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Billet de blog 18 juin 2014

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Giulietto Chiesa - "Ukraine : une mèche allumée"

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Et ici s'ouvre la question du rapport entre Russie et Occident dans sa complexité. Quelle est la frontière le long de laquelle il sera possible de cohabiter ? 

La crise ukrainienne a disparu des pages, non seulement des premières pages des journaux ; elle a disparu aussi des journaux télé. Le public occidental, européen, italien, pourrait penser que ce soit fini : enfin, un problème en moins. Ainsi on pourra revenir à avaler le breuvage habituel des commérages.

Désolé de communiquer que la crise ukrainienne est en train d'évoluer très rapidement et, très bientôt, tous se trouveront devant la nécessité de devoir en parler, malgré eux. Les dernières nouvelles sont des sirènes d'alarme, qui sonnent, des sirènes d'avertissement. Qu'on mesure, par exemple, l'annonce du tenant lieu de ministre de la Défense ukrainienne, Mikhail Koval' dans la réunion du Conseil des Ministres du 10 juin : seront institués des "camps spéciaux de filtrage" qui devront permettre d'identifier tous ceux qui ont participé à des révoltes dans le sud-est du pays (tous majeurs, mâles et femelles), pour ensuite démarrer leur "ré-délocalisation" dans d'autres zones du pays. En d'autres termes, Kiev se prépare à construire des camps de concentration, dans lesquels enfermer tous les rebelles et, simultanément, prépare la déportation de dizaines de milliers de personnes loin de leurs lieux de résidence.

Entretemps, toute illusion que le nouveau président Petro Porochenko soit disposé à un quelconque cessez-le-feu et à un début de négociation avec les rebelles du Donbass et du Lugansk, est déjà terminée. L'offensive militaire contre l' "ennemi russe" continue, s'intensifie, assume de plus en plus le caractère d'une guerre d'extermination de la population civile, en plus des défenseurs armés en révolte. C'est un gouvernement qui, apparemment de manière absurde, bombarde et détruit sa propre population, mais aussi les maisons, les infrastructures, les biens publics et privés, c'est-à-dire en infligeant un dommage grave à sa propre économie et à sa propre richesse.

En réalité tout ceci pourrait ne pas être absurde du tout s'il était interprété comme une prémisse nécessaire pour un nettoyage ethnique complet du pays. Derrière cette ligne il y a beaucoup plus qu'une volonté de re-instaurer le statu quo ante et l'unité de l'état ukrainien tel qu'il était avant le 22 février 2014. Il y a la volonté de victoire totale sur la composante ethnique russe, désormais perçue comme "ennemi russe", les "moskali' " à extirper, à neutraliser et à contraindre à la fuite des territoires historiques de résidence. Cette volonté a désormais le soutien (plus ou moins conscient des effets qu'elle est destinée à produire, nationalement et internationalement), d'une large partie de l'opinion publique ukrainienne des aires occidentales.

Sur ces bases, et pouvant jouir du plein soutien des Etats Unis et d'une partie importante des pays de l'Union Européenne, le gouvernement de Kiev a assumé, comme fondant de sa "revanche" historique, l'idéologie de l' "ukrainisation" totale de l'état et est en train de procéder vers la construction forcée et violente d'un état ethnocratique des Ukrainiens. Nous verrons plus loin ce que cela signifie pour la Russie et quels problèmes cela ouvrira soit devant Moscou, soit devant Bruxelles et Washington.

Mais il faut prendre en compte aussi - et de manière décisive - que de cette ligne est partie intégrante la revendication du territoire de la Crimée. Et ici la question se complique et s'agrandit de manière préoccupante. La Crimée, différemment du Donbass, est désormais partie intégrante du territoire étatique de la Fédération Russe, qui y a institué deux nouveaux sujets fédéraux, justement la République de Crimée et la Ville de Sebastopol.

Il est évident que, bien que pour la Russie la question soit, politiquement et pratiquement résolue (après le referendum plus que gagné sans aucun doute), par contre, du point de vue juridique et du droit international, y compris le défaut de reconnaissance de la part de tous les pays occidentaux, elle restera longtemps comme une blessure ouverte. Et ce n'est pas une blessure de peu, parce qu'elle mettra la Russie en contraste direct avec l'OTAN, étant évident que - comme résultat du coup d'état du 22 février - l'Ukraine sera très bientôt un membre effectif de l'Alliance Atlantique (l'un des objectifs déjà atteint par les Etats Unis).

Et ici s'ouvre la question du rapport entre Russie et Occident dans sa complexité. Quelle est la frontière le long de laquelle sera possible de cohabiter ? Quelle sera le degré d'autonomie de Porochenko, soit vers son propre "intérieur", soit vers ses conseillers et mentors externes, en premier lieu Etats Unis et Pologne ? Et quelle sera la ligne que Poutine adoptera, devant une série assez grave de coups déjà subis et d'autres qui pourront lui être infligés (des sanctions économiques d'abord, encerclement énergétique, etc.) ? Sans oublier que le vertigineux consensus qu'il a accumulé avec le succès de la Crimée et de Sebastopol sera gravement entamé par la nécessité de subir le massacre et l'humiliation, pour ne pas dire la déportation, des Russes d'Ukraine.

Toutes ces interrogations irrésolues disent que la bataille pour l'Ukraine est en train d'entrer dans une phase assez plus dangereuse que ce que la plupart, soit en Occident 

soit en Russie, avaient pu le penser dans les premiers mois de 2014. Il s'agit d'un conflit international vrai et propre. Qui se trouve déjà à un stade dans lequel Poutine a un nombre limité de degrés de liberté et, donc, pourra faire peu ou pas du tout de concessions ultérieures.

Une - la plus importante parmi toutes - il l'a déjà faite : en faisant comprendre, de toutes les manières possibles, que la Russie n'interviendra pas avec ses forces armées pour protéger les populations du sud-est ukrainien de l'opération de nettoyage ethnique mis en acte par le gouvernement de Kiev. Mais, même dans ce cas, il n'est pas dit que "tout puisse" pratiquement celui qui "tout peut" théoriquement.

La frontière entre Russie et Ukraine est longue et poreuse même si les satellites voient tout. Si les résistants de Novorossija parviennent à abattre des Ilyushin 76 et des avions de chasse Sukhoi, la supériorité de Kiev part en fumée et il faudra l'intégrer avec beaucoup de mercenaires de plusieurs origines et provenances, même si payés par une seule entreprise, celle de M.me Victoria Nuland.

Tous ces thèmes rendront le conflit long et tourmenté, en plus d'être sanglant, en tenant tous les protagonistes sur la corde, intérieurs et extérieurs. Il y a cependant un premier constat : même si Kiev proclame solennellement son intention de recomposer l'unité territoriale du pays, un retour au statu quo ante le putsch est très improbable. Si on y ajoute l'intention de construire un nouvel unitarisme sur la base de l' "ukrainisation totale", il devient impossible. De toute manière c'est une issue qui devient d'autant plus impraticable - insupportable pour la Russie et pour les Russes - qu'augmente le bilan des victimes et des destructions. Et, plus augmente la tension internationale, d'autant plus la base de Sebastopol se charge de la double signification de nécessité militaire - stratégique et de drapeau de l'orgueil national russe, re-instauré et non modifiable ultérieurement.

Mais regardons la question du point de vue du Kremlin. De ce côté il a déjà été décidé d'exclure une intervention militaire en défense des populations russes de Novorossija. En même temps, pour d'évidentes raisons de droit international, une solution analogue à celle de Crimée est impossible à pratiquer avec les régions rebelles du Donetsk et du Lugansk. Pour beaucoup de raisons. Parmi celles-ci leur composition ethnique, où le pourcentage des Russes, bien que largement majoritaire, est cependant significativement inférieur à celui de la Crimée. Surtout, une telle solution équivaudrait à une augmentation drastique des tensions avec l'Occident : chose que Poutine veut éviter.

Mais Poutine pourra adopter une ligne souple, non interventionniste, seulement si Kiev n'insistera pas sur la ligne de l' "ukrainisation" totale. Jusque là, le président russe n'a pas sorti un argument qui est apparu seulement une fois dans un de ses discours en 2013 : celui du sort des dizaines de millions de Russes qui se sont retrouvés, malgré eux, en dehors des frontières de la Russie à partir de 1991. Il dit à cette occasion que la Russie ne devrait plus rester indifférente devant la violation de leurs droits, à l'existence de discriminations, ou même à des formes de violence physique à leur égard. Il pourrait être obligé de le faire (pour ne pas se trouver à découvert sur le plan intérieur), où l'offensive anti-russe assumasse le caractère d'une répression de masse vraie et propre. Je répète : jusqu'à maintenant cet argument n'a pas été porté par Poutine directement et explicitement dans le débat international. Mais une telle possibilité revient et est directement proportionnelle à la dimension de violence que Kiev exercera sur les populations russes de l'Ukraine.

Tout au plus il sera utile de garder en mémoire que, depuis 1991, tous les quatre présidents ukrainiens (Kravchuk, Kuchma, Iouchenko, Ianoukovic), bien que par des intensités différentes, ont mené, au cours de leurs mandats, une politique d' "ukrainisation" de l'état (et de la population russe d'Ukraine) qui ignorait la donnée démographique, soit que les Russes étaient et sont une minorité presque paritaire et que la langue et les traditions russes avaient et ont une importance et un poids extraordinairement hauts dans la société ukrainienne.

Et il est autrement vrai que les gouvernements de la Fédération Russe, qui se sont succédés après la fin de l'Union Soviétique, ignorèrent le problème. Dans toutes les directions. Ils l'ignorèrent autant qu'il se présenta dans les républiques de la Baltique, ou dans les républiques d'Asie centrale, ou en Ukraine. Où ses dimensions sont apparues avec toute leur portée seulement maintenant, avec l'explosion de l'offensive nationaliste et nazie du coup d'état du 22 février 2014 : lorsque bien 20 millions de Russes se sont retrouvés non seulement éjectés hors de l'Union Soviétique, mais aussi insérés dans un état qui ne les supporte pas et qui entend s'en défaire durement.

Un point qui semble échapper aux leaders européens (et totalement au leadership américain) c'est que le peuple russe d'Ukraine a du supporter un triste réveil, qui lui a été imposé par les événements. La réponse de la Crimée a été comme un cri collectif d'angoisse, avant même d'être un choix politique. Et ce cri a résonné très fortement dans toute la Russie, avant même que dans les régions du Donbass et du Lugansk. Qui enfin, après quelques incertitudes, se sont réveillées à tel point qu'elles ont empoigné les armes.

Eteindre ce cri et cette rescousse est maintenant impossible. Certes la contrainte des rapports de force internationaux empêche maintenant que Poutine courre à leur défense. Et rend extrêmement difficile, en même temps que dangereuse pour la paix internationale, l'hypothèse de leur acceptation en tant que nouveau sujet - la Novorossija - dans la Fédération Russe. Mais ceci ne ferme pas du tout l'autre hypothèse : celle de la constitution d'un troisième état russe, la Novorossija, après la Russie et la Biélorussie.

La possibilité de réalisation de cette hypothèses est presque entièrement dépendante de l'issue du conflit militaire en cours. Kiev n'est pas en mesure de le résoudre en sa faveur par l'usage de la force. Il pourra le tenter (et même il est en train de le tenter) seulement avec une aide militaire massive, d'hommes, de moyens, d'armements, d'argent, de la part de l'Occident, de la Pologne et des républiques de la Baltique. Et, même dans cette hypothèse, tenir ensemble un pays dans lequel presque la moitié de la population entend résister à la violence de la nationalité dominante et hostile, aux frontières directes du grand pays qui est solidaire avec une minorité opprimée, sera une entreprise non seulement très difficile mais aussi telle qu'elle minera à la racine l'existence de cet état.

Il est surprenant que l'Europe n'ait pas prévu cette chaîne de conséquences. Certes elle n'a pas prévu le "réveil russe". Mais il serait encore temps pour une révision de sa politique. Ce qui signifierait signaler à Petro Porochenko, avec la nécessaire dureté, qu'il doit changer de direction, même en contrastant les ordres qui viennent de Washington. Mais ce n'est pas un temps très long. Si l'on procède comme on est en train de faire, avec l'offensive militaire, non seulement tous les derniers ponts seront coupés, mais il faudra se préparer à quelque nouvellement imprévue, contre-offensive russe.

Poutine, qu'importe comment on veuille le considérer, a senti le  "réveil russe". Et, à partir du moment où on veut le déclasser de partenaire de l'Occident à "dictateur" à liquider, se trouvera obligé, même pour se défendre lui-même, à répondre. Et la réponse - même si ce ne sera pas une intervention militaire directe en Ukraine - sera et globale, c'est-à-dire sur tous les fronts, à commencer par celui énergétique, à celui stratégique militaire, à celui des liens multiples de type économique, commercial, industriel qui sont restés très forts nonobstant toutes les opérations d' "ukrainisation" des derniers 23 ans, et jusqu'à l'exercice de l' "influence" russe le long de toute la longue frontière commune.

Que tout ceci ne compte pas, ou peu, c'est ce que peuvent penser à Washington, et ils se trompent. Mais que ne soient pas capables de se l'imaginer les auteurs bruxellois de la soi-disant "politique de bon voisinage européen", est franchement étonnant. Et démontrerait jusqu'à quel point les dirigeants de cette Union Européenne ont perdu le contact avec la réalité.

Giulietto Chiesa, 15 juin 2014

article paru sur le site Megachip :

http://megachip.globalist.it/Detail_News_Display?ID=105332&typeb=0&Ucraina-una-miccia-accesa

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