Le vendredi 25 février 2011, aux alentours de 22h, une cinquantaine de militants du « mouvement du 20 février » déferlent en trombe devant la Préfecture de Police de Casablanca et y improvisent un sit-in. Ils réclament la libération immédiate de onze de leurs camarades, interpellés en milieu d'après-midi pour avoir distribué des tracts. La tension est à son comble, mais le ballet incessant des estafettes de police qui tournoient autour des manifestants n'entame en rien leur détermination.
Au fil des heures, alors que militants rompus à l'exercice contestataire et forces de police continuent à se regarder en chiens de faïence, l'anxiété qui se lit sur les visages des novices trahit progressivement la certitude que l'on partage tous : cette fois-ci, la matraque parlera. L'appréhension est toutefois lénifiée par un Commandant de Police qui vient promettre, non sans cordialité, la libération imminente des jeunes militants. Elle se fera au compte-goutte, mais c'est la forme qui provoque surtout l'enthousiasme des militants :
« T'as entendu la manière dont il m'a parlé ? Jamais un policier ne m'a parlé avec autant d'égards ! Il y a quinze ans il m'aurait donné trois coups de pied aux fesses avant de me demander de déguerpir ! » confie un militant avant de conclure avec assurance que « le Makhzen a peur » et que « ça montre que quelque chose a changé ».
L'affabilité policière semble toutefois avoir laissé place à davantage de pugnacité, comme le montre la violente répression subie par les membres du 20 février le dimanche 13 mars. C'est une première à Casablanca depuis le début des manifestations. Car en dépit de la croissante présence policière au fil des sit-in, les forces de l'ordre avaient jusqu'alors fait preuve d'une certaine retenue dans la capitale économique, contrastant nettement avec l'allant punitif qui animait leurs homologues dans les autres villes du Royaume.
Seulement Casa n'est désormais plus une exception et ce coup de force risque d'altérer l'image d'une police dont la modération était jusqu'ici louée par les discours officiels, la stratégie policière ayant été vraisemblablement soucieuse jusque-là d'éviter que la principale force démographique du pays ne s'embrase.
Un intérêt commun pour des manifestations pacifiques
Jusqu'au 13 mars à Casablanca, les autorités comme les militants partageaient un intérêt commun, celui d'assurer le caractère pacifique des manifestations. Pour les autorités, la stratégie de la modération venait classiquement en renfort de la rhétorique de la « démocratisation », leitmotiv claironné à tous crins par les entrepreneurs du Maroc de la « nouvelle ère ». Côté manifestants, l'expression pacifique des revendications était tout autant érigée en impératif lors des rassemblements : outre le choix scrupuleux des slogans, qui ne mentionnaient jamais la personne du Roi, les manifestants s'efforçaient de demeurer dans les limites du « tolérable ».
Ainsi, le 20 février, en début d'après midi, alors que le sit-in qui rassemble plus de 5000 personnes se transmue en marche urbaine, le gros des "militants du 20 février" se désolidarise aussitôt de l'initiative. Outre la perte de contrôle de « leur » manifestation, guidée par des individus étrangers au mouvement, c'est surtout la symbolique politique de la marche qui embarrasse les militants. Risquant toujours de tourner à l'émeute, soumise à un régime juridique précis, lourde de sens dans l'imaginaire contestataire autochtone, la marche est évitée au profit du sit-in, mode privilégié de protestation au Maroc durant ces vingt dernières années. De part son confinement spatial, le sit-in concède autant aux forces de l'ordre le pouvoir de surveiller de près le corps militant qu'il permet aux organisateurs de prévenir d'éventuels débordements. Il incorpore, dans son économie, les principes d'une libéralisation politique sous contrainte, caractéristique de « l'ouverture » à la marocaine depuis le début des années 1990.
Ce savoir-faire s'explique sociologiquement : bien plus que de réunir des quidams rameutés sur la Toile, affabulation à la peau dure, le mouvement du 20 février fédère en réalité des militants aux trajectoires plurielles et solidement ancrés dans l'espace protestataire marocain ; des militants qui, conscients par conséquent des règles du jeu, interprètent le non recours à la violence par les forces de l'ordre comme un signe de réussite de la manifestation. Autant dire que jusqu'au 13 mars, chacun y trouvait son compte.

Sur la pancarte "Pacifique, pacifique, ni pierre ni couteau" Photo : Sélim Smaoui
Quelles conséquences pour ce revirement sécuritaire ?
L'observation de trois semaines de manifestations révèle ainsi que nonobstant sa nouveauté, le mouvement du 20 février à Casablanca se greffe davantage sur des dynamiques protestataires routinières qu'il n'établit de césure nette avec les mobilisations dont il prétend s'émanciper. Les critiques acerbes dont il fait l'objet de la part des représentants des principaux partis politiques, l'antipathie à peine voilée distillée par une majorité d'éditorialistes à son endroit, et, surtout, la réappropriation royale de ses principaux griefs (réforme constitutionnelle etc.), tout en les vidant a priori de leurs contenu, ne faisaient d'ailleurs que le reclure dans le rôle désormais prédestiné aux démocrates de la « nouvelle ère », celui d'apprentis sorciers qu'il faut d'urgence faire taire avant que le chaudron n'explose.
Seulement, alors que le mouvement commençait à s'essouffler, on est en droit de s'interroger sur les effets de la violence sur la mobilisation. A moins d'une semaine du 20 mars, date de la prochaine grande manifestation, plusieurs hypothèses peuvent êtres énoncées :
1. Coup de grâce ou coup de collier ?
Si l'option répressive a très vraisemblablement pour but d'insuffler la peur dans les rangs militants et de signifier que le discours royal du 9 mars sonne le glas de la permissivité, on peut toutefois se demander si elle ne contribuera pas, au contraire, à raffermir l'identité du groupe et à lui fournir de nouvelles causes de mobilisation. Comme tout mouvement, celui du 20 février de Casablanca est un espace d'inter-connaissance en pleine construction, dont les membres aux étiquettes politiques très variées partagent un même local, participent journellement à d'interminables réunions, subissent les mêmes surveillances et harcèlements policiers, préparent les manifestations sous un même étendard...
A ce partage quotidien d'expériences humaines s'ajoute aujourd'hui celle de la violence solidairement subie. Ce rite de passage qui manquait jusqu'alors au groupe autorisera-il une mutualisation des forces ? (« Nous n'avons pas encore de martyrs ! », s'exclamait encore récemment un militant lors d'une réunion). Les militants trouveront-ils dans l'expression de la violence politique la vérité de leur cause, nimbant ainsi les moins convaincus d'entre-eux d'une éthique de la responsabilité ?
2. L'exacerbation des différends ?
Si une communauté d'expérience est en pleine formation, il n'est toutefois pas sûr que le groupe parvienne à surmonter les nombreux différends qui rythment les débats. Trois grandes mouvances se dessinent, en effet, au sein du mouvement de Casablanca à l'issue du discours du Roi.
Les acteurs hostiles à la monarchie, ('Adl Wal Ihssan, Annahj Addimocrati), qui avaient jusqu'alors mis en sommeil leurs convictions au sein du groupe, mais pour qui les promesses royales ne trouvent pas grâce à leurs yeux.
Un deuxième groupe, réunissant majoritairement la jeunesse de l'Union Socialiste des Forces Populaires, considère que les lignes tracées par le discours royal sont un horizon indépassable.
Enfin, une troisième entité, constituée de plusieurs membres d'associations et de partis de gauche, revendique l'instauration d'une véritable monarchie parlementaire, mais reste circonspecte quant à l'avènement futur de celle-ci.
Si l'on considère le tour de vis sécuritaire comme une volonté avouée de délégitimer le mouvement, la défection définitive de certaines composantes au profit de la « radicalisation » des forces restantes serait une hypothèse plausible. Plus qu'une implosion, une redéfinition du rôle du groupe dans le champ de la contestation politique est à prévoir.
La manifestation du 20 mars 2011, tout comme ce qui s'ensuivra, nous enseignera aussi bien sur la ténacité du mouvement, que sur les transformations éventuelles de son identité militante.