a admis à la télévision que dans le sud-est il y a des unités des forces ukrainiennes - dans les rangs desquelles ont été incorporées des milices ultra-nationalistes et néo-nazies - "finies hors contrôle" et qui "sont en train de créer des problèmes dans la région".

Ces deux dernières déclarations résument l'énorme embrouillamini politique, militaire et géopolitique qui est en train de se jouer dans cet état-tampon entre l'Union Européenne (et la Russie, n.d.t.) qu'était l'Ukraine, devenu de fait un champ de bataille ouvert après le putsch philo-occidental de février. Une bataille sur le champ, combattue avec les armes et les bombes, dans le Donbass, mais aussi une bataille de type économique et hégémonique dans tout le pays, terre disputée par une Union Européenne qui pour la première fois déploie intégralement ses propres appareils de déstabilisation, comme dans la pire tradition impérialiste étatsunienne, pour virer un gouvernement contraire à la signature du Traité d'association avec Bruxelles et s'étendre vers l'est. Quitte après à être surclassée par un protagonisme* bien plus agressif de la part des Etats Unis qui, lorsque désormais le président Ianoukovitch avait été éliminé, tout en se servant des ultra-nationalistes et des néo-nazis, ont imposé un putsch sanglant et puis la guerre civile pour saboter l'expansion européenne et contraindre l'Ue à un "mur contre mur" suicide avec Moscou.

En Ukraine passe l'une des failles de l'affrontement en cours entre les différentes plaques géopolitiques - les blocs impérialistes alliés et en même temps en compétition entre eux, et les nouvelles puissances régionales et mondiales à la recherche de leur espace - qui poussent l'une contre l'autre pour la possession de ressources, de territoires, de corridors, dans un monde immergé dans la crise capitaliste la plus grave de ce dernier siècle d'histoire, et dans laquelle il n'y a plus de terres vierges à conquérir. Et, dans la logique du "Mors tua vita mea"  chacun de ces blocs est engagé dans une authentique course pour soustraire les ressources et le terrain aux compétiteurs. Depuis l'Afrique centrale et occidentale en passant par la Libye, la Palestine, le Liban, la Syrie, l'Iraq, jusqu'à l'Afghanistan, passe un véritable anneau de feu, un long corridor de pays envahis, occupés ou détruits par les acteurs sans scrupules d'une compétition globale de plus en plus forcenée et sanglante.

L'Ukraine est seulement l'une parmi les dernières victimes de cette collision, du fait d'être disputée entre Ue, Etats Unis et Russie. Ce dernier pays - agressé jusqu'à ses frontières, encerclé militairement et frappé par de très dures sanctions économiques - nonobstant les signes avant-coureurs déjà clairs des dernières années n'était pas préparé du tout à l'affrontement frontal, et éviterait volontiers la guerre diplomatique et commerciale en cours avec Bruxelles fruit surtout de la brutalité des stratèges de Berlin et de Paris qui évidemment pensaient prendre Kiev sans coup férir. Pour Moscou l'Union Européenne représente théoriquement un versant essentiel pour repousser les provocations persistantes de Washington, qui souffle sur le feu de l'affrontement frontal pour pénaliser l'économie et l'indépendance militaire européenne - outre à frapper la Russie - et c'est en ce sens qu'il faut lire les interventions ambigües de l'administration Poutine en ce qui concerne la situation en Ukraine et dans le Donbass. Ainsi que l'autrement peu compréhensible précision apportée par le conseiller présidentiel Yuri Ushakov, sur la différence entre 'respecter' les élections séparées dans les Républiques Populaires, et les 'reconnaître'. S'il est vrai que sans un soutien politique, matériel et aussi militaire par Moscou - ce qui ne signifie pas qu'il y ait des milliers de soldats russes à combattre sur le sol ukrainien comme l'affirme la presse mainstream sans jamais fournir une seule preuve de ce qu'elle écrit de manière irresponsable - les Républiques Populaires de Donetsk et Lugansk auraient eu la vie brève, il est tout aussi vrai que dans les derniers mois, une fois surgie la possibilité d'un accord avec l'Union Européenne et en particulier avec l'Allemagne, le gouvernement de la Fédération Russe est en train de chercher à normaliser le plus possible ce qui se meut dans le Donbass. D'ailleurs le contrôle des Républiques Populaires est la dot que Moscou peut apporter à une table avec Berlin, à échanger contre un relâchement des sanctions et de l'isolement. Mais s'il est vrai que, aux dernières élections organisées par les Républiques Populaires le 2 novembre, ont prévalu des mouvements et des leaders enclins à suivre les indications de Moscou - à partir du respect des accords de Minsk - il est aussi vrai que les crimes accomplis par les forces fidèles aux putschistes ont probablement rendu la situation irréversible et il est difficilement imaginable que les territoires et les populations de Donetsk et Lugansk reviennent aussitôt sous le contrôle du gouvernement central ukrainien, bien que dans un cadre d'une plus grande autonomie accordée par Kiev (que les nationalistes se sont déjà remangés). S'il est vrai que la naissance et le renforcement des Républiques Populaires a affaire avec la réaction des populations de langue et culture russe au chauvinisme intransigeant des nationalistes qui ont pris le pouvoir avec le putsch de février, et dont les premiers actes ont été l'exclusion et la persécution à l'égard de la "minorité", il est tout aussi vrai que c'est le protagonisme de la classe ouvrière des mines et de l'industrie lourde du bassin du Donbass qui a fourni la lymphe vitale pour résister aux assauts armés tout en mettant aussi en discussion le super-pouvoir de l'oligarchie et en imposant des formes de nationalisation de quelques grandes propriétés. Un contenu et un protagonisme de classe qu'il ne sera pas facile d'éliminer par un simple acte administratif qui sanctionne la fin de l'indépendance de fait de la Nouvelle Russie.

Que le contrôle de Moscou sur le Donbass soit total, donc, est assez douteux.

Mais il est tout autant douteux que de l'autre côté de la barricade l'Ukraine ait été suffisamment normalisée après son entrée dans la grande famille européenne et qu'elle puisse donc être contrôlée sans  grands problèmes. Les élections parlementaires ont en réalité sanctionné un déplacement net à droite de l'axe politique, en remplissant d'extrémistes de droite, de squadristes néo-nazis et de chefs paramilitaires un parlement fragmenté en plusieurs forces politiques bagarreuses et peu enclines au compromis, aux dépendances directes des oligarques. Dans un tel scénario il ne sera pas facile, pour l'Union Européenne, de pouvoir compter sur un interlocuteur unique, fort et crédible, auquel imposer si nécessaire une tractation vraie avec les autorités des républiques 'séparatistes' et avec le gouvernement de la Fédération Russe.

L'extrême droite, la parlementaire nazie de Praviy Sektor et de Svoboda, mais aussi le Parti Radical de Oleg Liashko et le Front Populaire de Arseni Iatseniuk (les deux d'obédience étatsunienne) ne veulent surtout pas entendre parler de trouver une médiation avec Moscou et les 'terroristes' de Donetsk et au contraire ils font déjà la pression afin que Kiev déclenche une nouvelle offensive militaire contre la Nouvelle Russie. Pour ne pas parler des appels renouvelés au nettoyage ethnique de l'Ukraine, dirigés non seulement contre les russes mais aussi contre les autres minorités.   

Non seulement Porochenko et les libéraux plus philo-européens sont sortis proportionnellement réduits des élections, mais ils doivent aussi se confronter avec une extrême droite qui, étant armée et dédouanée pour être employée contre les dissidents et les milices populaires de l'est, s'est d'ores et déjà tellement renforcée qu'elle menace et soumet au chantage les autorités centrales de Kiev (les unités hors contrôle de la déclaration ci-dessus…). Les épisodes dans lesquels des bataillons entiers de la Garde Nationale ou des détachements de l'armée sous le contrôle des néo-nazis abandonnent le front et assiègent le parlement et les palais du pouvoir de Kiev, tout en prévenant que si les nouveaux gouvernants n' 'obéiront pas au peuple' ils seront renversés par la violence ainsi qu'il en a été de Ianoukovitch, sont de plus en plus nombreux.

Si Porochenko voudra rester en selle il devra s'allier avec l'extrême droite 'présentable' mais extrémiste de Iatseniuk et Liashko et descendre à des compromis avec les bataillons punitifs, de fait en alimentant une intransigeance et un chauvinisme belliciste auquel les populations et les autorités des Républiques Populaires ne pourront que répondre par un approfondissement de l'indépendance de Kiev. Et il n'est pas exclu que d'autres territoires de l'est russe restés jusqu'ici sous le contrôle ukrainien, ne puissent suivre l'exemple des rebelles de Donetsk et Lugansk et ouvrir d'autres fronts. Les conséquences des plans blood and tears imposés à Kiev par la troïka européenne et par le Fond Monétaire International - licenciements de masse et coupes budgétaires (welfare) - auront des conséquences inimaginables sur la société ukrainienne et pourraient contribuer à une ultérieure déflagration du pays.

Dans cet authentique casse-tête tragique, pour l'instant, les seuls qui n'ont rien à perdre sont les Etats Unis. Lesquels dans la version obamienne se sont déjà faufilés dans la crise ukrainienne tout en imprimant à EuroMaidan un tournant putschiste et violent et qu'ils pourraient ultérieurement exacerber dans la version Républicaine, tout en obligeant la Russie à une réaction assez plus résolue que celle adoptée jusqu'ici, dans l'optique d'une recomposition avec Bruxelles qui pour l'instant paraît assez improbable.

Marco Santopadre 

Contropiano.org

http://contropiano.org/internazionale/item/27436-il-rompicapo-ucraino-nella-competizione-globale  

*  Le protagonisme est la logique d'action des individus à grande échelle, entre eux. Il s'agit d'une logique d'interaction entre plusieurs personnes en société [Sociologie].

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