Culture, publicité et technologies de la relation
Un jour ou l’autre, tout le monde finit par faire comme tout le monde, l’idéologie dominante travaille activement, et par tous les moyens, à renforcer ce mécanisme. Dans les premiers siècles de la chrétienté, les Empereurs romains, plus surpris qu'irrités, trouvent monstrueusement stupides des gens qui s’acharnent à ne pas croire aux dieux auxquels “ tout le monde” croit et qui préfèrent être mangés par les lions.
Et en même temps, avouons-le, il ne suffit pas d’être minoritaire pour avoir raison.
Interpellé il y a quelques jours à propos d’un commentaire d’humeur humoristique que j’avais écrit au sujet d’un billet de Jean-Noël Ropion qui lui-même décrivait avec verve et flèches de tous bois son passage initiatique sur Facebook... j’ai été amené à me poser une question que je ne me pose plus depuis longtemps : pourquoi me saute-t-il spontanément sous la plume, avec tant d’évidence, une vision aussi désastreuse des technologies de la relation, qui apparaissent à certains comme une innocente et inventive distraction, à d’autres comme de nouvelles contrées d’aventure pour une intelligence libérée des héritages et des cloisonnements de la pensée classique et à d’autres encore, comme une nouveau chemin de connaissance et de construction de la pensée.
La deuxième question étant : pourquoi est-ce que je me mêle de sujets que je ne connais pas, d’espaces de communication que j’ai désertés il y a bien longtemps ? Longtemps ?
Je situerais ce jour le soir où la première publicité est venue couper un film sur mon écran de télévision. Il me faudra expliquer aussi pourquoi la première image qui se colle à ma réflexion sur les NTIC est celle de la publicité.
Petit détour par la publicité.
Repartons de la publicité incise dans des productions artistiques ainsi tirées vers leur seule fonction de divertissement. S’il est une frontière, pour moi, elle se situe là. Enseignant dans cette lointaine préhistoire, il m’arrivait souvent d’utiliser la publicité télévisée enregistrée, comme observation d’un outil de transmission d’un sens.
Comment un message choisit son destinataire et comment s’y prend-il pour produire sur le destinataire l’effet désiré en terme de sens ou d’émotion. Au fond de mon tiroir à malices le projet d’apprendre à mes élèves à déchiffrer le dessous des cartes utilisé par les vendeurs de marchandise ou d’idéologie dominante. La grand-mère qui après avoir absorbé un petit suisse faisait tout à coup l’équilibriste sur ce petit suisse devenu cylindre de cirque était une de mes séquences préférées.
Jusque-là, la lecture de la manipulation ne m’empêchait pas de considérer ces séquences publicitaires comme un art, surtout grâce au champ d’inventions spontanées que cela m’ouvrait. Je me disais, à l’époque, que j’aurais pu, dans ce domaine, être moi-même un excellent scénariste.
Puis il y a eu la guerre. La guerre engagée contre moi (et tous les téléspectateurs) par l’industrie publicitaire. Les premières bombes tombèrent sur la chaîne dont l’audimat atteignait des sommets et qui avait donc été privatisée. (chronologie non garantie)
La publicité qui, jusque-là, dans une large mesure ne faisait qu’imiter le discours et les attitudes des gens s’est mise à brocarder tout ce qui avait fait le patrimoine culturel humain, l’art, les modes de vie, la religion, les idéologies, les résistances et les insoumissions, tout ce qui, d’après l’idéologie dominante, était devenu illusion à force de déserter le réel ou de perdre les batailles.
Et par un curieux phénomène de renversement, au même moment, ce sont les gens qui se sont mis à parler le langage publicitaire et à ingérer avec la marchandise le grand thème de cette idéologie dominante : en dehors du marché point de salut. Tout le monde est libre de tout, libre de tout dire et de tout penser, toutes les pensées se valent et seuls l’audimat et les chiffres d’affaires authentifient “ la différence naturelle ” entre les qualités reconnues et les qualités délaissées. Ce qui ne trouve pas sa place dans cette actualité n’existe pas. La figure du citoyen s’estompe dans celle du consommateur pinailleur râleur, escrimeur de procédures et procureur de toute réflexion, consommateur qui estime toute qualité à la pesée et toute valeur au bénéfice qu’il peut en tirer à court terme, consommateur sûr de sa bonne mine et de son bon droit.
Alors me direz-vous, quel rapport entre ce rapide survol (qui n’a rien de sociologique) d’un demi siècle de publicité et mon jugement peu nuancé des sites réseaux et mise en contact que propose le Net. Pourquoi est-ce que je perçois cette technologie de la relation ou ces médias de masse pour reprendre le terme de Joël de Rosnay comme une continuation par d’autres moyens des objectifs de la publicité… avec participation active des destinataires.
Technologie de la relation qui accroche au passage le besoin d’exister coûte que coûte, l’instinct joueur et la curiosité de s’exposer et de se tester en miroir, l’envie d’aller voir de l’autre côté de ce miroir ce qu’on peut y épingler des autres et de soi.
Tous ceux qui utilisent ces nouvelles technologies rappellent la neutralité proclamée de celles-ci et ils (elles) ont un expression imparable : ça ne m’empêche pas de faire ce que je veux, de penser ce que je veux, d’avoir mes propres outils de vigilance et mes propres objectifs de partage. Il faudrait donc avoir bien mauvais esprit pour ne pas laisser chacun s’y investir à son aise, y investir non seulement son ego mais aussi sa créativité et sa gestion des risques comme dans tout échange humain.
Mais le lien avec la publicité n’est jamais loin et peu de gens à ma connaissance le contestent. Faut-il rappeler que l’un des fondateurs de Facebook, Chris Hugues est un des principaux conseillers du futur président des Etats-Unis et que l’équipe de campagne de celui-ci n’a fait que reprendre aux fondementalistes chrétiens le maniement électoral de ces média de masse.
Rappelons encore que certaines applications sont sponsorisées et que des bannières publicitaires impossible à supprimer viennent superposer à l’écran de l’application des messages commerciaux ou idéologiques (l’Eglise scientologique par exemple), et notons que des propositions circulent pour mieux surveiller (les milieux islamiques par exemple) et sans aucun doute tous les opposants politiques. Tout cela sous couvert de cette immense liberté de retrouver des utilisateurs partageant des mêmes centres d'intérêt.
De plus, il suffit de lire les présentations de ces NTIC pour apprendre que le logiciel capitalise les informations personnelles des utilisateurs afin d'introduire des publicités adaptées à leur profil et que les informations livrées par les utilisateurs sont vendues à des entreprises privées, comme cela est indiqué dans la charte concernant la vie privée. Faire connaître les comportements de consommation des participants, mieux cibler la publicité et transformer en marché juteux ces informations fournies gratuitement voilà une activité plus rentable encore que de vendre de l’eau de source en bouteille ou du rêve en feuilleton.
Détournement ? Nouvelles formes d’intelligence ? Rencontres ?
Reste donc à observer comment cet outil peut être détourné de sa fonction première. J’ai eu la chance, étant petit, d’avoir des parents pauvres et d’avoir ainsi à inventer mes propres jouets. Pour rien au monde je n’aurais échangé mes planches, mes clous, mes cailloux et mes trois crayons de couleur pour ces montagnes de jouets d’artifices qui débordent grassement de nos cheminées de fêtes. L’argument du détournement me parle donc au plus sensible de ma mémoire et de mes compréhensions. J’applaudis à chaque carte sortie de la manche, je me réjouis de chaque étincelle créative au fond des yeux, je gagne le luxe à la moindre invention utile ou mieux encore inutile.
Dans les débuts de l’informatique, j’étais avec les premiers utilisateurs à défendre l’idée que de nouvelles formes d’intelligence, de nouvelles habiletés intellectuelles allaient naître de ces pratiques, que la culture par grappillage pouvait bien valoir la culture par imprégnation (Impressionné un jour par le ferme raisonnement d’un gamin je lui avais demandé s’il faisait des études de philo il m’avait répondu, non, mais je lis des BD et je vais sur Internet). Sur le plan relationnel des amis me rappellent l’immense solitude du téléspectateur, la misère affective du spectateur diverti, et le champs tout à coup ouvert par les nouvelles technologies à une convivialité peuplée d’inconnus fascinants où l’on se risque dans le seul rôle qui vaille : celui du sujet. Est-ce que ce n’est pas mieux ? Incontestable ! Cependant…
Y a-t-il là des sensations comme celles qu’éprouve tout homme qui voit tout à coup dans les yeux d’une femme qu’elle a vu que je la vois ? On m’assure qu’il ne manque rien, même la possibilité un jour de se donner rendez-vous et de vivre ensemble quelques heures…ou une vie.
Je suis dans l’incompréhension comme les empereurs romains face aux premiers chrétiens, mais je ne trouve pas stupide que certains prennent des chemins qui ne sont pas les miens. Vingt siècles m’ont appris que l’incompréhensible ne m’était pas forcément hostile.
La culture est-elle menacée ?
Mais la culture ? Ce tronc de l’arbre sur lequel nous faisons non seulement les singes, mais l’Homme. Ce bien commun qui se construit pierre après pierre, génération après génération et qui permet « d’humaniser le primitif qui est en nous », de faire tenir debout notre ambition d’humaniser l’humain ?
Mais quel crédit accorder à une culture qui n’a su empêcher ni la grande boucherie de 1914/18, ni l’enfer de 39/45 et “des guerres modernes” qui ont suivi, une culture qui n’a pas empêché la bombe atomique, une culture qui n’a pas su empêcher ni les colonisations ravageuses ni les Goulags, une culture qui n’a pas su empêcher la vente de l’avenir du monde à des intérêts privés.
Mais voilà, je sais que les nouvelles technologies de la communication et de la relation sont entre les mains de professionnels de la manipulation des masses. Je sais aussi qu’il ne suffit pas de bouder ces technologies pour se mettre à l’abri de l’idéologie dominante.
Peut-on échapper à la pression des médias de masse et à ses ruses de Sioux à gros sabots mais à efficacité redoutable ? Sur un premier pied, la ruse de la culture “pour des millions de téléspectateurs ou d’internautes” qui cultive l’envie d’exister mais qui cultive surtout le sensationnel et aussi bien les pulsions égoïstes et racistes, aussi bien des pulsions anti-intellectuelles sous un rousseauisme de bazar, aussi bien une culture qui vue de loin semble placer à son sommet le divertissement ricaneur. Sur un deuxième pied les ruses “des dispositifs d'usurpation de l'intime” JN Ropion. Et sur le troisième pied les ruses del’utopie fantasmatique, celle “ de l’individu auto-construit, qui ne devrait rien au passé et serait capable de remodeler sans cesse sa propre humanité. Le fantasme de l’auto-construction rôde littéralement dans l’air du temps. Il se présente comme le cœur transgressif de la seconde modernité.” JC Guillebaud
La dernière question c’est de savoir ce que je continue, contre vents et marées à nommer la culture. Pour faire court, je dirais que je donne ce nom à tout ce qui réveille en moi le souvenir du projet humain d’aller vers l’humain, à tout ce qui me donne envie d’apporter ma pierre à cette construction.
Les nouvelles technologies ? Pourquoi pas si demeure la vigilance et l’esprit critique, mais sans oublier que lorsqu’on met les pieds dans la région des pièges, cela exige de devenir plus malin que les malins qui les ont posés.
Serge Koulberg