On pourrait croire à un non événement. Que se taisent tous ceux pour qui, avec la chute du mur de Berlin, les choses sont rentrées dans l'ordre, c'est dans l'ordre des choses. Que la gauche intellectuelle, artistique, politique n'ait rien à dire de cette prise du pouvoir russe par les bolchéviques me semble inimaginable. Comme si cette gauche gagnée par les chiffres et le pétainisme ambiant n'avait plus rien à offrir à l'espérance des peuples.
J'ai commencé un commentaire à la suite du long billet de JF Vacher qui évoque ce silence massif, mais sa préoccupation de savoir si Lénine restait ou pas internationaliste après 1917 n'est pas la mienne, même si je vois bien comment les pulsions contre révolutionnaires progressent de Staline à Lénine, puis à Marx, puis aux jacobins de la Révolution française pour se généraliser sur toute contestation de l'ordre libéral qui déboucherait inévitablement sur le contraire de ce qu'elle promet.
Je suis né dans la révolution, même si je n'ai vu le jour que 27 ans après, j'ai entendu jour après jour des imprécations contre le communisme au sens le plus large que l'on puisse imaginer, j'ai vécu les preuves de son activité barbare et anti démocratique, preuves par Budapest, Prague ou Gdansk, preuves par Khrouchtchev ou Brejnev à la suite de Staline, mais cette révolution m'est apparue inévitable dès que j'ai commencé à connaître l'histoire de la Russie des Tsars.
Et lorsque j'ai pu observer le fonctionnement du parti communiste russe ce qui m'a d'abord frappé c'est la continuité, ce sont les ressemblances avec les périodes précédentes à quelques acteurs près. Si quelqu'un avait utilisé l'expression de post tsarisme j'aurais trouvé que cette expression décrivait bien ce pouvoir "soviétique" sans soviets.
Mais un espoir est né et c'est cette lueur que je suis.
Les puissances encore imprégnées de réflexes coloniaux savent parfaitement gérer les régimes révolutionnaires qui ont basculé dans des pratiques autoritaires et militaires. En terme d'image, en terme d'attirance des nouvelles oligarchies révolutionnaires vers l'option maffieuse, en terme de blocus, laissant macérer les promesses révolutionnaires dans leur isolement, en terme de dictateur à l'affut que l'on va propulser à la première occasion dans le premier bombardier venu.
Mais que disent ceux qui prétendent écouter les peuples ?
On peut observer le silence étourdissant des intellectuels sur la révolution russe, l'alliance de toutes les forces qui, pour des raisons souvent radicalement opposées, s'efforcent d'empêcher toute émergence d'un régime démocratique tentant de remplacer le terrorisme d'état par l'invention de cadre de débats et de modes d'arbitrage.
Or l'histoire des collusions se répète.
De 1917 à 1922 on voit tour à tour les forces de la triple alliance Allemangne, Autriche Hongrie, Italie, puis les Français avec les Anglais et les Américains apporter leur soutien à l'Armée Blanche qui dans sa première phase ne représente qu'un quarteron de généraux sentant le terrain propice à la dictature.
Aujourd'hui, de la même façon, on peut observer un serrage de coude paradoxal face à la révolution d'octobre. Des gens que tout, à priori, semble séparer, entonnent les mêmes contournements de l'histoire
- des adeptes de François Furet pour qui la révolution contient dans sa genèse tous les ferments nécessaires au terrorisme (et à l'image du terrorisme dans laquelle on va s'efforcer de l'enfermer et de la réduire),
- des adeptes de la révolution par les armes, violente et héroïque (la fin justifie les moyens). De brillants stratèges à leur tête.
- les socialistes qui craignent par dessus tout une parenté quelconque avec les soviets (en faisant comme si le débat s'était poursuivi après 1921),
- les anti-communistes qui voient dans ce pavé idéologique le meilleur bouclier de protection de leurs privilèges et ceux qui en reprennent le discours à l'identique sans jouir d'aucun des privilèges afférents (il faut croire que les informations qu'ils reçoivent les confortent dans ces certitudes. )
- Ceux qui veulent gommer Cronstadt 21 et le massacre des marins qui avaient cru aux soviets,
- ceux qui veulent oublier Makhno pour mieux réduire l'anarchisme à un succédané des jacqueries du XIXème, ou à un mouvement sans tête, le couteau entre les dents,
- ceux qui voudraient transmuter Stolypine (provisoirement 1er ministre de Nicolas II) en démocrate et croire que la Russie de Nicolas II se préparait à entrer dans le club des capitalismes du XXème,
- ceux qui voudraient faire de Staline un simple déraillement autoritaire et sanglant du bolchévisme,
- ceux qui ferment les yeux sur les continuités expéditives et carcérales et anti démocratiques entre la Russie des Tsars et celle des Bolchéviks.
Le silence semble de rigueur.
Je n'ignore pas les travaux de quelques historiens comme Marc Ferro, Pierre Pascal, Nicolas Werth, de Jean-Jacques Marie, Eric Aunoble ou Alexandre Sumpf, j'ai bien entendu le petit bout de soirée avec Olivier Besancenot et ai été intéressé par les portraits de quelques acteurs de cette révolution.
J'aurais aimé lire des intellectuels de gauche, des journalistes, des écrivains, des cinéastes tenter de préciser ce qui s'est passé, dire comment réouvrir les espérances après ce coup de pied de l'âne dans les énergies de résistance et de changer un peu le monde qui en a tant besoin.