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Billet de blog 8 août 2011

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troubles dans notre civilisation, 3 : principe de proportionnalité générale

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1. Le principe de proportionnalité pénale évoqué dans un post précédent constitue le volet juridique d’un principe de proportionnalité générale. De même que l’inouï durcissement pénal imposé à la France depuis dix ans est posé par la droite comme une rupture civilisationnelle, de même la déconnection entre « contributions » et « rétributions » au sein de notre société atteint une évidence arrogante sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy.

Les rémunérations, la réalité du travail rémunéré ou la fiscalité, examinées rapidement dans ce qui suit, doivent rappeler que le principe de proportionnalité générale ne concerne pas que les compensation monétaires. Aussi, la réaffirmation de ce principe appelle des politiques publiques de redistribution, mais aussi et surtout une éthique de la reconnaissance.

2. La sensibilité des Français aux différences de salaire est à géométrie variable. Ils sont moins choqués des sommes exorbitantes quand elles sont gagnées par des artistes, des médecins ou des sportifs que lorsqu’elles rémunèrent des traders, des grands patrons… ou des hommes politiques.

Cette tolérance semble s’étendre aux différences de salaires dans l’entreprise. Contrairement à ce que beaucoup d’auteurs dénoncent comme la passion égalitaire des Français, les salariés admettent que certains gagnent plus que d’autres… sous réserve que cela se fonde sur une différence qui rejaillisse positivement sur le collectif. François Dubet (« Injustice et reconnaissance » in Alain Caillé (dir.), La quête de reconnaissance, La Découverte, 2007) : « On admet généralement que les plus efficaces, les plus travailleurs, les plus qualifiés doivent être mieux rétribués que les autres (…) parce que la plupart des individus interrogés dans notre enquête pensent que ce mérite produit une efficience collective, une richesse et une compétence commune. »

Les justifications des rémunérations les plus élevées dans les grandes entreprises ont peu de rapport avec cet impératif. Quantitativement, d’abord, il reste difficile d’imaginer une différence d’un facteur 300 entre des contributions dans une même entreprise, facteur qui sépare pourtant les rémunérations dans les groupes du cac 40. Qualitativement surtout, car les salaires les plus élevés ne trouvent plus leur justification dans l’apport au collectif de travail mais dans la satisfaction des exigences des actionnaires. L’échelle des salaires, dans ses barreaux les plus élevés, appelle donc une modération – adossée à une réglementation – mais surtout une redéfinition de son sens – qui passe par une recomposition des organes de décision des grandes entreprises.

Le principe de proportionnalité appartient à notre civilisation, ce qui légitime « l’ingérence » de la société dans l’organisation de ces entreprises. De même, à l’autre bout de l’échelle des salaires, l’existence de travailleurs pauvres pose un problème civilisationnel à toute notre société. Que l’on puisse travailler sans parvenir à mener une vie décente est une brèche par laquelle la confiance collective s’échappe.

3. Le travail est en effet, dans notre société, encore et toujours le signe de l’autonomie – et la promesse, pas toujours tenue, de l’émancipation individuelle et collective. La contribution à la richesse de notre société passe par le travail. Sa rétribution n’est pas forcément monétaire – on pense au travail bénévole, bien sûr, mais aussi à ce qui n’est pas toujours perçu, au sein des familles, comme du travail. Dans le cas du travail salarié, le principe de proportionnalité est en quelque sorte délégué par la société à l’employeur : un travail qui prend l’essentiel du temps d’une personne doit être rémunéré de manière à lui permettre de mener une vie décente et de s’émanciper. Mais les situations concrètes diluent souvent les responsabilités : multiplication des temps partiels fractionnés, parfois des employeurs, horaires décalés, temps de transport entre domicile et emploi, mauvaises conditions de travail qui prolongent, par la fatigue, le temps de travail sur le temps de repos…

La fermeture de grandes usines au prétexte de la crise, ces deux dernières années, a montré que l’irrespect du principe de proportionnalité en bas de l’échelle des salaires touche aussi l’archétype du salarié : le « petit ouvrier blanc » travaillant à temps plein dans l’industrie. Les témoignages se sont multipliés du désarroi de ces salariés licenciés. Dans le choc qu’ils recevaient, il y avait certes le mépris, parfois ouvert, des méthodes choisies pour annoncer la fermeture de leur site, il y avait l’inquiétude des ressources pour vivre et faire vivre sa famille. Mais il y avait surtout l’incompréhension que les années qu’ils avaient passées à l’usine puisse ainsi être comptées pour zéro. Leur contribution à la richesse de l’entreprise, leur investissement pour la réussite collective, avait impliqué leur personne entière. Leur engagement avait largement débordé le rapport contractuel ; mais l’entreprise, au moment de leur licenciement, ne parlait plus que de contrats et de conventions collectives (cf. Jean-Philippe Deranty, « Critique of Political Economy and Contemporary Critical Theory : a Defence of Honneth’s Theory of Recognition », in C. Zurn and H.-C. Schmidt-am-Busch (eds.), Anerkennung, Akademie Verlag, 2009).

Ce sentiment d’injustice ne sera jamais corrigé par le droit, même s’il faut continuer d’affirmer la spécificité du droit du travail face au droit civil. C’est bien l’organisation de nos entreprises qui est en jeu pour que le principe de proportionnalité entre contributions et rétributions soit respecté dans le travail. Pour que la vraie nature des contributions à l’entreprise soit reconnue, pour que la rétribution corresponde aux vraies attentes des travailleurs.

Simone Weil (« Expérience de la vie d’usine » [1941], in La condition ouvrière, Gallimard, 2002) rend compte de son expérience en usine, en 1935, dans ces termes : « Comme si quelqu’un répétait à l’oreille de minute en minute, sans qu’on puisse rien répondre : “Tu n’es rien ici. Tu ne comptes pas. Tu es là pour plier, tout subir et te taire.” Une telle répétition est presque irrésistible. On en arrive à admettre, au plus profond de soi, qu’on compte pour rien. » Ce témoignage poignant, toujours d’actualité, remet la question de la redistribution financière à sa juste place, c’est-à-dire à un niveau somme toute secondaire par rapport à l’aspiration de « prendre sa part » au travail collectif et à la reconnaissance par des « camarades ou chefs, qui jugent et apprécient la valeur de ce qu’on a réussi. »

4. La restauration du principe de proportionnalité vaut aussi pour la fiscalité. Au regard de l’anti-progressivité actuelle des impôts sur le revenu, une vraie proportionnalité serait déjà révolutionnaire ! Ouverts par le projet socialiste pour 2012, les chemins vers une fiscalité respectueuse du principe de proportionnalité sont nombreuses et prometteuses : rapprochement de l’assiette de la csg et des taux de l’irpp, suppression des taux marginaux, modération du recours à la transformation de dépenses publiques en non-recettes fiscales…

Au bout du déséquilibre entre contribution et rétribution, il y a « l’enrichissement sans cause », les innombrables formes de rente et les héritages. Le patrimoine est beaucoup plus inégalement réparti que le revenu dans notre société. Il est à noter que, même s’il ne produit pas toujours de revenus, le patrimoine permet d’éviter certaines dépenses (la résidence principale, par exemple), et surtout il confère un sentiment distinctif de sécurité pour soi et pour ses proches.

On se rappelle par exemple que l’ordonnance de 1945 crée la sécurité sociale au nom de la justice, mais aussi pour « débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère. » C’est à ce titre que l’on a pu définir la sécurité sociale, et plus généralement les services publics, comme le « patrimoine de ceux qui n’en ont pas ». La répartition du patrimoine pose donc une question qui n’est pas que d’égalité financière entre les ménages.

En outre, l’accès au patrimoine se fait aujourd’hui principalement par héritage et non par épargne sur les revenus : les efforts de redistribution portant sur les revenus, notamment du travail, n’auront que peu d’effet sur la répartition patrimoniale.

L’héritage est en soi un défi au principe de proportionnalité : on reçoit des biens sans autre contribution à la société que sa filiation. La logique voudrait que l’héritage soit purement supprimé. S’il est si difficile pourtant d’aborder sereinement la question de l’héritage c’est parce qu’il relève aussi d’un autre principe civilisationnel, qui fait de la maison à la fois le lieu de la filiation et une protection contre l’État et contre le marché. Pour lutter contre les inégalités liées à l’héritage, un simple rappel au principe de proportionnalité ne suffit donc pas. Il faut trouver une manière de surmonter l’opposition entre les deux principes – par exemple en exonérant totalement la maison parentale de frais de succession, en tant que bien et non en tant que valeur vénale, tout en taxant lourdement le reste.

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