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Billet de blog 3 décembre 2015

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La nuit de Walenhammes . Un travail d’artiste. Ignoré ! Même sur Médiapart ?

Ce n’est pas de l’actualité, mais ça y ressemble souvent. (Un extrait en fin de billet) Un roman aux risques et périls de révéler la monstruosité du libéralisme. Sur fond d’humour de bonne santé.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un roman aux risques et périls de révéler la monstruosité du libéralisme. Un travail qui utilise avec bonheur toute la palette des outils d’écriture issus non seulement des écritures romanesques, journalistiques ou documentaires, mais de tous les arts contemporains.  Sur fond d’humour de bonne santé.

Ce n’est pas de l’actualité, mais ça y ressemble souvent. (Un extrait en fin de billet)

On y sent l’influence du cinéma muet, du burlesque, de la BD, de l’image qui bouge, qui montre, qui révèle, l’influence du conte qui raconte le plaisir de conter, du roman épique qui construit des légendes en magnifiant un instantané du réel, l’influence des langues paraboliques, l’influence du reportage sur le vif et du chercheur d’or qui s’aventure solitaire dans des contrées inhospitalières, l’influence du grand-guignol et celle de l’art naïf pour décrire une belle rencontre.

Voilà donc une écriture qui s’adresse à tous les publics sans se réfugier dans une tour de Babel avec pignon sur rue. Voilà un auteur qui poursuit son chemin de création au milieu des avalanches de produits littéraires vendables (à des Millions de lecteurs avec un M trois fois majuscule.)

Voilà un homme qui prend des risques à l’ère du libéralisme où l’air du temps est à prendre des assurances. Le libéralisme, jamais nommé, toujours présent entre les lignes avec son archipel de désastres et de menaces.

Le libéralisme, c’est le nom que se donne le système politique sous lequel nous vivons ici et maintenant. D’entre les lignes, ce libéralisme nous grimace dans ce style  très personnel d’Alexis Jenni qui invente tout et ne s’interdit rien, que nous avons déjà remarqué dans L’art français de la guerre.

Ce roman tente un itinéraire, littérairement acrobatique, d’accès au partage de notre réalité.

La nôtre, pas celle des voisins proches ou lointains dont la dénonciation est toujours reçue les bras et les colonnes  ouverts. Avec l’extrême difficulté de mettre en livre, publié dans son propre pays, ce qui nous touche d’évidence, mais que la courtoisie oligarchique ordonne de ne pas toucher.  Une proximité à ignorer sous peine de déchéance assurée sur l’échelle de la notoriété.

N’y cherchons pas une photographie et moins encore une propagande. Tout est construit, tout est créé comme les dessins lavés de Victorien Salagnon dans l’art français de la guerre.

Que construit donc la description de notre réalité mise en texte ? Elle construit un livre où « tout est noir hormis le plaisir du conteur »  écrit Bernard Pivot, un des seuls critiques à reconnaître quelques qualités à ce livre. Le plaisir du conteur et un bel amour tout à corps.

Noir ! “ désespérant d’humour noir ” Reproche-t-on à Kafka, à Soljenitsyne, à Gao Xingiiang,  à Salman Rushdie ou à Boalem Sansal de noircir le tableau?  N’est-ce pas la réalité qui nous entoure qui vire au noir dès qu’on la regarde avec le souvenir d’un droit de vivre égal pour chacun ?

J’ai cherché sur Médiapart et je suis surpris de ne rien trouver sur La nuit de Walenhammes d’Alexis Jenni. J’ai cherché sur Internet et j’ai trouvé de nombreuses réactions négatives. Seul Bernard Pivot ose une critique intéressée.

Reprocherait-on à Alexis Jenni de trahir son camp ? Le camp de ceux à qui on a attribué le prix Goncourt. Le camp de ceux qui écrivent des livres que l’on peut avoir la chance de trouver chez son libraire, des livres que l’on peut classer, inscrire sous une étiquette, des livres qui visent un public certain et qui le trouvent.

Or, avec Alexis Jenni, nous nous retrouvons plutôt dans les galeries d’un musée d’art moderne (imaginaire). Tout est surprenant. Et “ le bon goût” n’est pas de mise. Dans les années 50 du siècle passé on aurait dit que c’est du Picasso en écriture, ce qui voulait dire : “Ça ne ressemble à rien”.

Ça se voit mais ça dérange, ce n’est pas la réalité que les médias produisent au kilomètre mais la réalité qu’un auteur tente de révéler avec ses propres images, avec ses propres sons, avec ses propres mots.

 “Le réel est profus, et à le décrire en entier on n’y comprendrait rien.”

Décrire dans les plus fins détails de gestes, de paroles ou d’atmosphères, c’est toujours cela le travail de l’écrivain, Tolstoï le répétait sans cesse et cela n’est pas différent de nos jours. Mais le regard ne se fixe plus sur les mêmes détails et le lecteur ne se contente plus des enchaînements sans surprises qui  grattent sans faim les cordes repérées de son attente. Le monde brouille ses pistes, l’écrivain tire des fils dont ses compréhensions pressenties sont la seule boussole, les mots découvrent parfois un regard amusé, parfois un début de sens qui s’éclaire et parfois d’autres mots sous la coulée de souvenirs diffus. Le réel ne se laisse pas faire. Mais comme le dit Patrick Boucheron (Prendre date chez Verdier) « dés que ce n’est plus notre affaire les affaires reprennent leur cours ».

Le roman commence dans le burlesque d’un bordel où le tenancier tente d’apprendre aux demoiselles le Ba ba  des règles du marché, ça se poursuit par un reporter qui révèle que le journaliste n’est rien et que le marchand d’informations est tout qui peut, à tout moment, remplacer le journaliste par un autre journaliste et même le remplacer par une machine à écrire « les articles que les lecteurs attendent », un reporter donc qui part sans savoir où il va, sans savoir qui l’appelle, qui sait seulement qu’il a des fins de mois à boucler.

Un reporter qui utilise des services de réservation improbables pleins de formules bien huilées derrière lesquelles on ne rencontre jamais la moindre personne responsable, un reporter qui rencontre dans son train de purs produits de la réussite en société libérale “ Les riches sont ceux qui savent se placer là où l’argent coule” et qui finit par aboutir dans la nuit noire d’une ville en pleine désindustrialisation .  Ça, nous connaissons.

Nous sommes enfin à Walenhammes, grande ville au passé minier et sidérurgique mythique, sur la frontière entre la Belgique et la France, grande ville où gronde une menace flamboyante aussi insaisissable que le dragon dont les multiples têtes crachent des flammes  et repoussent au fur et à mesure qu’elles sont coupées.

Le feu de la menace qui remplace celui des hauts fourneaux, nous tenons peut-être là le sujet de ce livre.

Une menace sans commanditaire, sans visage comme notre société libérale sait si bien en produire ? Alexis Jenni leur donne un nom : les brabançons ! Ils circulent par deux, parfois dans une vieille 205, parfois à pied, armés d’huile, de jet de peinture, de jet de feu, ne laissant derrière eux qu’une balafre de rire définitif sur des visages figés.

Il faut avoir lu un bon tiers du livre pour commencer à percevoir des liens entre les différents chapitres. Parfois on a l’impression d’une parodie de description ou de réflexion, parfois l’écriture semble imprégnée d’images de BD ou de films de Charlot de Buster Keaton ou des Max Brothers,(la scène de l’hôpital où le désordre s’installe sous forme de glissades grand-guignolesques) parfois on attend du sentiment et seule continue la description de gestes et de paroles, (vivons-nous dans un monde post sentiments ? ) parfois on est dans une épopée ouvrière à la Zola mais c’est dans le souvenir, parfois dans des paraboles.

Alexis Jenni ne s’interdit rien mais chaque description est poussée dans le détail le plus inattendu. Parfois, il considère que le lecteur est assez intelligent pour faire les liens lui-même

Dire que le roman d’Alexis Jenni est noir c’est comme si l’on accusait les livres de Soljenitsyne, de Kafka ou de Yaroslav Hasek d’être noirs. Pour ma part, je considère plutôt comme pessimiste la renonciation à décrire la réalité telle qu’on la voit, à pratiquer plus ou moins consciemment une autocensure du regard et de la pensée qui conduit à un constat d’impuissance à changer l’inacceptable du  monde. Or c’est une des caractéristiques du discours dominant que d’enfermer tout commencement de contestation dans des impasses et des résignations. En sortir n’est pas simple. La phrase explicative ne consolide que la certitude des déjà convaincus.  Le roman cherche. Et parfois c’est une réussite.

Il y a dans le roman d’Alexis Jenni quelque chose de la caricature, de ce trait saillant qui fait ressortir le détail engourdi, il y a la liberté laissée aux mots de grimper gaiement à l’assaut du sens et le plaisir du conteur de modeler ses effets, il y a l’envie de ne pas renoncer à une belle histoire d’amour, de rappeler aux destins contraires que la vie aussi sait triompher même si au bout du bout la main du diable nous rattrape.

J’ai envie parler ici de bricolage réussi, ce que Marie-Jeanne Zenetti (voir son blog sur Médiapart et son billet : écrire le contemporain) appelle une expérimentation « qui ne se réduit pas à flatter le sentiment d’exception d’une élite restreinte et branchée”, une volonté d’associer dans un même roman tout l’éventail des modes d’expression de l’écriture que le cinéma, la BD, les reportages journalistiques, internet ont enrichi de leurs ouvertures sur d’autres moyens de parler à l’intelligence, à la sensibilité à l’imaginaire.

Je ne dirais pas que j’ai tout aimé dans ce livre mais entre-t-on jamais dans toute la pensée de l’autre fut-il écrivain, aime-t-on tous les poèmes des poètes que l’on aime ? Aime-t-on tout ce qu’expérimente un roman de Kundera ou de George Perec ou “ le tout” d’une écriture « classique » comme celle de Marguerite Yourcenar. Pourquoi accuse-t-on Alexis Jenni de trahir l’écriture si ce n’est qu’il dérange le pacte de silence qui nous fait considérer le libéralisme comme malgré tout le moins mauvais des systèmes.

Pour moi, c’est un livre d’écrivain. Plein d’un humour qui n’est pas que noir.

Un court extrait du livre :

Georges Fenycz  est le maire de Walenhammes qui rassemble de façon caricaturale  toute l’idéologie libérale.

Georges Fenycz n'écoutait pas les détails. Il les connaît, l'industriel décati et le syndicaliste retraité, il n'a pas besoin de tous les mots, il les laisse dire et ne suit que le ton, plaintif pour l'un, revendicatif pour l'autre, oiseux tous les deux. Il rêvassait devant le tableau que lui seul pouvait voir, accroché dans le dos du conseil municipal. Il l'a fait nettoyer, et éclairer. Quand les débats s'éternisent, il regarde la prise de Walenhammes par Louis XIV.

Le roi est au premier plan, il occupe toute la place éclairée comme si c'était un portrait, la prise de Walenhammes par lui-même est un portrait de lui-même. Il est à cheval, jeune, au moment où il entreprenait la conquête de la Flandre. Il ne s'occupe pas de l'agitation de l'arrière-plan, il la délègue à ceux qui oeuvrent dans l'obscur, lui est dans la lumière vêtu d'or et de bleu, et il regarde qui le regarde. Il regarde le peintre qui saisit son visage jeune et impassible, il regarde le spectateur droit dans les yeux, tous les spectateurs de tous les temps qui ne peuvent plus détacher leurs yeux des yeux du roi. D'une main il maîtrise son cheval, un étalon non coupé qui piaffe mais obéit, de l'autre il pointe un bâton bleu à fleur de lys d'or sur ce qui est derrière lui, dans le fond, reconnaissable à ses fins clochers, à peine distincts dans la nuit : Walenhammes qui brille.

Les généraux et maréchaux sont autour de lui, chamarrés et agités, tous le regardent et se découvrent, baissent les yeux, lui rendent compte et attendent les ordres dans un fouillis de plumes, de fines épées, de grandes bottes de cavalier qui serrent les flancs de leurs chevaux couverts d'écume, à peine arrivés, prêts à repartir. Le cheval du roi est indemne de la moindre trace de sueur, il le tient d'une seule main. Son sexe est visible, énorme. Des colonnes d'hommes ordinaires qui forment la foule de l'année passent devant le roi, à pied, en portant leur arme sur l'épaule, pique ou mousquet, et tenant leur chapeau à la main. On ne les distingue pas les uns des autres, ils ne sont rien d'autre que leur soumission à lui, ils le regardent au passage avec sur leur visage un reflet de sa lumière, le visage de chacun n'est que le sentiment de reconnaissance de les avoir effleurés de sa lumière, puis ils remettent leur chapeau et repassent dans l'ombre en colonnes confuses, ils s'enfoncent vers la profondeur du tableau, vers Walenhammes en flammes, ils vont sous les balles et les bombes, ils vont dans le lacis de tranchées bordées de fascines, dans les boyaux à ciel ouvert qui en zigzags s'approchent de la ville bientôt prise. Des feux de mousqueterie progressent lentement dans la nuit, ils marquent les lieux du combat, au loin, d'un orangé vif dans la pâte brune du paysage. Les toits s'effondrent, et projettent vers le ciel noir éclairé par-dessous de hautes gerbes d'étincelles.

Walenhannnes était entourée de moulins, de fossés, de prés humides et de saules, tout a disparu, on ne reconnaît rien, tout est recouvert de maisons de brique en ligues régulières, d'usines, de terrils, de chevalements. Le paysage du tableau n'est qu'un souvenir, percé qu'il est, retourné qu'il est, raclé qu'il est jusqu'aux tréfonds pour en sortir le charbon, pour produire le coke, pour fondre le fer. Ce qui reste de la Flandre walenoise avant l'industrie est une peau mitée, épinglée au mur de la chambre des chasses, une prise de la main munificente du souverain, trophée dont il ne reste qu'un cuir sec parsemé de touffes de poils, qui s'effrite.

L'éclairement du roi est étrange. Si l'on observe la disposition des ombres, on ne peut en déduire qu'une seule chose : c'est lui qui produit sa propre lumière, rien ne l'éclaire qui lui soit extérieur, rien ne lui fait de l'ombre alors qu'autour de lui tout est à moitié dans l'ombre et se bouscule pour un peu de lumière. Quand il veut, il peut. Il s'éclaire de lui-même, les autres en sont éblouis, cela lui convient. Ils lui sont reconnaissants d'être éclairés, ils vont là où il pointe son bâton, vers les flammes, la fumée, et les cendres.

Alexis Jenni  La nuit de Walenhammes aux éditions Gallimard

Extrait publié avec leur autorisation.

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