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Billet de blog 25 mai 2011

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Mai Soixante-Tweet à Barcelone

La nuit est déjà bien engagée Plaça Catalunya à Barcelone. Alors que vaillamment certains bravent la fatigue pour balayer les mégots que les manifestants ont laissés dans leur sillage, de petits groupes de discussion constellent la nouvelle agora barcelonaise.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La nuit est déjà bien engagée Plaça Catalunya à Barcelone. Alors que vaillamment certains bravent la fatigue pour balayer les mégots que les manifestants ont laissés dans leur sillage, de petits groupes de discussion constellent la nouvelle agora barcelonaise. A une heure aussi avancée, les causeries sont chuchotées : mieux vaut ne pas troubler le sommeil des manifestants emmitouflés par milliers dans leurs sacs de couchage. Dès l'aurore, ceux-ci s'époumoneront comme la veille dans les différentes commissions afin de maintenir en vie un mouvement qui bouleverse l'Espagne depuis le 15 mai.

« Toma la calle » (Prends la rue !)
En ce 15 mai printannier, de très nombreux collectifs (mouvements étudiants, mouvements des personnels hospitaliers, associations de jeunes précaires) ont engorgé les grandes artères espagnoles suite à l'appel de « Democracia Real Ya! ». Actif sur le web 2.0, ainsi que sur les campus universitaires, ce mouvement citoyen se pose en alternative aux syndicats (C.C.O.O, UGT), accusés d'avoir trompé la confiance des travailleurs lors des accords signés avec le gouvernement (réforme des retraites, septembre 2010). Plus globalement, la situation économique désastreuse (45 % des moins de 30 ans sont au chômage), l'alternance politique sclérosée (le système « PPSOE »), et les nombreuses compromissions du monde politique avec les milieux financiers sont les thèmes solidairement vitupérés par les militants.

Si le mouvement a été suivi massivement, encore fallait-il lui donner une continuité. Suite à la sortie urbaine, les organisateurs peinent à masquer leur joie. Leur sourire de satisfaction est progressivement mâtiné de gêne lorsque des intrépides décident d'aller « occuper le Parlement ». Empêchés par les organisateurs, l'évènement ayant été déclaré « pacifique », les jusqu’au-boutistes réprouvent violemment la frilosité d'un mouvement dont le slogan principal était pourtant de « prendre la rue ». De tweets en tweets, on apprend qu'au même moment à Madrid, des militants choisissent de camper Plaza del Sol. Il n’en faudra pas plus pour que, le lendemain soir à Plaça Catalunya, flanqués de sacs de couchages et de parasols, une trentaine de jeunes échafaudent un bivouac de fortune sous l’oeil gouailleur des quelques badauds (1). Sept jours plus tard, l'acampada (le campement) est une véritable communauté autogérée : elle dispose de ses règles de savoir-vivre, de sa banque éthique, de commissions juridiques, de services de santé, d'hygiène, de ses panneaux solaires, de sa crèche...et même de son potager.

La communauté qui vient
L'acampada a permis d’agglomérer de manière permanente et en un même lieu des familles militantes d'une grande disparité. Outre les jeunes précaires, et les travailleurs directement affectés par les coupes budgétaires (étudiants, infirmiers, employés de plusieurs entreprises privées...) se côtoient, de manière non exhaustive, des squatters courant le risque d'un délogement, des cyber-militants, de vieux républicains anti-franquistes, des jardiniers licenciés...Mais l'image la plus prégnante c'est cette allégorie d'un peuple en mouvement : les statues vivantes qui divertissent d'ordinaire les touristes à Las Ramblas sont, elles aussi, sorties de leur inertie pour distribuer des tracts et crier leur intolérable précarité.

Si la coalescence d'une telle disparité militante est monnaie courante lors des grands printemps sociaux, l'investissement de l'espace public diffère à bien des égards à Barcelone. Le lieu de contestation ne fait pas l’objet d’une présence éphémère, pas plus qu’il n’est gracieusement rendu à la municipalité après son occupation : la Plaça Catalunya s’est institutionnalisée en espace de contestation, indépendamment des groupes militants qui l’occupent. Dessiné au sein même de la société, la place est conçue de telle manière à ce que les normes de celle-ci soient sinon inversées du moins corrigées. En ceci, la place a fait l’objet de multiples réaménagements.

Géographique d’abord : la place est divisée en trois zones, rebaptisées « Place Tahrir », « Place Palestine » et « Place Islande », elles-mêmes sous-divisées en différents quartiers. Un espace de création artistique, une bibliothèque « contestataire », une université où l’on dispense des cours en toute gratuité…Cette signalisation a très vite été intégrée par les manifestants qui organisent leur journée en fonction des activités proposées (« on se retrouve à Tahrir pour le débat, puis allons suivre le cours du professeur untel ! »). Certains campeurs avouent même ne plus vouloir quitter la place, craignant de retrouver la morne réalité qui a cours de l’autre côté de la « frontière ».
Politique ensuite. Point de représentant pour cette communauté : toute décision est soumise au vote des milliers de citoyens qui participent chaque nuit aux gigantesques Assemblées Générales. Si d’aventure un citoyen se rend trop visible lors des AG, il sera invité à davantage de discrétion lors des assemblées suivantes pour éviter d’être institué en porte-parole par les médias. L’aversion éprouvée à l’égard de la représentation partisane et syndicale trouve son prolongement dans le fonctionnement même du camp.
Economique enfin. Point de circulation de monnaie en ces lieux : des militants ont conçu un système de troc pour échanger certains biens et services (« je te donne des vêtements contre des livres », « je te donne un cours de guitare contre un cours d’arabe » etc.) Pour les biens de première nécessité (nourriture, soins etc.), collectivisation des biens oblige, la gratuité est la règle. L’autosuffisance est, du reste, une réalité dans cette communauté grâce aux dons des militants.
Cultures militantes
Quel est donc le but de ce campement ? Jeter aux orties l'ensemble du capitalisme financier, la classe politique corrompue, voire la sacro-sainte notion de démocratie représentative ne renforce-t-il pas l'adage selon lequel tout ce qui est excessif est insignifiant ? C'est l'avis, d'une part, des individus biberonnés aux éditoriaux de la presse droitière : selon eux, le mouvement du 15 mai se réduit ni plus ni moins à un boycott de la démocratie porté par des fauteurs de trouble qu'il conviendrait de déloger illico. Parmi certains sympathisants du mouvement, bien trop de temps et d'énergie seraient concédées à l'organisation interne du campement, au détriment de l'élaboration de proposition politiques concrètes, qui confèreraient une crédibilité à la trop rapidement nommée #Spanish Revolution. Selon une définition restrictive de la protestation, où l'efficience d'une contestation se mesurerait à l'aune de la capacité des militants à s'improviser comme réformateurs raisonnables d'un système, l'argument pourrait effectivement faire mouche. Mais on se priverait ainsi de comprendre bien des choses qui se jouent Plaça Catalunya.

L’acampada est, à mon sens, l’expression d’une autre culture politique, résultant de transformations socio-économiques profondes. A la différence de leurs aînés, qui ont intégré syndicats et partis d’opposition pour lutter contre le franquisme dans les années 70, de nombreux jeunes espagnols se sont politisés dans d’autres espaces. La tertiarisation (et la croissante désyndicalisation qui en a résulté), comme la hausse des prix du logement (depuis les JO de 1992) ont accompagné la création de lieux de participation politique alternatifs (centres culturels autogérés, squats, universités populaires…), pensés comme contrepoids à la privatisation croissante de l’espace urbain (2). En leur sein s’est progressivement développé un autre rapport au politique : l’entraide comme alternative au libéralisme individualiste féroce ; l’échange des connaissances contre la marchandisation des biens culturels ; la création contre la consommation ; l’autogestion contre la hiérarchisation.

C’est donc depuis les interstices d’un système dans lequel elle ne s’est jamais reconnue qu’une partie de la jeunesse espagnole a élaboré sa propre culture politique. Si les campeurs cassent d’une part le mythe d’une jeunesse espagnole dépolitisée en transposant leur culture politique en plein centre urbain, ils aspirent surtout à servir d’exemple à une société jugée corrompue. Surtout, plus que de se perdre en propositions, ils investissent la politique en actes, démontrant, tout en la créant, qu’une autre communauté est possible.
Aussi, si l'argument de la rupture générationnelle est souvent invoqué pour donner sens à ce mouvement – porté par une « génération 1000 euros » qui ne dispose pas des perspectives d'avenir dont jouissaient leurs parents au même âge – il est également intéressant de relever que ce changement de génération implique une rupture dans les cultures militantes. En ceci, la critique du concept de « représentation politique » est certes l'affirmation sincère d'une génération qui s'estime trahie par la classe politique ; mais cette désaffection vis-à-vis de la « représentation » est également tributaire des expériences vécues par les acteurs au sein de ces multiples espaces d'autogestion. A nouveau, les carrières militantes des individus informent le contenu de leur dénonciation.
Tenir et s'étendre : perspectives d'avenir

A ce stade, toute prédiction serait téméraire. Tout au plus peut-on considérer que, depuis le lundi 23, la mobilisation est entrée dans une deuxième phase, et qu'elle est soumise à trois principaux problèmes :
Tenir la place

Jusqu'au dimanche 22, date des élections municipales, le campement avait été toléré de la part des autorités, craignant qu'un délogement violent ne se traduise par une sanction dans les urnes. Précisons d'ailleurs que le délogement du campement madrilène, mardi 17 à l'aube, a eu pour effet de multiplier le nombre de manifestants le lendemain. L'excuse électorale n'étant plus de mise aujourd'hui, le risque d'un délogement est quotidien. Sauf qu'à Barcelone plutôt que d'être tournés vers les gourdins des Mossos d'Esquadra, les yeux le sont davantage vers...le stade de Wembley. Une éventuelle victoire du Barça en finale de la Ligue des Champions face à Manchester, le samedi 28, pourrait engendrer un déferlement de supporters, et servir de prétexte à un délogement en cas de débordements, très fréquents en ces occasions. Une première victoire de l'acampada est d'avoir réussi à convaincre TV3, la chaîne régionale, d'installer son écran géant pour retransmettre le match dans une autre partie de la ville (Arc de Triomf). Mais ceci ne résout pas le problème du lieu traditionnel de célébration des supporters, Canaletas, qui se trouve à un jet de pierre du campement...
Mobiliser les quartiers

Depuis le lundi 23, d'autres campements ont désormais été installés dans différents quartiers de Barcelone. Calqués sur le mode de fonctionnement de la Plaça Catalunya, ils ont vocation à profiter des solidarités de quartier et du tissu associatif pour recruter davantage. L'entre-soi et le partage d'un espace commun permettent autant d'attirer de nombreux riverains qui admirent « le courage de ces jeunes », qu'ils facilitent les prises de décisions communes. Jusqu'à présent, les débats portent surtout sur des problématiques propres à la vie de quartier. Tout l'enjeu des organisateurs sera de parvenir à traduire ces problèmes locaux dans un idiome militant et de les mettre en cohérence avec les luttes menées par les autres collectifs à la Plaça Catalunya.
Et les usines ?

Autre enjeu qui revient progressivement dans les débats depuis quelques jours : s'unir aux luttes des travailleurs encore non enrôlés, afin d'impulser une éventuelle grève générale. Au moment où ces lignes sont écrites, cette position peine à faire consensus Plaça Catalunya. Elle est surtout le fait de groupes qui goûtent peu à l'autogestion folklorique du campement. Il est bien trop tôt pour en tirer davantage d'enseignements. Tout au plus peut-on s'aventurer à affirmer que des luttes d'influences commencent à émerger en coulisse, notamment quant à la méthodologie à adopter.

(1) Contrairement à ce qui a pu être écrit ici ou là, « Democracia Real Ya » n'est pas à l'origine du campement barcelonais.
(2) Précisons toutefois que la création de ces espaces autogérés ne surgit pas ex-nihilo. Selon une perspective socio-historique, ils pourraient être considérés comme une réinvention de la tradition des Ateneus, ces lieux d'échange de culture et de science qui fleurirent
au XIXeme siècle afin, pour le dire très vite, d'émanciper les classes populaires.

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