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Billet de blog 17 avril 2024

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Gaza: un traitement médiatique problématique

Les journalistes en Occident doivent sérieusement se remettre en question.

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Le rôle d'un journaliste dépasse celui du simple observateur. En plus de livrer une information fiable et de la restituer dans son contexte, il lui incombe de proposer des clés de lecture afin d’accompagner son lectorat, de lui permettre de naviguer dans la complexité des événements du monde. Car notre monde est complexe et qu’il y a des intérêts et des privilèges en jeu. Or, aujourd'hui, le traitement médiatique occidental de ce qui se déroule à Gaza – en direct sous nos yeux - et en Cisjordanie est hautement problématique. Cela pose de sérieux problèmes à la profession et causera sans doute à moyen-long terme une grande perte de légitimité et de crédibilité.

1. L'accès au terrain


De nombreux journalistes ont expliqué dans la presse que la zone était inaccessible et que la principale difficulté dans notre rapport à l'information était donc l'accès au terrain afin de pouvoir le documenter au mieux. Oui, Gaza a toujours été difficile d'accès. Pourtant, certains, certaines plus exactement, ont réussi. Je pense évidemment à Clarissa Ward , journaliste aguerrie, spécialiste du Moyen-Orient travaillant pour la chaîne CNN largement critiquée sur place. Oui je dis bien réussi,  même si son séjour fut de courte durée. Elle a le mérite de l'avoir fait. Des ONG et des journalistes ont historiquement réussi à pénétrer des zones dangereuses, parfois illégalement. Et là, il n’est point possible de le faire ?

À mes yeux, il est crucial d'être transparent sur les véritables obstacles et de les nommer, de les partager avec son lectorat : qui refuse l'accès à qui et pour quelles raisons ? Comment ces refus sont-ils motivés ? L'entrave n'a jamais arrêté les journalistes déterminés. Et Clarissa Ward l'a prouvé.

Soit c’est une excuse que nous trouvons, soit il y a un manque de volonté dans notre profession. Elle devrait, à mon sens, au moins expliqué, accompagné, montré ces refus, ces raisons, ces problèmes. Parce que sinon la question reste sans réponse et sujette à de nombreuses interprétations. Dire que ce n'est pas accessible n'est pas suffisant. Dire qu'on reçoit que des refus d'entrée sur le territoire non plus. 

2. La légitimité des journalistes gazaouis


Certains disent que l'absence d'accès direct au terrain rend les informations reçues peu fiables... Qu'en est-il des journalistes gazaouis ? Leur parole est-elle moins fiable et crédible que celle des journalistes occidentaux ? Et pourquoi les journalistes d'Haaretz sont-ils considérés comme crédibles et pas ceux qui écrivent sous les bombes, pas très loin d’eux ?

Il est grand temps de reconnaître le courage de ces reporters locaux qui prennent des risques inouïs pour nous informer. Les lecteurs ne préféreraient-ils pas des informations de première main plutôt que des récits rédigés derrière un ordinateur à des milliers de kilomètres ? La réponse est évidente et tout le monde la connait. Il suffit d'observer les réactions suscitées par la simple présence de Motaz Azaiza, un photographe sorti de Gaza, dans une salle. Sa parole est comprise, légitimée par l'opinion publique. De quels droits les journalistes occidentaux méprisent les localiers gazaouis? En quoi notre regard ou notre traitement est-il meilleur que celui des journalistes gazaouis ? Pourquoi adopter une telle attitude de supériorité?  

D'ailleurs, avons-nous oublié que le terrain était notre priorité ? 

3. Une information orientée 


La terminologie utilisée dans de nombreux papiers est hautement problématique. Quelques exemples: on parle de conflits (oui encore ! ) entre le Hamas-Israël. On détaille volontiers l'attaque du 7 octobre mais on évoque moins volontiers la permanente agression israélienne. On écrit le  Ministère de la santé du Hamas. Ah bon? Depuis quand y a-t-il un Ministère de la santé du Hamas ? Même Wikipédia parle de Ministère de la santé de Gaza. Les événements ne sont pas inscrits dans le contexte socio-historique, qui explique pourtant bien des choses... Comment des journalistes qui écrivent sur du papier qui servira à l'Histoire, ainsi qu'à la Mémoire, arrivent-ils à occulter autant l'Histoire ?

Autre exemple: Les chiffres attribués au Hamas sont sans cesse remis en question, mais pas ceux provenant du gouvernement israélien. 

Pire encore, parfois, les journalistes relaient des fausses informations, puis tentent de rectifier le tir, alors que ce sont des moments critiques où beaucoup de choses peuvent basculer et qu'il faut absolument prendre le temps de vérifier davantage. Patienter avant de livrer et pas livrer puis vérifier.

Enfin une question: pourquoi sommes-nous aussi frileux quand il s'agit de nommer vraiment les choses qui se passent : un génocide est en cours. La CIJ est à deux doigts de le statuer. Notre responsabilité est grande et il est capital que nous nous reprenions. Notre rôle n'est pas de servir de porte-parole à nos gouvernements, de servir leurs intérêts ou leurs idéologies. Le quatrième pouvoir doit rester critique et indépendant malgré les pressions politiques et économiques.

4. L'absence d'autocritique


La profession est très critiquée à l'extérieur, par la population, l’opinion, son lectorat même. Mais ne prends pas en compte ces critiques, du moins pas suffisamment au vu des résultats. Le milieu est vraiment très - beaucoup trop -  corporatiste et se défend contre toutes critiques. Pourtant qu'est-ce que cela ferait du bien à la profession de se remettre en question. Qu’est-ce qu’elle manque d'autocritique ! Et Dieu sait - simple formulation connue de toutes et tous - qu'elle est essentielle !

Notre devoir est de nous améliorer constamment – si nous étions parfaits, cela se saurait - et cela nécessite un examen en continu des informations que nous relayons. Par exemple ( et j’en citerai qu’un - parce qu'il est très récent - mais la majorité de la presse est concernée ), Libération a récemment critiqué la propagande des médias iraniens concernant les plus de 200 projectiles et drones lancés récemment sur le territoire israélien. Mais il néglige totalement ses propres lacunes et ses biais. Le journal voudrait-il bien commencer par arrêter d'appliquer des standards différents à des nations en guerre? Il n'est pas admissible de faire la leçon aux autres quand notre travail n'est pas à la hauteur des enjeux.

Je crains que tout cela fasse du tort à moyen-long terme à la légitimité et à la crédibilité de la profession. Bien heureusement, il y a quelques journaux et journalistes (trop rares) qui font bien leur boulot. 

Ce billet - ce premier billet - peut paraître un brin alarmiste mais il est peut-être temps de se secouer. 

Ces propos n’engagent que ma personne.  

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