Le 31 août dernier, suite à la "démission" du numéro 2 de Renault, monsieur Jean-Baptiste Jacquin faisait l'éloge du numéro 1, monsieur Carlos Ghosn, indiquant qu'il est probablement l'un des cinq meilleurs patrons de l'automobile mondiale.
Et sans autre explication ni analyse pour étayer cette affirmation. De quoi rester ébahi lorsque l'on en sait un peu plus sur le fonctionnement d'une entreprise désormais "en danger", pour reprendre le titre d'un ouvrage d'un syndicaliste CFDT.
J'ai donc demandé quelques explications à ce journaliste, par voie de messagerie électronique. M. Jacquin a bien voulu répondre à mon premier message, de manière très évasive, auquel j'ai fait un second message resté sans réponse. Le journal n'a pas démenti l'article de M. Jacquin, ni offert la possibilité de donner "un autre son de cloche".
En pièce jointe, l'article du Monde en question. Et je vous livre ci-dessous les commentaires que j'ai adressés à M. Jacquin :
Dimanche 1er septembre 2013 à 17h35
Bonjour Monsieur,
Bien entendu, suite à l'annonce du départ de M. Tavares, dit Carlos 2, de Renault, j'ai suivi attentivement ce qu'en écrit le journal pour lequel je suis abonné.
Et, à mon grand étonnement pour un journal dont l'intégrité se perd un peu plus chaque jour, voici que vous resservez ce plat indigeste : "Carlos Ghosn est probablement l'un des cinq meilleurs patrons de l'automobile mondiale depuis quelques années".
Heureusement que vous indiquez la nuance par ce probablement qui passe presque inaperçu dans cette affirmation.
Pouvez-vous informer les lecteurs en quoi M. Ghosn est un des meilleurs patrons de l'automobile ?
La voiture électrique ? C'est pourtant un échec commercial pour l'instant, car il se vend trop peu de véhicules de ce type eu égard aux dépenses d'investissement. Certes, il faut donner du temps au temps de l'innovation. Mais ce n'est pas M. Ghosn qui a préparé la voiture électrique.
La communication ? Il est très fort... dans les bourdes : à grands tapages médiatiques concernant les espions sans prendre la moindre précaution d'usage que son niveau de responsabilité implique, il a dû se désavouer lorsque l'affaire se fut révélée fausse en la matière et tout autre. La ficelle était pourtant grosse, et nul simple employé n'était tombé dans ce piège d'espionnage. Excellent patron, donc, qui ne vérifie même pas ses sources avant la mise au ban public de ses employés innocents. Le tout enveloppé par des méthodes dignes d'un autre âge. Rappelez-vous notamment ces communiqués de presse préparés à l'avance pour répondre à différents cas de figure si l'un des trois s'était suicidé. Un patron digne aurait démissionné immédiatement après ce désaveu au lieu de le faire supporter par son numéro deux de l'époque, même si ce dernier n'était pas exempt de fautes inexcusables sur ce point. Etonnant quand même, que le numéro un se débarrasse aussi facilement de son numéro deux à quelques mois d'intervalle...
Excellente aussi sa méthode de management par la terreur mise en place au début de son mandat. Tous les hauts managers craignaient fortement ses réactions. Il n'a guère changé, ajoutant seulement un peu plus de distance à cela. Il faut aussi voir le mépris avec lequel il "répond" aux questions embarrassantes, lorsqu'elles peuvent être posées car le staff veille, lors des Assemblées Générales des actionnaires...
Cerise sur le gâteau, à ce jour, l'accord du 13 mars 2013 dit de "compétitivité" pour lequel votre collègue se réjouit, et pour lequel notre ministre socialiste ne tarit pas d'éloges. C'est pourtant un accord qui balaie les fondamentaux du droit du travail, qui permet de se débarrasser de plus de 8000 personnes sur les 3 ans de sa durée, qui n'amène aucun supplément de production, contrairement à ce qui est annoncé partout, car ces suppléments étaient déjà entérinés bien avant l'accord : l'utilitaire à Sandouville y est prévu de longue date, et les Nissan à Flins ne sont guère un scoop. D'ailleurs, à ce propos, comment une usine dite non rentable pour fabriquer des Renault le devient-elle comme par miracle pour fabriquer des Nissan ? Cela demande des éclaircissements, ne croyez-vous pas ? Alors, évidemment, lorsque l'on a pu voir la magnifique photo des trois délégués et du président tout sourire à la signature d'un accord où aucune proposition raisonnable de l'ensemble des organisations syndicales n'a été prise en compte, on peut se demander où est le dialogue social. Et lorsque l'on connait les conséquences de cet accord sur les conditions de travail de ceux qui vont rester, on ne peut qu'être de plus en plus inquiet.
Inquiet également par cette politique stratégique qui consiste à déshabiller le marché européen au seul profit des marchés émergents, où il faut bien sûr être présent, mais également préserver un équilibre qui est aujourd'hui rompu. Si financièrement Renault s'en sort bien pour l'instant, c'est par une stratégie du court terme. "Renault est en danger" clame le titre d'un ouvrage édité par un délégué de la CFDT, dont le délégué central, et de manière contradictoire, est signataire de l'accord cité plus haut. Tout est à craindre, réellement, du moins pour la marque en Europe. Pourtant, il n'y a pas si longtemps, Le Monde reprenait un slogan éculé de M. Ghosn : "Renault est géré en bon père de famille". Si Renault a été une famille, M. Ghosn en a divorcé ses salariés car, s'ils aiment toujours la marque et les automobiles, qu'ils défendent ce qu'ils font, étudient et fabriquent, le séisme généré par M. Ghosn a creusé un fossé énorme entre les dirigeants dans leur tour sacrée et ceux qui font tout ce qu'ils peuvent pour faire avancer l'énorme machine Renault pour sortir à temps les modèles que le public attend, malgré les lourdeurs imposées d'en haut. Et ce, malgré la désespérance d'une partie des salariés, notamment en ingénierie, qui comprend que le travail échappe, que des programmes fondamentaux sont arrêtés ou reportés, que la concurrence interne de la marque "low cost" phagocyte une partie des ventes en Europe, notamment en France. Mais une entreprise, comme l'affirment souvent les plus hauts patrons, ne se gère pas comme un foyer. C'est une expression non seulement éculée, mais encore méprisante pour les femmes quand on sait que ce sont surtout elles qui, à ces époques pas si lointaines, "faisaient bouillir la marmite". Ce slogan n'a rien d'anodin, il est bien un signe des temps qui s'annoncent : le retour aux conditions du XIXe siècle : le patronat veut casser le droit du travail, casser la protection sociale qu'il appelle coût du travail - mais sans jamais se poser la question du coût du capital qui ne cesse d'augmenter.
Un des meilleurs patrons de l'automobile mondiale : sans doute en termes de rémunérations, est-ce cela qu'il fallait comprendre dans ce message ?
Avec mes meilleures salutations.
suit la réponse de M. Jacquin (elle comprend 2 paragraphes très courts où il explique ne pas être béat devant les méthodes de management de M. Ghosn, que M. Ghosn dirige le groupe bien mieux que celui de PSA, que le groupe est bien armé dans la compétition internationale) puis la mienne :
mardi 3 septembre 2013 11h28
Bonjour Monsieur Jacquin,
Je vous remercie pour votre réponse, bien qu’elle me paraisse décalée par rapport à votre article. Certes, vous n’êtes pas « béat », mais vous n’êtes guère « critique » (dans le sens de peser le bon et le mauvais). L’épisode Tavares, comme vous dites, n’est qu’un épiphénomène dans ce management où la compétition des grands se révèle morbide. Il est quand même étonnant qu’un numéro un se débarrasse aussi facilement de son bras droit tel un numéro 2 « kleenex ». Bien sûr, derrière cette éviction, bien des choses sont tenues secrètes, notamment l’ambition de M. Tavares pour aller voir dans la prairie voisine si l’herbe est plus fraîche. Là encore, ce serait un piège grossier dans lequel M. Ghosn serait tombé aussi facilement. S’il fallait sanctionner une attitude ou un propos, il existe bien d’autres moyens de le faire que de satisfaire le brûlant désir de l’adjoint.
Quant aux « ratés », le mot est bien faible eu égard à la désastreuse image qu’en donne M. Ghosn, pour les raisons que je vous ai évoquées. Certes, Renault se porte mieux financièrement que PSA, mais est-ce suffisant pour en faire l’apologie ainsi que vous le faites ? Vous semblez ignorer, ou pire oublier, qu’il n’est que l’héritier des orientations de son prédécesseur.
Plongés au cœur de l’entreprise, la plupart de mes collègues, notamment dans l’ingénierie, sont totalement désappointés, démotivés par cette politique dont ils comprennent qu’elle risque bien d’être fatale à la fois pour eux, en premier lieu, et pour l’entreprise Renault proprement dite – donc pas le groupe. Je vous invite à faire un vrai travail de journaliste d’investigation en allant de site en site recueillir les sentiments de mes collègues, que ce soit des usines françaises ou de l’ingénierie. Peut-être alors, votre regard changera un peu de direction et donnera un sens plus véridique à votre propos. Je dis cela sans vouloir vous donner une leçon, je sais que la formule est brutale et je vous prie de m’en excuser par avance. Mais la réalité des femmes et des hommes qui « font » Renault en France est également brutale et mérite qu’elle ne soit pas tue et ignorée. D’ailleurs, cette réalité risque bien de devenir de plus en plus insupportable…
Bien à vous
Serco Aghian
Remarque : bien sûr, le cas Renault n’est pas isolé, bien d’autres entreprises d’envergure similaire fonctionnent ainsi, il suffit de faire le bilan des suicidés du travail pour en avoir un aperçu…
Voilà pour cet échange. Une question reste essentielle : Le Monde est-il encore aujourd'hui un journal de référence ?