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Billet de blog 3 octobre 2008

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La deuxième vie d’Alexandre Soljenitsyne

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

S’il est une deuxième vie d’A.Soljenityne elle est à chercher du côté du combattant contre l’ordre établi. Ce n’est pas de sa faute si avec l’eau rougie du bain communiste nous avons jeté le bébé de la révolte (Daniel Mermet). Son discours doit être passé au crible des études historiques, comme tous les discours, mais sa parole restera une des fortes paroles contre la bêtise et la médiocrité méchante.

S’il est une deuxième vie d’Alexandre Soljenitsyne, ce sera celle à mon avis d’un constructeur de contre légende, celle d’un combattant qui aura trouvé le talon d’Achille de l’ordre établi. Ce ne sera pas dans ce que les articles écrits au mois d’août ont mis au premier plan, (je dirai plus loin comment je mets à part l’éditorial très personnel de Jean Daniel et les articles de Médiapart )

Tout n’a-t-il pas été dit ? Tout, oui, mais dans ce concert de louanges ambiguës, je retrouve peu ce que j’ai envie de retenir de « cet homme vertical … battu mais invincible » pour reprendre des expressions de René Char à propos de quelques-uns ses compagnons de résistance tombé au combat.

On a tout dit, en effet, de cette icône granitique et répété le mythe de soixante-dix ans de communisme autoritaire et terroriste brisé par un seul homme, on a tout dit de ce géant qui ne se retourne jamais pour regarder son ombre, on a tout dit de ce Modèle de Résistance au Communisme qui piétinait tous les drapeaux qu’on lui tendait, on a tout dit de cet âne qui malgré coups, menaces et carottes n’a jamais avancé que dans le sens où il avait choisi d’aller.

L’empire Russe soviétique est tombé, à mon avis, le 6juin 1967 lorsqu’en quelques heures la supériorité des armes américaines sur les armes soviétiques a abouti au quadruplement du territoire d’Israël. Cet empire était déjà tombé une première fois quand il s’est révélé incapable de profiter de la mort de Staline pour sortir du stalinisme. (mais le libéralisme lui-même a-t-il réussi a faire sortir la Russie du stalinisme ?)

Quant au Grand Ecrivain, je n’ai pas eu à relire beaucoup de pages pour me rendre compte cet été qu’il était devenu, pour moi, quasiment illisible. Les chiffres de l’édition évoqués par François Bonnet sont éloquents.

« Comment faire la part des choses, écrit Jame Sinparis dans un commentaire sur Médiapart, et évaluer les mérites d’un écrivain quand la plus grande machine de propagande du monde prend en otage sa vie et son œuvre ? »

Cette même machine a aussi fait de Soljenitsyne un Grand Historien dont le point de vue n’a pas fini d’inscrire dans le marbre « ce qu’a été le communisme ». Or l’écriture de l’Histoire qui repose sur le passage des sources au crible de la critique n’a rien à voir avec l’écriture de l’Histoire qui veut conquérir le monopole de cette écriture. Jean Daniel dans son article Le faiseur d’Histoire parle d’un troisième aspect de cette écriture de l’Histoire : Le faiseur d’Histoire en parlant « deces hommes (qui) ne se contentent pas de subir l’Histoire comme une fatalité, et (qui) en infléchissent le cours. »

Pour moi, Soljenitsyne a d’abord été un faiseur de légende ou plus exactement un faiseur de contre-légende.

Quelques mots pour indiquer d’où j’écris.

Il y a un quarantaine d’années, reprenant des études littéraires après avoir navigué longtemps dans des sphères techniques, j’avais proposé à mes professeurs d’écrire le mémoire de ma Maîtrise sur un auteur dont la majorité des Français n’avaient jamais entendu le nom : A.Soljenitsyne. J’avais lu Une journée d’Ivan Denissovitch et Le premier Cercle. J’en ai retenu alors, au premier plan, cette effervescence intellectuelle qui se produit immédiatement dès que l’on met deux Russes l’un en face de l’autre. J’ai communié immédiatement avec ses personnages inadaptés, inadaptables, ses personnages de roc et de chaux vive, résistants sans retour, monuments de refus de toute compromission, immenses face à la meute des auxiliaires soumis, sournois, enfermés dans la peur « que leur tour arrive ». Face à ces coqs du néant, à ces pêcheurs d’autorité moite, le personnage sensible et inflexible de Nerjine. Il me semblait reconnaître l’auteur. Chaque page était une page de résistance contre l’ordre établi.

Le Goulag ? Ce n’était pas une découverte pour moi.

Chez nous, en France, au même moment après avoir écarté du pouvoir tous les hommes qui auraient pu tenter une décolonisation négociée, après avoir applaudi la fin de 68 en dignes descendants des Versaillais et tandis que les maffias précédaient de loin les gouvernements dans l’entrée en mondialisation, souvent avec leur bénédiction, on se préparait à pousser vers la sortie un De Gaule qui n’était pas assez à droite.

Connaissant mes opinions « de gauche », mes professeurs me conseillèrent ardemment, « à moins que je ne cherche des ennuis » d’écrire plutôt sur la navigation à voile au XIXème siècle sur la mer Noire ou sur Alexandre Nevski si j’étais intéressé par les sujets d’Histoire.

La Russie était au centre de ma vie familiale, mais dans la langue de Tchékhov ou de Dostoïevski, le communisme était au centre des cercles infernaux, un communisme qui s’étendait jusqu’à la première vibration républicaine à la gauche de Pétain. ( même si d’un autre côté on témoignait chez moi du même respect pour une femme de ménage que pour le proviseur de mon lycée, même si c’est une doctoresse juive qui vint aider ma mère à me mettre au monde)

Si la langue de Soljenitsyne me restait opaque, (j’ai lu les traductions françaises après avoir vainement tenté de le lire en russe), l’univers du Goulag m’était déjà familier à travers quelques Russes qui, déportés en Allemagne, avaient réussi à gagner la France et à ne pas subir le retour obligatoire que De Gaule concéda à Staline pour beaucoup d’autres.

Cet été, un soir, alors que je vivais loin de toute actualité nationale (eh oui, même loin de Médiapart !), je tentais de piéger des ondes musicales rétives quand au milieu de quelques grésillements j’ai cru entendre prononcer le nom de Soljenitsyne. L’intonation un peu compassée de la voix me donna immédiatement à penser qu’il était mort et je me suis mis à écouter ce qui se montrait, ce qui se disait, ce qui s’écrivait à son sujet.

J’ai bien reconnu le Soljenitsyne que je connaissais dans les interviews de lui qui ont été rediffusées (un film, je crois, de P.A. Boutang, mort lui aussi cet été) et j’ai bien reconnu ce qui m’a toujours irrité dans les commentaires et les présentations qui étaient faites de lui par ceux qui construisaient sur son dos leur propre fond de commerce.

J’ai eu envie de réagir par un article dans Médiapart et avant de le poster à mon retour, (le 19 septembre), bienheureusement, j’ai lu les articles de François Bonnet, l’interview de Cécile Vaissié, les nombreuses réactions des lecteurs, le billet de Claude Marie Vadrot qui apportaient des points de vue souvent proches et mieux documentés que les miens.

Il me reste à écrire ce que j’ai envie aujourd’hui de retenir de l’homme Soljenitsyne et de son œuvre.

Je ne suis pas de ceux qui mettent sur des colonnes différentes les morts qui comptent et ceux que l’Histoire Patentée ne retient pas. Je ne suis pas de ceux qui sont choqués par les rapprochements entre les différentes formes du terrorisme d’Etat laissé au libre développement de ses propres logiques, ni de ceux qui auraient tendance à innocenter Staline et les siens (je ne crois pas au mythe de l’homme seul présenté comme déviance accidentelle de l’histoire) au motif que leur pays n’était jamais sorti de l’absolutisme.

D’autre part, je n’attends de personne que son parcours soit dépourvu d’ombres et d’erreurs, son jugement sans faille, ses amitiés sans confusion, ses amours héroïques et que, au prétexte qu’il fut un instant à la pointe du combat, on exige de lui de porter dignement le drapeau de tous les combats contre toutes les injustices.

Michel Huvet a écrit fort justement : « dire aujourd’hui qu’il aurait pu s’engager plus est ridicule. Il avait tout dit et de quelle manière ! » Je partage entièrement ce point de vue.

Pour parler de Soljenitsyne il faut d’abord apporter une précision sans laquelle son personnage est incompréhensible : pour Soljenitsyne le communisme n’est pas un concept philosophique, c’est la doctrine officielle du pouvoir établi dans le pays où il vit et il est donc avant tout un homme qui à un moment de sa vie, oppressée par ce pouvoir, au lieu de s’indigner et de se résigner, lutte contre ce pouvoir établi, lutte contre l’injustice et le terrorisme d’Etat établi, contre la bureaucratie établie.

Lutte contre l’Histoire établie et ce sera le combat de sa vie.

Il en tire parfois des flashes de lucidité impitoyable et parfois des caricatures, il lui arrive également de saisir hors contexte des témoignages, vrais sans aucun doute, mais dont il ne retient que la pointe effilée qui va percer de part en part le discours dominant.

Pour moi, c’est un Résistant. Et sur ce plan-là, il est pour moi du même côté que Victor Hugo, que René Char, que Jean Pierre Vernant, que Daniel Mermet ou que José Bové. Tous des gens qui ne confondent pas un morceau de soleil avec un étendard.

Rien à voir avec l’anti-communisme de ceux qui mettent dans la même phrase le terrorisme d’Etat et les luttes sociales et qui appellent courageusement à voter, chez eux, pour leur ministre de la police.

Ce que j’ai envie de retenir de Soljenitsyne se résume pour moi en deux phrases, la première : c’est un homme libre, la deuxième, c’est un résistant. Dans la calebasse du mot libre gigotent toujours des chaînes dont il faut se défaire, dans la phonétique complexe du mot résister il y a toujours une coquille à ouvrir, un horizon à gagner, une pression dont il faut inverser le sens. Autant dire que ces deux mots peuvent n’en faire qu’un.

C’est cet exemple là que je retiens, pour ma part, de Soljenitsyne. Ce mouvement de désengluer la réalité de sa gangue de propagande, d’appeler les maffias par leur nom, de répondre à la rhétorique satisfaite des dominants par des coups de pieds bien placés dans la fourmilière de ces idées bien pensantes dont ils inondent les surfaces médiatiques de fréquentation élevée pour faire croire, invariablement, quelles que soient les époques et les régimes, à des races méritantes dont les privilèges seraient en quelque sorte naturels, pour peindre en grimaces faussement désolées, des exploitations inévitables, pour suggérer des pauvretés coupables, des glissements plus ou moins totalitaires, provisoires mais justifiés.

Il n’y a pas selon moi des terrorismes d’Etat contre lesquels il faudrait lutter et des pouvoirs plus malins ou plus dissimulés devant lesquels il importe de s’aplatir « parce que sans cela on va directement au communisme ».

Le mathématicien et le constructeur de légende.

Ce mouvement de résistance au mensonge ambiant Soljenitsyne l’a assumé durant une cinquantaine d’années sans jamais se laisser dicter ce qu’il devait penser, ni par ceux qui lui apportaient leur aide non désintéressée et se servaient provisoirement de lui pour leurs ascensions personnelles, ni par les modes, ni par les consensus, ni même par ses amis. Personne n’a réussi à l’enfermer dans son giron idéologique. Il n’était pas homme à se laisser piéger par son image médiatique Les quelques images et interviews qu’il accordait avec parcimonie étaient pour une bonne part constituées de réfutations à la fois fermes et bienveillantes, point par point, des critiques et des qualificatifs qui tentaient de le circonscrire dans des sphères où nos raisonnements occidentaux funambulaient à l’aise. Cecile Vaissié montre bien qu’il était avant tout un homme russe, qui pensait et qui rêvait en russe.

Il était lui-même, il n’était que lui-même, retournant avec méthode et avec art toutes les armes qui étaient utilisées contre lui.

Un combattant qui avait tout compris la façon dont un pouvoir bâti ses légendes et qui a son tour au bout d’un travail acharné, démesuré, (un travail de bûcheron pour reprendre le mot de François Bonnet) un travail de stakanoviste de l’écriture, retournait contre ce pouvoir les légendes les plus à même de le détruire. (et en particulier la légende du léninisme prospère face au stalinisme sanguinaire)

Le GOULAG ce n’est pas une légende ! Me disent mes amis. La force de Soljenitsyne est d’en avoir fait une légende. C’est parce qu’il en a fait une légende que les gauches occidentales en ont pris du plomb dans l’aile.

Parce que de vous à moi, le GOULAG tout le monde s’en fout. Aurait-il épargné quelques professions respectables qu’il aurait disparu dans les coulisses de l’Histoire…comme les Tutsies du Rwanda puisqu’ils en sont encore aux machettes, comme les américains victimes du coton ou des lynchages puisqu’ils étaient noirs, comme les Algériens enrôlés dans les rangs de l’armée française puis laissés à la vengeance du FLN, ou ceux du 17 octobre 61 puis que c’étaient des Arabes, comme les civils afgans tués en représailles…comme… comme… comme !

L’arme de Soljenitsyne, c’est l’addition.

Qui recompte les millions de morts de la guerre de quatorze, la moitié d’une jeunesse qui traverse l’éternité sur nos monuments aux morts, qui ajoute à ces morts ceux de la grippe espagnole comme ayant la même origine, les sacrifiés de l’amiante, les oubliés de nos chasses coloniales, les mains coupées de nos « protégés » qui ne travaillaient pas assez vite, ceux de nos guerres coloniales, qui ajoute à ces morts ceux des bagnes si bien décrits par Darien ou par Albert Londre, les fabriques de monstres et de monstruosités que sont nos prisons, les fabriques de délinquance que sont nos quartiers ghettoïsés, les dictateurs démocratiquement nommés pour défendre les intérêts des sociétés occidentales… La liste n’est ici qu’inaugurale !

Imaginez que s’en mêle un esprit mathématicien comme le dit Soljenitsyne dans le Premier Cercle et qu’au lieu d’un saucissonnage thématique et temporel qui donne à chaque événement un aspect de petite vérité relativisable à l’infini, une machine à calculer bourrée d’explosif contre « l’équilibre naturel des Marchés » s’empare de tous ces événements et se mette à les additionner consciencieusement dans un document utilisant avec compétence et efficacité toutes les techniques de construction de la propagande néolibérale. Et imaginez que pour une grande partie du monde cela devienne grâce à des caisses de résonance occasionnelle La vérité du Monde Occidental.

On ne peut pas tout mélanger va-t-on me rétorquer de toute part. Or ce « on ne peut pas tout mélanger ! » c’est ce que les Fadéev, les Cholokhov, les Gromyko et les Brejnev répétaient inlassablement à Soljenitsyne.

Je ne ferai à personne l’insulte de penser qu’il est indispensable de nommer ici nos équivalents de langue de bois modernisée.

En bon professeur de mathématique, Soljenitsyne ne s’est pas laissé démonter, il a tiré ses traits au bas des colonnes, il a posé ses retenus et il a fait ses additions. Cette addition envers et contre tous dans son pays, c’est sa prouesse. Mais les chiffres ne parlent pas et pour cela il fallait encore une écriture efficace. Ce sont les légendes qui parlent à l’imagination ! ce ne sont pas les chiffres. Soljenitsyne le sait. Il sait que le maillon sur lequel tient toute l’autojustification du régime soviétique, c’est sa légende de la révolution de 1917. C’est pour ça qu’il va s’attaquer à cette légende.

Ici, le concours des historiens est plus difficile à obtenir que celui des journalistes au sujet du goulag. 6600 pages pour construire cette nouvelle légende que peut-être plus personne ne lira. Qu’importe. L’essentiel, il l’a déjà accompli.

J’ai aimé les dernières images. Là où tout autre se serait contenté de devenir un Grand Homme Médiatique, il a continué son chemin avec un grand salut d’humour. Jusqu’au bout, il a continué à savoir rire, et à près de 90 ans je suis touché d’entendre cet homme lire sa propre poésie et affirmer que la langue de la poésie est la langue la plus vraie. Sur les photographies, il ressemble plutôt à Dostoïevski, les yeux définitivement tournés vers cette petite lumière qui a su un instant éclairer le monde. Filmé, il se dégage de lui une grande chaleur humaine, cette grande chaleur qui baigne ses milliers de portraits de l’humanité offensée, humiliée et torturée.

Non il n’est pas ce vieux sage assis sur les clous de sa destinée, tournant inlassablement le chapelet des vérités humaines, il n’était pas cet historien scrupuleux s’efforçant d’intégrer dans ses légendes la totalité des savoirs connus et reconnus, je ne suis même pas sûr qu’il soit « un grand écrivain », mais il aura été ce constructeurs d’une légende plus vraie que la vérité du Goulag, un des grands combattants contre l’ordre établi.

Serge Koulberg

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